Le colloque d’avril dernier « Biotechnologie & Développement » de Rochefort (1), très pluridisciplinaire, avait, entre autres avantages, celui de souligner les efforts de valorisation des sous-produits et des déchets des industries agroalimentaires. Protéines de cracking du lait (2), protéines végétales « filées », certes (3), mais aussi concentrés de protéines de poissons obtenus à partir d’hydrolysat enzymatique de déchets et destinés à l’alimentation des veaux et porcs.
(1) Colloque National, en alternance avec celui de Bioexpo, organisé par le Conseil Général de Charente-Maritime et Sepfi les 19 et 20 avril 1990, traitant deux thèmes principaux : « biotechnologie et agriculture », « biotechnologie et aquaculture ».
(2) Le cracking des protéines laitières représente un formidable enjeu pour tous les acteurs de la filière lait puisque l’ajout de valeur apporté aux marchés visés, bien que ne représentant que 10 à 15 % des tonnages produits, s’avère suffisant à faire basculer la filière d’une situation d’excédent à celle d’une situation de déficit. La séparation des phospholipoprotéines (précipitation à chaud par calcium ionisé et microfiltration tangentielle sur membrane) permet d’obtenir :
- du lactosérum délipidé et « débactérisé »,
- des lactalbumines aux pouvoirs moussant (meringues) ou gélifiant (surimi), thérapeutique (pharmacologie vétérinaire et pédiatrie),
- des peptides de concentrés délipidés et des peptides de caséines (thérapeutique hospitalière) (J.-L. Maubois, Labo de Technologie Laitière de Rennes, INRA 1989).
(3) Le filage de ces protéines consiste à solubiliser l’isolat protéique de protéagineux, comme le pois ou la féverole, dans une solution de soude puis à pousser cette solution visqueuse à travers une filière immergée dans un bain d’acide acétique. Les fils, neutralisés et rincés, sont associés par un liant de protéines thermocoagulables pour être soumis à la cuisson (R. Goutefongea, Labo d’Études des Molécules Alimentaires, INRA 1989).
Déjà, aux JIE 84 (4), l’ANRED soulignait son action prioritaire de valorisation des déchets de l’élevage et de l’agriculture par l’amélioration de la collecte et de la concentration préalable de deux sous-produits nobles :
- le sang d’abattoir (gisement de 180 Ml à 150 g protéines/litre), dont le taux de récupération est passé de 40 % en 1976 à 75 % à partir des années 80 et qui intéresse, séché seul ou mélangé en cuiseurs, le marché de l’alimentation animale (perte nationale équivalente en 1984 à 15 Kt/an de tourteaux de soja à 2,20 F/kg),
- le lactosérum des industries fromagère et caséinière (gisement de 480 Kt MS/an en 1984), utilisé à 85 % (perte nationale équivalente à 80 M d’unités fourragères), alors qu’il peut fournir des concentrés de protéines à très haute valeur nutritionnelle pour l’alimentation animale et humaine.
SCP, POU, POP, AFEP et bien d’autres
Les progrès enregistrés par les sciences biologiques ont permis d’avancer vers une maîtrise croissante des mécanismes du vivant. Les retombées, les applications, les transferts technologiques se multiplient : on valorise de mieux en mieux les potentialités des microorganismes, des cellules végétales et animales, des éléments biochimiquement actifs qui en dérivent. Dorénavant, la culture des microorganismes, bactéries, algues, levures ou champignons dits inférieurs (fungi), est envisagée dans la biotechnologie moderne, soit pour leur masse propre à vocation alimentaire, animale ou humaine, soit pour leurs sécrétions exploitables (aminoacides, vitamines, polysaccharides, métabolites).
Fig. 1 :
intermédiaires) (1).
Les concentrés protéiques de SCP, abréviation de « Single Cell Protein », sont maintenant inclus dans l'alimentation animale directement (allaitement du veau, du porcelet, ration du poulet de grill) et, à un degré moindre, dans l'alimentation humaine (ingrédients des sauces, potages, charcuterie, exhausteur d'arômes). Toutefois, la production de POU, version française des SCP ou Protéines d’Organismes Unicellulaires, rencontre de nombreux obstacles à son développement. Cette production, issue de milieux de culture résiduaires et dilués, nécessite un investissement lourd en opérations de séparation et de séchage, et se solde par un rejet d'effluents volumineux et polluants. De plus, le prix de revient de ces protéines doit rester compétitif et, en alimentation animale, par exemple, la référence doit être faite aux protéines de soja.
Pour pallier l'inconvénient économique, l'Orstom (Institut Français de Recherche Scientifique pour le Développement en Coopération) s'est ingénié à réaliser la bioconversion de substrats résiduaires agro-industriels en AFEP, Aliments Fermentés Enrichis en Protéines. Ce développement des méthodes de fermentation en milieu solide, de sous-produits riches en matières sucrées ou amylacées, sans séparation ni concentration, qui s'affranchissent ainsi des contraintes évoquées ci-dessus, semble plus prometteur compte tenu de l'importance des déchets, brisures, écarts de triage et tourteaux de pomme de terre (figure 1), topinambour, manioc, bananes, céréales.
Ce recours aux microorganismes s'explique par des avantages industriels certains :
- © multiplication rapide (doublement du poids de biomasse toutes les 2 heures) déterminant une vitesse d’assimilation spécifique élevée par rapport à celle des organismes supérieurs (en kg de protéines formées/j/t de masse vivante on obtient 0,4 pour le bovin et 50 000 pour les levures), et des rendements exceptionnels (1,5 t de protéines de soja/ha/an en champ contre 5 t de protéines de POU/1 000 m²/h en fermenteur),
- © richesse équilibrée en acides aminés indispensables (lysine, leucine, méthionine) dont les protéines de POU, qui constituent l'essentiel du poids sec à 50-85 % de la biomasse, conviennent parfaitement aux animaux d’élevage,
- © croissance de la culture microbienne sur substrats résiduaires, de valeur nulle à faible (paraffines pétrolières, mélasses, corn-steep, lactosérums, liqueurs bisulfitiques de papeterie, déchets amylacés, hydrolysats de bois...), disponibles en tonnages importants et valorisables en aliments pour poissons, porcs et monogastriques.
(1) L'Institut Battelle américain a retenu la classification suivante des organismes cultivables sur substrat résiduaire en vue d’une production de protéines, de l'optimisation d’un processus bio-énergétique ou de la synthèse de substances naturelles d'intérêt thérapeutique :
- © les bactéries, très riches en protéines, qui se divisent par scissiparité,
- © les microalgues et le phytoplancton à pigments photosynthétiques,
- © les levures (POU de référence), à croissance par bourgeonnement, et les actinomycètes,
- © les champignons filamenteux (POP de référence ; Protéines d’Organismes Pluricellulaires) qui prolifèrent par un réseau ramifié d'hyphes.
La Commission « Protéines » de l'INRA en France ne considère que ces deux dernières catégories, à savoir levures et champignons inférieurs, dans une restriction regrettable vis-à-vis des installations de production en service.
PRÉPARATION DES MILIEUX NUTRITIFS
Bifteck de pétrole
C'est en France que cette industrie nouvelle des POU a vu le jour, entre 1955 et 1960. Dès cette époque, la firme BP et l'IFP (Institut Français du Pétrole) démarraient de concert leurs travaux de
pionnier, avec des cultures de levures susceptibles de se développer sur les paraffines de pétrole (travaux de A. Champagnat de BP et du Pr Senez du CNRS). Et avec quel enthousiasme ne parlait-on pas du « bifteck de pétrole » ! La possibilité de produire des aliments azotés à grande échelle à partir de substrats pétrochimiques résiduaires faisait naître les espoirs d’une nouvelle agrochimie des années 60. D’une part, on entrevoyait de réduire à bon compte le déficit protéique mondial (1), et d’autre part, on s’affranchissait des contraintes liées aux productions agricoles traditionnelles, travail du sol et dépendances climatiques. Dans cette euphorie, l’usine BP naquit en 1971 à Cap Lavéra, en vue de produire 16 kt/an de levures « Toprina » à 65 % de protéines (figure 2).
Le procédé BP de culture de Candida lipolytica sur alcanes linéaires ou paraffines normales était appliqué à l’usine-pilote de Grangemouth en Écosse également, ainsi que dans deux installations italiennes sœurs de Liquichimica et Italprotéin BP. Mais il fallut vite déchanter sur les prix de revient quand éclata le choc pétrolier qui mit définitivement ces unités à l’arrêt. Cependant, l’idée de levures cultivées sur alcanes résiduaires devait connaître de nombreuses applications dans les pays de l’Est, moins vulnérables à cet égard, et les pays arabes exportateurs de pétrole.
D’autres substrats d’origine pétrochimique à base de méthanol allaient recevoir ce traitement de valorisation. Le procédé ICI préconise la fermentation sous pression du méthanol en présence d’air et d’ammoniaque par des bactéries Methylophilus methylotrophus, riches de 64 % en protéines. L’usine de Billingham produit 55 kt/an de biomasse « Pruteen ». Pour cela, des techniques de recombinaison génétique ont réussi à améliorer les qualités des souches utilisées en vue d’une bioconversion plus économique du substrat en protéines : la souche bactérienne de Methylophilus methylotrophus a été modifiée génétiquement pour assimiler l’ammoniaque en préservant le méthanol, le gain réalisé permettant de se rapprocher des rendements optimaux de production (A. Sasson, UNESCO, 1985). Le procédé Hoechst de culture de bactéries Methylomonas clara sur méthanol produira sur le pilote de Francfort en RFA 1 kt/an de « Probion », tandis que le procédé IFP-Technip réservera ce traitement à la levure Torulopsis candida ou Pichia pastoris (figure 3).
Lactoremplaceurs
Patiemment, on allait redécouvrir, au pays de Pasteur, cette usine cellulaire à haute teneur en protéines nobles que représentent la levure, l’algue ou la bactérie, malgré la conjoncture défavorable et l’incertitude des marchés. Déjà, dès 1955, Bel-Industrie commençait à produire 2 puis 5 kt/an de levures sèches « Protibel » à 45-52 % de protéines, utilisées essentiellement comme lactoremplaceurs dans la nourriture des veaux (travaux initiaux du Pr Keiling). La fermentation du jus lactosé était réalisée par les levures lactiques Kluyveromyces lactis et fragilis métabolisant le lactose comme source carbonée. Actuellement, trois usines, Vendôme, Sablé et St-Brice-en-Coglès (1) exploitent le procédé Bel-Industrie.
Parallèlement à cette valorisation protéinique des substrats résiduaires, la recherche d’une épuration de l’effluent par de tels microorganismes disposant d’une grande vitesse d’assimilation spécifique n’est pas superflue. En effet, les procédés biologiques classiques (à culture libre par boues activées ou à culture fixée par lits bactériens), qui présentent par ailleurs de sérieux avantages, ne restent performants que pour des charges volumiques appliquées assez modestes (souvent inférieures à 5 kg DBO₅/m³ de bassin/j). Ainsi l’utilisation en réacteur de levures sur divers effluents industriels (effluent protéique de Viandox, vinasse de mélasse de distillerie, etc.) permettrait d’augmenter la productivité et l’efficacité de ces procédés biologiques.
(1) Les sociétés anglaises estimaient qu’il existe une disparité dangereuse dans le monde à propos des disponibilités de protéines, en particulier entre pays développés à fort PIB (Produit Intérieur Brut) et les pays en voie de développement pauvres du Tiers-Monde. Paradoxalement, le problème de l’approvisionnement en protéines se pose aussi bien pour les pays pauvres que pour les pays riches (déficit calorico-azoté permanent chez près de 1 milliard de personnes disposant de moins de 2 156 kcal/j et 55,8 g de protéines animales par jour, contre 2 500 kcal/j pour un homme de 65 kg), alors que les pays industrialisés doivent importer massivement du soja pour assurer une alimentation azotée convenable aux animaux d’élevage. L’ingestion annuelle de soja par habitant varie en France de 30 à 120 kg entre 1840 et 1990.
(1) Aux Éts Lepine, Laiterie Mont-Saint-Brice-en-Coglès, le lactosérum qui sort des centrifugeuses à 6 % MS, concentré à 11 % MS, passe dans des modules d’ultrafiltration Alfa-Laval à membranes. Le rétentat, riche en protéines et lactose, séché, fournit une poudre de lactosérum à plus de 40 % MS par évaporateur MVR. L’autre fraction est traitée par résines échangeuses d’ions selon le procédé Bel-Industrie, avec addition d’oligo-éléments et de compléments nutritifs. Une ultime centrifugation après fermentation sépare l’effluent résiduaire de la crème de levures, contenant 74 % de protéines et 6 % de matières grasses.
Distillerie de betterave, saumure de confiserie) permet de réduire la DCO de 65 à 90 % pour des charges volumiques de 50 à 85 kg DCO/m³ réacteur/j, réduisant de 50 fois la taille habituelle des installations de traitement (G-M Faup et Coll., SLEE-Degrémont, 1986). Même constat au cours de la bioconversion des effluents de brasserie à l'aide d'une levure sélectionnée Candida sp. On sait l'industrie brassicole très polluante (0,4-2 m³/hl de bière pour le volume moyen d'effluent, 50 g/l de DCO pour les jus de pressage de drêches et les moûts). À des charges volumiques de l'ordre de 90-110 kg DCO/m³ bioréacteur/j, la levure dégrade les résidus organiques (éthanol et sucres réducteurs) avec des rendements de 76 à 88 % tout en accumulant une biomasse intéressante de 0,45 kg de levures/kg de matières organiques dégradées (C. Noel et J. Bertrand, FTCB, 1985).
Ce double objectif a été perçu précocement d'ailleurs lors de la valorisation des lessives résiduaires sulfitées, dans l'industrie de fabrique des pâtes à papier. Déjà, il y a vingt ans, plus de 20 usines en Suède sur un total de 50, faisaient fermenter, par des levures fourragères du type Torula, leurs lessives sulfitées. La production est estimée à 40 kg de Torula à 25 % MS/m³ de lessive et occasionne une chute de DBO, de 70 à 75 % en moyenne. Depuis 1965, la fabrication de levures Torula, Candida utilis et Torulopsis utilis, à partir des sucres des liqueurs bisulfitiques et en vue d'une alimentation animale, s'est intensifiée aux USA. Mais c'est le fameux procédé finlandais « Peliko » de la firme Tampella qui, avec deux usines papetières, produit 14 Kt/an de POU par l'œuvre de Paecilomyces varieti (100 kg de biomasse/t de pâte à 55-60 % de protéines) et demeure une référence.
Biotechnique solaire et production de molécules d'intérêt industriel
Ce beau sous-titre prend volontiers un accent prophétique. À l'origine des recherches en héliosynthèse, on trouve l'exploitation traditionnelle des systèmes photosynthétiques en aquaculture. En Afrique centrale, en Inde, en Chine, au Mexique où la culture des algues à des fins culinaires est ancestrale, on s'intéresse depuis longtemps à la récolte des micro-algues chlorelles et spirulines, riches en acides aminés essentiels. Dans ces pays en cours de développement, l'UNESCO crée des banques de souches microbiennes selon le réseau MIRCEN, en vue de la bioconversion intelligente des déchets en produits azotés (E. J. Dasilva, UNESCO, 1980) (figure 4).
La biotechnologie solaire a d'autres ambitions. Elle sait mettre en œuvre des systèmes biologiques cellulaires, non plus seulement fermentatifs (1) mais photosynthétiques ; c'est-à-dire que l'énergie nécessaire au fonctionnement de la machine biologique est fournie, non plus par des substrats organiques, mais par la lumière. Ces machines se nomment : bactéries photosynthétiques et hétérotrophes, algues bleu-vert ou cyanobactéries autotrophes et autonomes en nutrition azotée (photobiosynthèse de l'ammoniaque à partir de l'azote atmosphérique par enzyme nitrogénase), microalgues rouges et vertes... « O Soleil ! toi, sans qui les choses... » (E. Rostand) (figure 5). Si l'énergie solaire constitue une réserve quasi inépuisable, comment capter son flux intermittent, aléatoire et dilué ? Par le biais, par exemple, de réactions photochimiques qui produisent des substances à haute valeur ajoutée (2) ou stockent l'énergie lumineuse sous forme chimique dans l'élaboration des édifices moléculaires (J. Villermaux, J. Lédé, CNRS-ENSIC, 1984).
Pratiquement, on utilise comme moyen de production :
- « des systèmes tubulaires clos en culture continue (essais initiaux CEA Cadarache de P. Guérin de Montgareuil) (figure 6),
- « des photoréacteurs pour culture fixée (essais initiaux BP Lavera, Labo d'Héliosynthèse de C. Gudin, aujourd'hui rattaché au CEA).
Ainsi, la biotechnologie moderne apporte une réponse, non seulement à la demande azotée mondiale par la fourniture de protéines non conventionnelles, mais encore au besoin généralisé de procédés économiques inspirés de « soft technology ».
(1) L'INRA oriente les voies fermentaires des résidus chargés en glycérol par leur transformation sélective en intermédiaires à haute valeur ajoutée (dihydroxyacétone, hydroxypropionaldéhyde, propanediol et acide propionique) (A. Bories, INRA Narbonne, 1990).
(2) USSI Ingénierie propose des molécules destinées aux IAA, industries pharmaceutiques et cosmétiques (vitamines, carotène, xanthophylles et phycobiliprotéines, acides gras polyinsaturés, polysaccharides, antioxydants et biomasse de microalgues).