Il est bien connu que, malgré toutes les précautions prises, les mises en garde et les textes réglementaires, les eaux brutes, et surtout les eaux de surface, servent de récepteurs à des effluents dangereux (industriels, urbains et agricoles) en raison de germes microbiens et des polluants qu’ils véhiculent [2] [3]. L’accent a été mis par les hygiénistes sur la désinfection de l’eau, cet objectif étant absolument essentiel et ne devant faire l’objet d’aucune transaction. Le problème qui se pose actuellement est de savoir dans quelle mesure les efforts engagés pour obtenir une eau microbiologiquement satisfaisante n’engendrent pas un pouvoir mutagène ou cancérogène pour les consommateurs, ainsi que tendent à le montrer, en grand nombre, des résultats expérimentaux.
Le traitement des eaux
Les eaux brutes contiennent bien entendu des éléments et des radio-éléments naturels provenant des trois grandes familles radioactives. Elles renferment également des composés organiques naturels en solution et en suspension, en particulier des acides organiques et des composés humiques et fulviques qui sont des associations plus ou moins complexes de dérivés de la lignine et de protéines microbiennes : ils possèdent de ce fait des fonctions chimiques variées : carboxyliques, aminées, phénoliques et quinoniques. Les effluents apportent des composés minéraux, dont certains sont dangereux à très faible concentration (Hg, Cd, Pb…), et des produits organiques variés dont les comportements en milieu aqueux hétérogène et les toxicités sont plus ou moins bien connus, mais que l’expérimentation tend à faire considérer comme mutagènes ou cancérogènes.
Les procédés de désinfection utilisés pour leur traitement nécessitent la mise en œuvre d’agents physiques, physicochimiques et biologiques [2].
Traitements physiques
Le recours aux décantations ou sédimentations, aux filtrations lentes ou rapides, est bien connu. L’usage des ultraviolets l’est aussi : on utilise la bande 200-310 nm (dite bande ou zone abiotique). On emploie également des sources gamma de cobalt 60 sous forme de bâtons gainés autour desquels circule l’eau ; rappelons aussi la désinfection par la chaleur.
Traitements physicochimiques
Les traitements conventionnels utilisent :
— le chlore, sous différentes formes chimiques : ClO2 (chlore gazeux, hypochlorite de sodium ou eau de Javel en équilibre avec les ions hypochloreux ClO–, bioxyde de chlore ClO2, chloramines) ;
— l’ozone O3.
Parmi les moyens moins conventionnels et moins répandus, on trouve l’usage du brome, de l’argent (immersion d’électrodes en Ag sous un potentiel de 100 V), la chloramine du toluène (ou chloramine T), le sel de sodium de la dichlorotriazine, le permanganate de potassium.
Traitements biologiques
Citons la filtration sur lits bactériens, inspirée de la filtration lente. L’association symbiotique algues/bactéries paraît intéressante, les algues libérant l’oxygène nécessaire aux dégradations microbiennes. Le couplage d’un traitement chimique (eau oxygénée) et d’un traitement enzymatique oxydant (peroxydase) a été essayé.
Action des traitements désinfectants sur les polluants
Le problème est évidemment trop vaste pour être traité ici dans son ensemble ; c’est pourquoi on n’envisagera que le cas particulier de l’action des agents chlorants et de l’ozone en rapport avec la formation possible des dérivés halogénés de carbures acycliques de faible poids moléculaire, que nous conviendrons de désigner par « haloformes ».
Les agents chlorants fonctionnent comme oxydants et comme agents de substitution chimique [4]. En présence d’ions bromures, ce sont des phénomènes de substitution qui dominent, auxquels, d’ailleurs, le brome (après oxydation des bromures) participe préférentiellement [5] : dans ce cas, on obtient des produits bromés et chloro-bromés. L'ozone agit directement après addition sur les composés insaturés et, de ce fait, produit des ruptures moléculaires. Elle agit également indirectement par l'intermédiaire de radicaux libres oxydants [6]. L’ozonation des matières humiques et fulviques conduit à des composés oxygénés : aldéhydes, cétones, acides.
Potentiels d’oxydo-réductions
Composés | E° (en Volts) |
O3 + 2H+ + 2e = O2 + H2O | +2,07 |
Cl2 + 2e = 2Cl– | +1,36 |
HClO + H+ + 2e = Cl– + H2O | +1,49 |
ClO2 + 2H+ + 2e = Cl– + H2O | +1,71 |
ClO3– + 6H+ + 5e = 1/2Cl2 + 3H2O | +1,47 |
Br2 aq + 2e = 2Br– | +1,09 |
HBrO + H+ + 2e = Br– + H2O | +1,33 |
BrO2 + 2H+ + 2e = Br– + H2O | +1,60 |
BrO3– + 6H+ + 6e = Br– + 3H2O | +1,44 |
L’action combinée des halogénants et de l’ozone entraîne la formation de composés différents suivant l’ordre dans lequel se déroulent les opérations (voir tableau). L’halogénation avant l’ozonation provoque la formation d’haloformes que l'ozonation détruit en grande partie. L’ozonation avant l’halogénation scinde les grosses molécules humiques en petites molécules qui sont ensuite halogénées. De toute manière, il importe de compléter les traitements par d’autres opérations qui éliminent les haloformes formés : d’où le recours à des filtrations et à des postozonations [8] [9]. Les traitements physiques ne donnent pas d’haloformes ; ils éliminent ceux qui existeraient dans l'eau brute.
Métabolisme des haloformes
Il a été démontré expérimentalement que les concentrats d’eaux préalablement traités par chloration étaient mutagènes au test classique d’AMES : la préchloration (1,8 mg Cl2/l) peut multiplier le pouvoir mutagène par 3 [10]. Ce fait a été imputé à la formation d’haloformes. Il a été, d’autre part, montré que certains haloformes (chloroforme, tétrachlorure de carbone, bromoforme) sont cancérogènes pour les animaux de laboratoire [11]. De plus, les haloformes présentent une toxicité chimique banale qui, si elle apparaît pour des apports assez faibles, peut modifier l'expression de la génotoxicité [12].
Le métabolisme de certains haloformes est maintenant assez bien connu [13] :
- le chloroforme Cl3CH est oxydé en présence de cytochrome P450 à l'état de phosgène Cl2CO, très toxique, qui se lie irréversiblement aux acides nucléiques (ou bien subit une détoxification) ;
- le tétrachlorure de carbone Cl4C, en présence de cytochrome P450, subit une déchloration avec formation du radical Cl3C∙. Ce dernier peut réagir sur certains acides gras insaturés essentiels, en particulier avec l’acide arachidonique apparenté aux prostaglandines, et sur les groupes thiols des protéines, ce qui a pour effet de désorganiser la structure de celles-ci ;
- les chloro-éthylènes sont oxydés ; le métabolisme passe par des époxydes souvent mutagènes et souvent cancérogènes pour les animaux de laboratoire.
Vers une optimisation
La recherche d’optimisation des diverses activités humaines est d’actualité. Elle est devenue courante dans le domaine de la protection et de la sûreté nucléaire [14]. Les efforts réalisés pour les grandes filières de traitement de l'eau ont abouti à préciser les buts à atteindre et les moyens à utiliser, ce qui a largement contribué à améliorer la qualité de l’eau alimentaire par :
- l'obtention d’eaux de très bonne qualité microbiologique,
- l'abaissement des concentrations des polluants provenant des eaux brutes,
- la minimisation de la formation de composés indésirables au cours des traitements,
- la préservation de toute pollution dans les circuits de distribution,
- le souci de répondre efficacement aux situations de crise, tout en satisfaisant les besoins quantitatifs des consommateurs et en limitant le coût de l'eau à des niveaux raisonnables.
Ces différents objectifs sont ou ont été plus ou moins difficiles à atteindre.
Les médias tendent actuellement à insister sur la difficulté d’atteindre l’objectif 3, en se basant sur les données américaines relativement alarmistes. Il ne faut certes pas sous-estimer cet aspect du problème ; mais il n’est pas raisonnable de le surestimer ; l’optimisation implique la juste évaluation des risques encourus, dans chaque situation, sans perdre de vue que la qualité microbiologique en reste l'aspect essentiel.
En ce qui concerne les accidents, on est capable de pallier les situations de crise ; en revanche, la situation des petites installations, très souvent dispersées en milieu rural, où les apports de germes et de matériaux organiques indésirables sont fréquents, est beaucoup plus délicate et pose des problèmes ardus en raison de la multiplicité des paramètres qui interviennent [11].
REFERENCES
[1] Dassonville G. — T.S.M. L’eau, 1985, 80 (2) 97-100.
[2] Cheval A. — La désinfection des eaux de consommation, Paris : Association française pour l’étude des eaux, 1982.
[3] Coulon R. et al. — Étude comparative sous les deux aspects, radioactif et chimique, de l'impact sur la population des industries conventionnelles et nucléaires. Fontenay-aux-Roses : Commissariat à l'Énergie Atomique, I.P.S.N., Programme Grand Delta, 1987.
[4] Rook J.J. — Environ. Sci. Technol., 1977, 11 (5) 478-482.
[5] Rook J.J. et al. — J. Environ. Sci. Health, 1978, A13 (2) 91-116.
[6] Staehelin J., Hoigne J. — Environ. Sci. Technol., 1982, 16 (10) 676-681.
[7] Hoigne J., Bader H. — Water Res., 1976, 10 377-386.
[8] Damez F. — L’eau, l'industrie, les nuisances, 1985, 90 31-38.
[9] De Constantin S. — L’eau, l'industrie, les nuisances, 1986, 100 25-27.
[10] Kool H.J. et al. — The Sci. Total Environ., 1985, 47 229-256.
[11] Organisation Mondiale de la Santé — Directives de qualité pour l’eau de boisson. Genève, O.M.S., 1986.
[12] Theiss J.C. et al. — Cancer Res., 1977, 37 2717-2720.
[13] Picot A. — Aspect biochimique de la toxicité de diverses substances chimiques. Gif-sur-Yvette : C.N.R.S., 1979.
[14] Agence Internationale de l'Énergie Atomique — Optimization of radiation protection. Vienne, A.I.E.A., 1986.