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Histoire d'eau : Livre blanc sur fond noir

28 février 2001 Paru dans le N°239 à la page 70 ( mots)

Il n'existe pas de région du monde et en particulier en Europe et en France, qui ne paie a posteriori un lourd tribu environnemental à son passé minier et industriel. Plus cette activité est ancienne et plus le passif est lourd. Il en est ainsi de l'Angleterre (post)industrielle, en France, en Allemagne ou en Belgique et maintenant on découvre les horreurs du genre en Bohême, en Silésie et ailleurs dans les pays "ex-communistes". L'inventaire national des sites et sols pollués, bien qu'il soit très loin d'être exhaustif, trouve évidemment l'essentiel de ses listes en Lorraine comme dans le bassin minier du Nord. Mais il n'y a pas que les grands bassins miniers et industriels dont la puissance économique passée laisse des séquelles environnementales redoutables, il y a des petits bassins régionaux, comme Decazeville, Alès, Saint-Etienne, ou, encore plus discrets comme La Mure dans le Dauphiné.

Mais il n'y a pas que les grands bassins miniers et industriels dont la puissance économique passée laisse des séquelles environnementales redoutables, il y a des petits bassins régionaux, comme Decazeville, Alès, Saint-Étienne, ou, encore plus discrets, comme La Mure dans le Dauphiné.

[Photo : Le Monteynard, un si beau lac turquoise... (Crédit photographique : Jean-Louis Mathieu)]

La Mure n'est pas, en fait, la commune minière du plateau de la Matheysine que traverse la « Route Napoléon » en allant de Gap à Grenoble. Elle n'en est que le chef-lieu de canton. Pour le voyageur, par beau temps, la traversée du plateau est une détente de grandes lignes droites après les lacets du Valbonnais ou du Dévoluy. Il peut contempler en roulant le Tabor, l'extrémité du Taillefer ou le bout occidental de Belledonne, avant de découvrir les lacs de Laffrey et la descente sur Vizille.

Bien sûr, la petite ville, sans être beaucoup plus laide que n'importe quel chef-lieu rural, a bien des stigmates de crise économique : marques d'une crasse industrielle passée, boutiques ou bâtiments fermés. Plus loin, en longeant Susville, les vestiges industriels et miniers sont là, au premier plan, mais les travaux de nivellement et la reconquête végétale naturelle ou artificielle et la beauté des montagnes environnantes font que l'attention du voyageur ne s'attarde pas à cet aspect déplaisant.

La Jonche est la rivière qui draine les eaux du plateau et des versants du Sénépy et du Tabor, avant de rejoindre, non pas les lacs de Laffrey, mais le Drac au sud de La Mure après une dégringolade torrentielle de 400 m. Cette rupture de pente a d'ailleurs suscité l'installation, à l'initiative du syndicat intercommunal emmené par La Mure, d'une petite centrale hydroélectrique qui turbine quasi-

[Photo : Ce bel étang, c'est en l'aménagement que l'on a trouvé le pyralène et son réservoir intarissable.]

ment tout le débit d'étiage. L'exploitation hydroélectrique intercommunale a, au dire d'un riverain, spolié ce dernier de son droit d'eau sur un site remarquable d'ancien moulin ; mais ceci est une autre histoire d'eau.

La Jonche n'est pas qu'une source d'énergie, elle est surtout, et hélas, le réceptacle et l'évacuateur discret de presque toutes les pollutions du plateau car les stations d'épuration y sont plus que rares et le chef-lieu n'a jamais eu de station. Et ce n'est pas la crise économique et sociale locale qui met l'environnement dans les priorités des élus...

Ce qui pourrait être un très joli ruisseau devenant plus à l'aval un superbe torrent de gorges et de cascades, est un égout à ciel ouvert qui se jette dans le lac turquoise du barrage du Monteynard sur le Drac... Certains s'en sont émus, et avec l'appui de la FRAPNA, ont créé l'association Drac-Nature puis ont lancé une opération de sensibilisation baptisée « Pour une Jonche vivante » au cours des années 1995-96. Après les actions de pédagogie scolaire et de conférences et débats publics dans les communes concernées, la préparation et la publication du Livre Blanc « Pour une Jonche vivante » a été le point d'orgue de cette première grande action.

Il faut dire qu'un projet de SAGE du Drac à l'amont du confluent de la Romanche est en cours d'élaboration et que le Livre Blanc met l'attention sur l'importance environnementale du petit bassin versant de la Jonche, environ 55 km² dans les 973 km² du SAGE du Drac. Le périmètre du projet de SAGE a reçu un avis favorable du Comité de Bassin de Rhône-Méditerranée-Corse en décembre 1998 et, dans l'état d'avancement, on en est maintenant au stade « pré-CLE » (Commission locale de l'eau). Ce n'est pas pour autant que tout va être résolu en quelques années après la mise en place du SAGE, probablement associé à un contrat de rivière spécifique à la Jonche.

À partir de Susville et surtout de La Mure, la Jonche et son affluent principal, la Mouche, et les milieux humides qu'elles drainent sont le réceptacle de bien des rejets liquides ou solides, voyants ou discrets et éventuellement malodorants. Le moins nuisant est encore le banal pneu usagé, mais tout y passe : sacs et bouteilles plastiques, ferrailles, encombrants divers de la palette à la carcasse de voiture, en passant par déchets textiles, objets divers et ordures ménagères. Même le syndicat intercommunal de la microcentrale hydroélectrique, au lieu de reprendre les produits du dégrillage de la prise d'eau, les rejette dans le débit réservé de la rivière. Bel exemple de négligence répréhensible que les citoyens des communes du syndicat semblent suivre avec bonne conscience. Quand le mauvais exemple vient d'en haut, on peut être sûr qu'il est encore mieux suivi...

Ainsi, plus bas, la cascade de Simane, avec les vestiges moussus d'un moulin vieux d'on ne sait combien de siècles, serait un coin idyllique nonobstant les rochers et les branchages qui retiennent, comme des chiffons votifs accrochés aux ramures, plastiques, lambeaux textiles, pneus, quilles de chantier routier et autres objets aussi incongrus dans la verdure d'un vallon. Outre les pierres glissantes d'un enduit suspect et les gours pas vraiment limpides et bordés de déchets divers, il règne là une odeur qui ne doit rien aux primevères printanières ou aux pommes automnales.

Les auteurs du Livre Blanc rappellent qu'en 1992, « Drac-Nature organisait, avec le concours des pêcheurs matheysins, un nettoyage symbolique du cours d'eau. Pas moins de 40 sacs de 200 litres (soit 8 m³, environ 4 à 5 t) de déchets de toutes sortes furent remontés. Par endroits ces déchets accumulés forment une couche de plusieurs dizaines de centimètres d'épaisseur. Ces 40 sacs ne représentent qu'une infime partie des déchets qui jonchent le lit de la rivière ». Je peux vous affirmer qu'à la fin de 2000, ce n'était pas mieux, et peut-être pire.

Après les déchets profitant du transport hydraulique, les auteurs du Livre Blanc continuent l'inventaire :

  • - Débouché des égouts collectifs ou privés (ancienne usine Parolai), avec toutes les odeurs et visions peu avenantes que l'on peut imaginer.
  • - Odeurs pestilentielles dans la traversée de Susville et de Prunières, particuliè-
[Photo : « Gestion des sites arrêtés » Cela veut dire « Circulez, y'a rien à voir », quand au danger il est plus que réel.]
[Photo : La Jonche-poubelle vers Le Crey, à Susville. Ce n'est qu'un début...]

ment en été, lorsque chaleur et faible débit se conjuguent pour provoquer une fermentation rapide des matières organiques.

  • - Coloration fort peu naturelle de l'eau : grise en aval des Houillères, couleurs variées en aval de l'usine textile Inoseta.
  • - Colmatage du lit par des matières putrides, même en des lieux où le courant est relativement fort (Prunières), colmatage des galets par une vase nauséabonde.
  • - Prolifération d'algues en plusieurs points où le courant est faible, particulièrement au confluent de la Jonche et de la Mouche.
  • - Aménagements, calibrages et déboisements destructeurs de la végétation des rives, remblaiement des zones humides.

Les observations visuelles et olfactives sont à compléter par l'interprétation des indices biotiques de la DIREN qui prouvent que la qualité des eaux est largement compromise. La réalité est loin des objectifs de qualité qui avaient été définis par les organismes de bassin. « Si effluents et déchets avaient depuis été correctement gérés, la Jonche devrait être classée 1A (excellente) jusqu'à Pierre-Châtel, 1B (bonne) jusqu'à l'étang du Creys, 2 (moyenne) jusqu'à la sortie de La Mure, puis 1B (bonne) jusqu'au Drac. La Mouche, elle, devrait être classée 1A de bout en bout. On en est loin! ».

Mais ce tableau bien brossé et odorant n'est hélas pas complet et le plus grave n'est pas visible. Parmi les polluants décelés par la DIREN, le livre blanc rappelle la présence inquiétante de mercure et d'arsenic essentiellement rejetés par la mine dont l'activité est maintenant arrêtée. Mais les entrailles de la mine et de ses bâtiments industriels ne sont pas scellées et étanches pour l'éternité et l'on commence à découvrir ce qu'elles recèlent et qui se propage insidieusement même dans un étang poissonneux et son ruisseau exutoire d'eau apparemment propre.

En 1996, c'est du pyralène et d'autres PCB qui ont été décelés dans l'étang de la Centrale à Susville. Ce pyralène, provenant des transformateurs des deux anciennes centrales thermiques des Houillères, a été vidangé sans précautions dans des collecteurs condamnés, des puits perdus ou même directement sur le razier proche de l'ancienne centrale. Qui a fait ça, et sur ordre de qui, payé par qui ?

Il n'y a d'ailleurs pas que le pyralène des transformateurs électriques. Pour améliorer le rôle lubrifiant des huiles des bandes convoyeuses et des autres outils miniers, on utilisait des PCB. Les vidanges des carters des machines se faisaient dans la « cunette » de drainage des galeries et étaient remontées à la surface avec les stériles de mine qui forment les vastes terrils arasés ou raziers. Accessoirement, les mineurs, en toute innocence, récupéraient les PCB pour enduire leurs charpentes ou désherber leur jardin. Il y en a donc un peu partout ailleurs que sur les sites industriels et miniers.

Quelques personnes conscientes et responsables se demandent avec angoisse quand le lessivage et l'infiltration des raziers – qui ne contiennent d'ailleurs pas que ces PCB – vont contaminer la nappe aquifère qui alimente les communes du plateau. Mais le drainage minier entraînait aussi – et entraîne encore pour longtemps – les PCB vers les exutoires les plus bas de la mine, en dessous de Prunières et Saint-Arey, directement dans le lac du barrage de Monteynard. Que recèlent les vases du lac et, plus à l'aval, les alluvions du Drac où les quelques 400 000 grenoblois pompent leur eau ?

Même la pollution liée aux activités agricoles s'en mêle : le massif minier du Sénépy n'est pas qu'une passoire à cause des galeries et puits miniers. Sa géologie complexe comprend des formations gypseuses solubles et la montagne mitée par la dissolution « boit » tout, y compris les produits zoo-sanitaires avec lesquels on traite le bétail sur les alpages, au-dessus de la zone minière. De même, phosphates et nitrates aussi mesurés dans l'eau ne proviennent pas principalement de la mine ou des lessives ménagères.

À part ça, il fait bon vivre sur le Plateau Matheysin, naviguer et se baigner l'été dans le Drac. On peut aussi pêcher, mais curieusement, et courageusement, le préfet de l'Isère a fait prendre des arrêtés…

[Photo : L'un des « raziers » avec un bassin de séchage de quelles boues?]
[Photo : La discrète conduite de 4 km de Inoseta pour injecter ses effluents directement dans la prise d'eau de la microcentrale hydroélectrique. C'est mieux pour les riverains...]

municipaux interdisant non pas la pêche dans les étangs, la Jonche et la Mouche, mais la consommation du poisson que l'on y pêche. Bizarre non ? L'humour grinçant n'est pas absent dans tout ça : les communes à l'aval de Susville et La Mure n'ont pas pris l'arrêté. Depuis « Le loup et l'agneau », il est bien connu que l'eau est meilleure à l'aval qu'à l'amont des souillures et que la contamination de la chaîne alimentaire piscicole n'est qu'un dada d'écologiste...

Vous voulez encore une histoire rigolote ? Pour faire le garnissage des cuves d'électrométallurgie de l'aluminium, Péchiney utilisait l'excellent anthracite des Houillères du Dauphiné. La poudre graphiteuse était liée avec du brai de pétrole, quelque chose de très proche du contenu de l'Erika... Pour que les camions de la filiale spécialisée du métallurgiste ne fassent pas l'aller à vide, ils ramenaient les déchets de dégarnissage et les fonds de cuves de brai sur les raziers de la mine.

Le règlement des problèmes sociaux liés à l'arrêt des activités minières et connexes n'est pas mal non plus : à 45 ans, on peut être payé pour ne plus travailler, non pas que les collectivités ne fassent rien pour attirer de nouvelles entreprises et des emplois, mais parce que c'est un bon moyen psychologique de démolir des anciens des Houillères devenus contestataires et considérés comme des activistes et des empêcheurs de tourner en rond sereinement. Ils feraient mieux d'aller à la pêche (voir plus haut)...

[Photo : La cascade de Simane n'est plus un paradis de meunier...]

Même si à la fin de 2001 les Houillères de Bassin du Centre et du Midi, qui coiffent les Houillères du Dauphiné (tout ça c'est en fait l'État) responsables du site minier, « rendent les clés », il paraît totalement inacceptable que ce soit avec un solde de tous comptes que bien des responsables administratifs et politiques seraient prêts à leur délivrer.

Le livre blanc de la Jonche et de son bassin ne fait pas 100 pages et n'est que l'image de ce qui émerge d'un iceberg effrayant ; il n'est d'ailleurs plus à jour car la boîte de Pandore du pyralène, bien que refermée, représente des tonnes de polluants et la palette chimique est large.

On cherche un journaliste d'investigation qui révélera le « Tchernobyl chimique » qui se prépare dans la Matheysine. Cela donnerait un sérieux coup de main aux quelques élus et citoyens conscients et responsables, pour obliger les pouvoirs publics à assumer toutes leurs responsabilités administratives, juridiques, sociales et financières.

[Photo : Dans les déchets en tout genre, le pied de la cascade est un lieu d'exposition.]

Les Alpes dauphinoises sont magnifiques alentours, mais ici la montagne et la vie ne sont plus aussi belles que dans la chanson. L'optimisme et l'espoir en prennent un rude coup devant le silence, l'indifférence et l'absence de solidarité « officielle » régionale et nationale.

Jean-Louis Mathieu

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