L'industrie chimique se départit peu à peu de son image impopulaire : elle soigne mieux ses rejets de procédés, ses boues salines et jusqu'à ses boues de peinture. De son côté, l'Administration voue le territoire français aux soins esthétiques, avec la désincrustation de ses " comédons chimiques ". Désormais, la mesure de l'agressivité d'un polluant pourra s'évaluer in vitro, à l'aide de signaux biochimiques précis, et non plus à partir seulement de cadavres de rats.
Les rendez-vous de la chimie
La chimie s'ébroue. Dans la tempête de la conjoncture, l'industrie chimique française reste un moteur puissant de notre économie nationale, réalisant chaque année une progression de son chiffre d'affaires deux fois plus forte que celle de l'ensemble de l'industrie (CA passé en cinq ans de 286,1 GF en 1987 à 380 GF en 1992, en francs constants). La France s'est hissée à la 4e place des pays producteurs, après les USA, le Japon et l'Allemagne, et à la 3e place des exportateurs après l'Allemagne et les USA. La chimie justifie son renom malgré les torts causés à l'environnement par son expansion.
Des manifestations importantes ont marqué ce premier semestre 1993, démontrant l'unanime engagement de progrès(1) et affichant les objectifs ambitieux des grands groupes :
- - Interchimie 93, rencontres de la chimie internationale et du génie des procédés,
- - Première Conférence Internationale traitant des conséquences des déchets chimiques sur la santé,
- - Journée technique sur les boues de peintures,
- - Géoconfine 93, symposium international sur la géologie liée au confinement des déchets toxiques(2).
(1) « Responsible Care », ou démarche volontaire par laquelle les chimistes de tous les pays se sont fixé des principes directeurs à respecter pour la conduite de leurs activités, dans le souci permanent d'amélioration de la sécurité, la santé et l'environnement.
(2) Interchimie 93 avec le SITS 93 (14e salon du traitement de surface et finition industrielle), à Paris Nord-Villepinte, 29 mars - 2 avril, soit 975 exposants issus de 23 pays (organisation Sepic). Conférence d'Atlanta réunissant 750 spécialistes analysant les seuils de toxicité, les synergies des polluants et le dépistage des sujets à risques. Colloque sur les « Procédés de valorisation des boues de peinture » du 2 juin, à Paris, organisé par l'Ademe-Fipec-Ceripec. Géoconfine 93 réunissant à Montpellier 430 congressistes venus de 35 pays, organisé par le BRGM - Département Environnement d'Orléans - du 8 au 11 juin 1993, symposium dont les actes sont consignés dans un ouvrage remis aux congressistes (« Géologie et confinement des déchets toxiques », par M. Arnould, M. Barrés et B. Come, Ed. A. A. Balkema, 1993).
« Quand les chimistes se rencontrent, de quoi parlent-ils ? ... de protection de l'environnement ». Cette préoccupation fait désormais partie intégrante de la stratégie industrielle moderne. Elle vise à organiser la sécurité des procédés de fabrication avant leur mise en œuvre, à étudier le plus tôt possible l'impact des services et de la non-toxicité des produits générés. Ainsi la chimie propre passe bien sûr par le recyclage des déchets de production, mais aussi par l'intégration des technologies propres aux niveaux même de la conception, de l'extraction, de la synthèse, de la naissance des produits. L'entreprise doit acquérir sa propre doctrine, et ne pas s'en remettre à celle des spécialistes officiels. Cette politique nécessite une forte mobilisation interne, mais débouche à la fois sur la réduction des incidents écologiques et sur celle des accidents du travail (Editorial d'Elf Magazine n° 11, juin 1993).
Géo-abandons
Cette politique condamne avant tout l'évacuation sauvage, responsable des pires nuisances (figure 1). La première de ces nuisances à être perçue est visuelle et se matérialise par le dépôt anarchique de déchets à l'état solide, à même le paysage : carcasses de véhicules, plastiques, déchets domestiques encombrants. La seconde est déjà plus immatérielle quoique instantanément perceptible : fumées, odeurs, dégagements de gaz irritants. La troisième, moins flagrante, plus insidieuse, est l'incorporation des polluants dans le sol et les eaux, impliquant la contamination de ces milieux. Dans certains cas, l'ampleur du phénomène de contamination est telle qu'elle ne permet plus une réaffectation rapide des terres en agriculture ou en urbanisation, et que la réhabilitation doit commencer par une remise en état du site, de façon à ce que les inconvénients et les risques éventuels soient, sinon sup-
primés, du moins réduits à un « niveau acceptable ». Sur certains sites fragiles, la migration très lente des polluants dans les nappes d’eaux souterraines est à redouter : une pollution ancienne au nord de Mulhouse, qui a mis vingt ans pour former une traînée contaminée longue de 5 km, large de 300 m, est restée insoupçonnée jusqu’à ce qu’elle atteigne un captage d’eau potable (Rapport J. M. Bockel du 16 octobre 1991, dans « Les Actes du symposium Géoconfine », M. Barrès, BRGM, juin 1993). Les mots d’ordre sont donc lancés (3), car c’est une conception bien frileuse et peu réaliste que de croire que la protection de l’environnement c’est uniquement la cueillette des bidons de plastique et la simple mise au rancart de quelques objets superflus, fruits quelque peu ratés du progrès (P. Ceuzin, revue « Sciences et Avenir », n° 542, avril 1992).
Des défaillances trop flagrantes éclaboussent encore les plus attentionnés. C’est l’usine Hoechst de Francfort qui, au terme d’une série noire de couacs technologiques, éjecte un nuage contenant de l’orthonitroanisole cancérigène (« L’Express », 22 avril 1993). C’est l’usine Rhône-Poulenc du complexe industriel de Cubatao qui s’illustre tristement dans la « Vallée de la Mort » (APM, 15 juillet 1993). En France, l’événement survenu à Nantes en décembre 1990 (1,5 kt de solvants de type naphta et de goudrons de houilles « coaltar ») accumulés de 1834 à 1934 sur l’ancien site d’une usine à gaz désaffectée, a sensibilisé l’administration, qui, du coup, s’est inquiétée des activités industrielles du passé, des reliefs dangereux, hâtivement et sommairement enfouis après l’arrêt de la production. L’abandon inopiné des grandes exploitations industrielles, ou d’ateliers de dimensions plus modestes, est à l’origine de risques graves pour l’environnement : infiltration de déchets boueux ou liquides épandus en l’état pendant des décennies, lixiviation constante par les pluies des crassiers, retombées de rejets atmosphériques de métaux lourds (Pb, Cd, …) ont contaminé sols et sous-sols de sites industrialisés. Parfois, ce sont des démantèlements conduits sans précautions qui ont encore aggravé la situation par l’abandon de certains matériels à risques (transformateurs à pyralène, sources radioactives, …) (Géoconfine 93 du BRGM).
(3) Voir les interviews de Michel Maës dans les revues « grand public » : « Ecologia », dossier G. Delteil, Déchets industriels – le grand marché, 3 avril 1993 ; « Science et Nature », dossier de M. Forgit, Déchets industriels, traitements de choc, mai 1993.
PAYS — INVENTAIRE — COÛT ESTIMÉ — MOYENS DÉBLOQUÉS |
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Suisse : (1992) 40 000 sites suspects, 2 000 contaminés, 500 nécessitant une décontamination — 800 milliards de francs suisses pour l’analyse, 2 200 milliards d’assainissement — Recherche d’une ventilation sur 25 ans |
Danemark : (1983) 3 100 sites suspects, 114 faisant l’objet d’actions ; 1990 : 6 à 7 000 sites contaminés — 1 milliard $ — Recherche d’une ventilation sur 30 ans. En 1992 : 70 millions $ débloqués, 200 opérations en cours, 30 sites décontaminés |
Canada : Pas d’inventaire. Moyens d’identification lors de transactions foncières — 200 millions $ canadiens pour la décontamination, dont 50 pour le développement technologique — À doubler avec les provinces pour les sites orphelins |
Pays-Bas : (1990) 110 000 sites — 25 milliards $ — En 1991 : 243 millions $ pour gérer ces sites. Secteur privé : 86 M$ en 1991, 170 M$ en 1994 |
U.S.A. : Par État : de 1 à 25 000 sites contaminés (Californie) ; de 1 à 6 654 sites à décontaminer — En 1989 : 30 milliards $ pour la liste prioritaire, moyenne de 25 millions $ par site — En 1989 : 415 millions $ pour la liste prioritaire, 50 États, 47,5 millions par État. 30 000 sites candidats au Superfund, 1 200 sur la liste prioritaire, 36 décontaminés |
Pour la France, l’Ademe avance une estimation de 1 GF (1 milliard de francs) comme dépense de réhabilitation de 3 000 décharges sauvages, plus 1 GF également pour le traitement de seulement 50 sites pollués lourds (cependant, la grande loi-cadre de juillet 1992 entraîne un investissement total de 114 GF) (réf. « Les deuxièmes Assises Nationales des déchets industriels » et « Les Echos » du 21 septembre 1993).
Fig. 2 : Estimation des coûts de dépollution des sites contaminés (d’après IEI, rapporté dans « L’Actualité Chimique », 3 avril 1993).
Avec un certain retard vis-à-vis de ses partenaires européens, la France découvre donc, à son tour, qu’après l’air et l’eau, les sols peuvent être gravement pollués. C’est le cas de Sermaise, dans l’Essonne, où la détection d’une pollution de l’Orge, affluent de la Seine, a révélé le stockage anarchique de 10 000 fûts de déchets toxiques, enfouis il y a vingt ans par la petite entreprise Gerber de régénération de solvants. Dans la vallée de la Maurienne, trois sites Péchiney, fermés depuis dix ans, ont récemment défrayé la chronique : à côté de 3,6 kt de déchets salins de la société Affipraz figurent des déchets contaminés par du béryllium et du thorium radioactifs (revue « Les Echos », 26 mars 1993).
Première épreuve : le recensement. Le dernier pointage effectué par le Ministère de l’Environnement fait état de 553 sites : c’est déjà plus crédible que les 200 points noirs annoncés précédemment (4), mais encore bien insuffisant. Il ne tient pas compte, entre autres, des quelque 6 000 décharges sauvages qui devront être supprimées d’ici dix ans, ni des 700 anciennes usines à gaz recensées par GDF et des stations-services à cuves non étanches, et des dépôts d’hydrocarbures désaffectés.
(4) Voir « Réhabilitation des sols pollués », p. 33-36 du n° 153, mars 1992, de la revue « L’Eau, l’Industrie, les Nuisances ».
Fig. 3 : Origine des déchets polluants de fabrication.
Fig. 4 : Origine des déchets polluants de consommation.
Le carnet bleu-rose du déchet
Lorsqu'on acquiert un bien de consommation, si l'on se met à réfléchir sur sa conception, on imagine mal la quantité et la variété de déchets que sa seule fabrication a entraînées. Ainsi, une bicyclette de 10 kg engendre avec elle pas moins de 6 kg de déchets (déchets métalliques, fluides de coupe, bains acides usés, boues d’hydroxydes métalliques). Un ballon de football de 0,45 kg s’accompagne de 1,7 kg de déchets : déchets de peaux et de poils, déchets tannés, bains usés de tannage au chrome, boues contenant du sel, du chrome, des sulfures et des colorants (« Les déchets en France », Ademe, juin 1993).
Pour simplifier, on distingue arbitrairement les déchets de production des déchets de consommation. En ce qui concerne les déchets de production, certaines activités polluantes de la grande chimie industrielle, minérale et organique illustrent notre propos (figure 3). Il s’agit, par exemple :
- de la préparation de l’acide phosphorique nécessaire à l’industrie des engrais ; l’attaque sulfurique des phosphates naturels libère l’acide phosphorique, mais conduit à un volumineux déchet, le phosphogypse (contenant des métaux Cd, Cr, Cu, Pb), soit 4,4 Mt/an en France ;
- de la préparation du carbonate de soude dans les soudières ; à partir du sel marin et du carbonate d’ammonium, on recueille bien le carbonate acide de sodium par échange de bases, mais aussi un coproduit, du chlorure d’ammonium, qu’un traitement à la chaux précipite à l’état de boues de chlorure de calcium, soit 1,2 Mt/an en France.
La grande chimie organique des polymères génère en moindre quantité des déchets, mais généralement, en contrepartie, plus toxiques :
- la fabrication du CPV et des solvants chlorés ; par chloration de l’éthylène, on obtient du dichloroéthane, dont le cracking en présence de soude libère le monomère dit MVC, chlorure de monovinyle, que l’on pourra polymériser en multipliant le motif chimique … –CH–CH2–CH–… ; mais la
1 1 Cl Cl
fabrication concomitante de solvants entraîne celle de goudrons ; or MVC et goudrons sont cancérigènes (estimation du rejet de MVC en France : 1,5 kt/an) ;
- la fabrication des acryliques, par ammoxydation du propylène, conduit à l’acrylonitrile, monomère et comonomère dans la synthèse des fibres, résines, thermoplastiques et élastomères ; mais cette réaction principale s’accompagne de réactions parasites apportant de l’acétonitrile, de l’acide cyanhydrique, du sulfate d’ammonium, des goudrons de polymérisation (estimation du rejet de déchets toxiques en France : 5 kt/an).
Rapportons également les quelque 200 kt/an de boues de peintures (voir « Boues de peinture », colloque Ademe), provenant de la fabrication, de l’application de peintures, ainsi que de la régénération des solvants souillés de peinture (sur 100 kt/an consommés en 1990) : ces boues se trouvent éliminées soit par incinération (pour 20 kt/an), soit par mise en décharge (pour 30 kt/an). Du fait des récentes réglementations, des contraintes nouvelles vont peser sur cette dernière option, et les décharges de demain ne pourront sans doute plus voir ces boues-là… en peinture ! (Y. Briand, Ademe, Colloque « Boues de peinture », 2 juin 1993).
Quant aux déchets de consommation, ils subissent de même soit l’incinération (80 installations de traitement thermique avec récupération d’énergie en France), soit la digestion aéro-anaérobie (76 centres de traitement biologique des ordures ménagères comprenant le compostage ou la méthanisation), opérations à leur tour génératrices de déchets (figure 4). On sait que la combustion des OM aboutit à des cendres, des mâchefers (300 kg/t OM) et à la formation éventuelle de dioxines-furanes (de l’ordre de 5 kg/an sur le territoire). On sait encore que la fermentation méthanique en décharge se résume en une équation globale du type :
déchets organiques + H2O + micro-organismes ± O2 → humus + biogaz CH4/CO2 + lixiviat (renfermant des métaux lourds Ni, Zn, Cr et Cd, facilement lixiviables).
On assimile d’ailleurs la décharge à un
réacteur physicochimique exerçant des effets de solubilisation, d'oxydo-réduction, d'adsorption, de précipitation, et à un réacteur biologique chargé de la déstructuration de la matière solide, s'accompagnant de la libération de polluants solubles et métabolites toxiques (« Études de la modélisation des fonctions assurées par une décharge », G. Raimbault, LCPC, Bulletin de Liaison, PC, n° 175, octobre 1991).
L'estimation de l'agressivité chimique
Toxique ? … atoxique ? … pas trop dangereux ? …
Voilà bien longtemps que l'INRS (4) publie annuellement, dans ses précieux Cahiers de Notes Documentaires, les valeurs-limites d'exposition adoptées dans un consensus d'hygiène international. Ces valeurs, constamment remises à jour, fournissent une appréciation de la toxicité relative à l'homme de la plupart des produits chimiques existants, quand ils sont dispersés dans l'atmosphère et l'environnement. Le rôle de la toxicologie sera d'identifier et de quantifier, si possible, les risques associés à l'exposition aux produits toxiques afin de déterminer un niveau admissible d'exposition et de formuler des mesures de prévention adéquates.
(4) Institut National de Recherche et de Sécurité : 30, rue Olivier-Noyer, 75680 Paris Cedex 14.
Actuellement l'appréciation de tels risques s'effectue lors d'études expérimentales ayant essentiellement pour sujet l'animal de laboratoire (rat, cobaye, lapin) et dont les protocoles sont codifiés par l'OCDE (figure 5). Ainsi, pour les produits chimiques volatils, l'étude de toxicité aiguë par inhalation est obligatoire chez le rat (mâle et femelle) : le paramètre mesuré est la concentration de la substance dans l'air déterminant la dose létale à 50 %, dite C50, en référence à la durée d'exposition du sujet (au minimum quatre heures). Ce seul critère, utile certes, est loin d'être suffisant. Les animaux doivent être mis en observation au moins 14 jours, et la description des symptômes pathologiques qui apparaissent en fonction des doses croissantes s'avère utile pour l'extrapolation des effets sur l'homme (syndrome aigu, maladie chronique, troubles fonctionnels). La compréhension des conséquences de l'intoxication nécessite une bonne connaissance du métabolisme du produit xénobiotique (étranger) dans l'organisme et de son mécanisme de dérèglement physiologique. D'où le développement de méthodes in vitro qui devraient permettre la réduction souhaitable des expérimentations in vivo et une meilleure approche des mécanismes d'action des molécules toxiques au niveau des cellules-cibles (par exemple : les macrophages alvéolaires d'origine animale et humaine obtenus par lavage broncho-alvéolaire). Les critères considérés pour la détermination de la toxicité deviennent alors : la mesure du contenu cellulaire en ATP, la production d'anion superoxyde, l'activité de la bêta-glucuronidase (« L'évaluation du risque chimique : de l'animal à la cellule », F. Marano, Université Paris VII, revue Urgences, janvier 1993).
La dernière réunion du Centre International pour une Écologie scientifique posait ainsi des questions embarrassantes : l'extrapolation à l'homme des résultats obtenus sur les rongeurs est-elle crédible ? Comment doit-on évaluer l'effet potentiel de faibles doses d'un produit cancérigène à haute dose ? Comment appréhender les effets propres d'une substance définie, alors que les sujets se trouvent exposés à une « foultitude » d'autres résidus potentiellement cancérigènes ? (« Risques à faibles doses », revue Pour la Science, n° 189, juillet 1993).
Nul doute que l'on ne s'oriente enfin vers des mesures réalisées in vitro d'après des cultures de cellules, mesures de paramètres mathématiquement modélisés, qui représentent une signification biologique précise… Pour que la grande chimie persiste et signe.