Historique des distributions d’eau (1)
La conquête de l’eau a de tout temps été l’objet des efforts de l’homme ; les premiers bourgs ont pris naissance autour des sources ou sur le bord des rivières. Dans nos vallées, les villages et leur couronne de verdure jalonnent les lignes d’eau qui se montrent sur le flanc des coteaux, à la séparation des terrains perméables et des assises imperméables sous-jacentes ; dans les montagnes elles-mêmes, les villages coïncident avec les eaux jaillissantes.
Les civilisations anciennes, se développant aux pays du soleil, ont rapidement inventé et, plus tard, ont perfectionné les moyens d’amener l’eau à la portée des consommateurs.
Les livres saints, les monuments et les écrits de l’antiquité égyptienne, chinoise et hindoue, nous font connaître les efforts immenses consacrés par les chefs des peuples à la solution de ce problème. Citons le fameux aqueduc de Siloé, à Jérusalem, véritable tunnel de 1 533 mètres de longueur qui remonterait au temps d’Ézéchias ; les citernes d’Aden ; les nombreux barrages-réservoirs en terre qu’on a retrouvés aux Indes, en Chine, au Pérou, et qui remontent à la plus haute antiquité ; les grands puits de la vallée du Nil d’où l’eau était extraite par des manèges et qu’on voit figurés sur les plus anciens hiéroglyphes ; la dérivation de l’Euphrate à Hit-El-Hillah dans Babylone, etc., etc.
Chez les Grecs, nous voyons les sources élevées au rang des divinités et respectées comme telles. Une loi de Solon règle l’usage des sources et puits publics ; ceux-là seulement peuvent y puiser (deux fois par jour en quantité déterminée) s’ils justifient avoir fait des recherches infructueuses jusqu’à 50 pieds de profondeur sur leur propre fonds.
Platon voulait « qu’on n’allât pas puiser de l’eau chez un voisin, avant d’avoir cherché dans son domaine, en creusant jusqu’à l’argile, si on n’avait pas soi-même une source ».
Aristote déclare qu’une bonne alimentation en eau est d’une importance capitale pour une ville. Aussi Athènes, au temps de sa splendeur (200 000 habitants) n’avait-elle pas moins de dix-huit conduites amenant des eaux : l’une d’elles, venant du Nord-Est, est encore en service. On peut citer la conduite sous pression (siphon) qui alimentait la citadelle de Pergame, la galerie amenant à Mycènes l’eau de la fontaine Pénéia, l’aqueduc de Samos (qui a un tunnel de 1 200 mètres) construit par Polycrate et où l’on vient de ramener l’eau après vingt-quatre siècles.
Mais ce fut chez les Romains que l’art de dériver les sources atteignit son apogée. Ils détournèrent de véritables fleuves, non seulement en Italie, mais encore dans toutes les provinces et colonies de l’Empire.
La planche II représente un certain nombre de leurs gigantesques ouvrages, qu’il serait trop long de citer. En France, le pont du Gard en est un des plus beaux spécimens ; l’aqueduc de Fréjus est aussi intéressant à citer, car il vient d’être réutilisé sur près de quatre kilomètres pour l’adduction des sources de la Siagnole à Fréjus, Saint-Raphaël et autres communes voisines.
Une législation et l’organisation des eaux à Rome étaient très complètes. Dès l’an 39 avant Jésus-Christ, la loi Quinctia punissait d’une amende de 100 000 sesterces toute dégradation à un aqueduc ou ouvrage hydraulique. Auguste confie à Agrippa la fonction de Curator perpetuus aquarum, et celui-ci organise un corps de 460 personnes chargées du service des eaux : il y avait les villici et les castellarii (surveillants des sources et des réservoirs), les circitores, les aquarii, les metitores, les punctarii (réglant les concessions particulières), les libratores, les tedores, les silicarii (qui faisaient les travaux), etc. Le célèbre Frontin, qui a décrit les eaux de l’ancienne Rome, était curateur des eaux sous Nerva et Trajan.
L’invasion des barbares, la transformation du monde civilisé, l’influence même de la religion et des mœurs déterminèrent l’abandon ou la ruine des œuvres de l’antiquité, et il semble que le moyen-âge ignora les procédés les plus élémentaires de la distribution des eaux. Les Arabes, qui avaient imaginé les tuyaux en poterie, semblent avoir seuls gardé les traditions de l’antiquité.
Cependant il ne faut pas croire qu’à cette époque l’art ancien ait si complètement disparu ; dans une mesure modeste, mais réelle, la pratique en était conservée dans les domaines seigneuriaux et surtout dans les abbayes du moyen âge. À défaut d’appareils de nivellement, pour tracer un aqueduc en dérivation, on se laissait guider par le fil même de l’eau.
À Paris, les moines de Saint-Laurent et de Saint-Martin surent ainsi créer des fontaines alimentées par les sources de Belleville ou des Prés-Saint-Gervais. En province, de pareils exemples sont plus rares ; nous citerons cependant l’aqueduc, le plus ancien peut-être de la région du Nord, qui amène au château de Maignelay (Oise) les eaux d’une butte captées à plus de deux kilomètres de distance ; en temps de sécheresse, cet ouvrage se manifeste encore par une ligne verte de végétation plus active. Il a été construit à la fin du XVe siècle par Louis de Halwyn, compagnon de Charles VIII dans les guerres d’Italie ; ce seigneur avait dû rapporter de la patrie des irrigations l’idée de son ingénieuse création.
En Allemagne, il faut citer Nuremberg qui, dès 1361, amène par des tuyaux en bois (qu’on voyait encore en 1815) l’eau d’un puits foré en dehors de la ville. En 1412, Augsbourg installe les pompes de la Tour Rouge ; Brunswick avait aussi amené des sources et, en 1525, cette ville organisa même une seconde distribution d’eau de rivière. Quoi qu’il en soit, en Allemagne comme en France, toute cette époque est pour les villes le règne des puits.
Au XVe siècle, nos pays du Nord ne connaissaient donc guère les principes de la conduite des eaux : Toustain, qui mit vingt-trois ans pour amener à Dieppe les sources de Saint-Aubin en leur faisant traverser un souterrain de deux kilomètres et demi, ignorait absolument l’art de tracer ce souterrain en plan comme en profil ; à chaque erreur reconnue, il changeait la direction de sa galerie en zigzag et, dans le sens vertical, le tuyau d’amenée offrait les mêmes oscillations. Pourtant les vrais principes de l’hydraulique commencèrent à pénétrer chez nous à la fin du XVIe siècle ; sous l’influence de Marie de Médicis, ils furent appliqués à la construction de l’aqueduc d’Arcueil amenant au Palais du Luxembourg les sources de Rungis.
(1) Extrait de l’Introduction de l’ouvrage « Assainissement des villes – Distribution d’eau » de A. Debauve et E. Imbeaux, édité en 1905 chez Dunod.
Avec le XVIIIe siècle renaissent les grandes machines élévatoires connues de l’Antiquité ; Henri IV fait installer à Paris les pompes de la Samaritaine que suivront plus tard les machines de Marly, monument majestueux et bruyant du siècle de Louis XIV.
Le siècle suivant devait engendrer les pompes à feu qui ont pris au XIXe siècle un si prodigieux essor. Les moteurs à gaz et surtout les moteurs électriques vont peut-être à leur tour supplanter la machine à vapeur.
En dehors de Paris, les tentatives de distributions d'eau demeurent excessivement rares jusque vers 1840 ; c’est toutefois de cette époque que datent les fontaines de Dijon, œuvre de Darcy, et les premiers travaux du canal de Marseille, œuvre de Montricher ; en 1847, Belgrand prélude, par la conduite d’eau d’Avallon, à la création des grands aqueducs de la Dhuis et de la Vanne.
Arrivant à la seconde moitié du siècle qui vient de finir, nous constatons d’abord une grande lenteur dans le progrès des distributions d’eau ; les distributions publiques, même celles des grandes villes, datent presque toutes d’une trentaine d’années à peine. Mais alors le mouvement s’accélère aussi bien en France qu’à l’étranger et gagne les petites villes et les bourgs ; les municipalités comprennent qu’une eau pure et abondante est aussi nécessaire à la santé publique que l’air et la lumière ; elles ne reculent plus devant les sacrifices nécessaires pour l’obtenir.
L’alimentation des campagnes reste encore trop souvent précaire et médiocre, même dans des communes riches qui ont parfois consacré de grosses sommes à leurs mairies, à leurs écoles, à l’éclairage public, et qui continuent à se servir d’une eau suspecte.
Parfois, en temps de sécheresse, les habitants des plateaux vont avec des tonneaux chercher de l’eau dans les vallées à de longues distances. Souvent on voit tirer l’eau des puits les plus profonds à l’aide d’appareils primitifs et, si l’on faisait le compte du temps perdu pour assurer l’alimentation de certains villages, de certaines exploitations agricoles, on arriverait à une grosse dépense.
Au point de vue mécanique et économique, il y a donc de grands progrès à réaliser. Il y en a de non moins grands à rechercher sous le rapport hygiénique : les mares ne sont pas généralement défendues contre l’invasion des détritus animaux ou végétaux, et il est probable qu’elles doivent concourir à la propagation des épizooties. En bien des cas, des citernes, alimentées et protégées d’une manière rationnelle, pourraient les remplacer sans grands frais.
Quant aux puits, la limpidité et la fraîcheur de leur eau inspirent trop souvent une sécurité trompeuse, et l’on ne s’inquiète guère de savoir s’ils reçoivent les infiltrations des fumiers ou des fosses. Les maladies qu’engendre l’usage d’une eau mauvaise sont au moins aussi fréquentes dans les campagnes que dans les villes, mais elles se concentrent d’ordinaire dans un foyer restreint et attirent moins l’attention publique. Avec les procédés nouveaux, avec les machines simples et économiques dont on dispose, il serait facile de remédier au mal.