La mesure de la concentration de l'oxygène moléculaire dissous dans les eaux naturelles et dans les eaux à usage industriel et usées revêt une grande importance pratique : dans l'environnement en effet, la vie des organismes aquatiques dépend essentiellement de cette concentration ; de même dans les eaux à usage industriel, ce niveau contrôle le taux de corrosion du matériel métallique, ce qui devient particulièrement important lorsque ces eaux sont portées à des températures élevées. Dans les eaux usées, il intervient également dans la dégradation des matières organiques dissoutes, soit par réaction directe, ou plus communément par l'action de bactéries sur les matières résiduaires. Il faut noter en outre que, si la concentration d’oxygène devient trop basse, les bactéries anaérobies peuvent métaboliser les produits soufrés et causer ainsi des problèmes sévères au cours du traitement des résidus.
La méthode classique de mesure de l’oxygène dissous dans l'eau est la méthode iodométrique de Winkler avec ses nombreuses variantes. Ce titrage nécessite un échantillon important, opération fastidieuse et sujette à de multiples interférences, et qui demande une grande habileté de manipulation pour obtenir des résultats reproductibles. Néanmoins, du fait des difficultés entraînées par la préparation directe de la solution standard d’oxygène dans l'eau, cette méthode est habituellement utilisée comme référence pour y comparer toutes les autres. Incontestablement, à l'heure actuelle, celle le plus communément employée est basée sur l'utilisation d’électrodes polarographiques et couvertes d'une membrane, appareils connus sous le nom d’électrodes Clark (du nom de son inventeur). La technologie de ces instruments est maintenant très élaborée et leur utilisation permet généralement d’obtenir des résultats sûrs. Ils conviennent de façon idéale au dosage de l’oxygène en continu, mais sont moins pratiques en cas d'utilisation intermittente car ils nécessitent des recalibrages fréquents consécutifs à des arrêts et remises en marche ou à des déplacements. De plus, ils sont sujets à de sérieux troubles de fonctionnement : les gaz oxydants tels que le chlore, le brome, et l'oxyde nitrique provoquent en effet une interférence directe en se diffusant avec l’oxygène à travers la membrane, ce qui les réduit simultanément ; les gaz sulfuriques, particulièrement l'hydrogène sulfuré et les matières thio-organiques, qui réagissent irréversiblement aux surfaces d’électrodes et altèrent leurs capacités de réaction sont plus nuisibles encore. Ce problème a fait l'objet de nos préoccupations et des remèdes ont été proposés ; néanmoins un fonctionnement irrégulier a en général pour résultat une exposition prolongée à la corrosion, problème non encore résolu dans l’utilisation des électrodes à membrane. Parmi les autres difficultés, citons l'encrassement des membranes par des pellicules d'huile et l'altération de leur perméabilité, ce qui peut être provoqué par des vapeurs organiques. Enfin, le titrage Winkler comporte une mesure directe de la concentration d’oxygène alors que l'électrode à membrane délivre un signal proportionnel à l’activité de l'oxygène. Ces résultats différents ne peuvent donc être comparés que si une correction appropriée est apportée aux mesures de l’électrode à membrane, en tenant compte des teneurs en sel et des effets de la température.
En raison de ces difficultés, les techniques colorimétriques et spectrophotométriques continuent d’être exploitées. Beaucoup d’entre elles, sur lesquelles nous ne nous étendrons pas, sont de simples finitions colorimétriques appliquées à la réaction Winkler en vue d’élargir sa portée à des concentrations d’oxygène plus faibles, non accessibles par le titrage. La plupart des autres méthodes colorimétriques mettent en jeu des indicateurs d’oxydation-réduction qui ont été convertis en leurs formes colorées oxydées, lesquelles peuvent alors être mesurées. Les indicateurs les plus fréquemment utilisés sont le carmin indigo, le safran et le bleu de méthylène. La figure 1 donne, sous
Forme simplifiée, la formule du couple Redox du carmin indigo.
La réduction du carmin indigo est ordinairement réalisée par l'action du glucose dans un milieu fortement alcalin. La réaction avec l’oxygène peut alors se faire aux pH 11 à 12,5. À ces niveaux, la forme leuco jaune est tout d’abord oxydée et donne une semi-quinone rouge qui, de nouveau oxydée, devient bleue. Si la détermination est faite visuellement, il se produit une série complexe de changements de couleur qui, pour obtenir des résultats fiables, nécessitent un contrôle strict des conditions de réactifs. Toutefois, si les échantillons contiennent des substances acides, la méthode s’avère impossible. En fournissant un excès important de réactif leuco et en s’assurant par là que la réaction ne dépasse pas la forme semi-quinone, l’absorption de la forme rouge peut être mesurée aux environs de 555 nm ; cependant, un contrôle du pH est également nécessaire et il en résulte généralement des courbes d’étalonnage non linéaires ; de plus, le semi-quinone rouge est très instable et sensible à la lumière. Afin de résoudre ces difficultés, on a proposé la diminution de l’absorption de la forme leuco jaune à 410 nm comme mesure du degré d’oxydation.
Meyling et Frank furent les premiers à reconnaître qu’un grand nombre de problèmes liés à des solutions fortement basiques pouvaient être évités en réalisant la réaction dans des milieux neutres ou légèrement acides : dans ces conditions, le carmin indigo est converti directement de la forme leuco jaune-vert pâle à la couleur bleue complètement oxydée et il n’y a pas formation de l’intermédiaire instable que constitue le semi-quinone rouge. D’autres investigateurs ont préféré ne pas opérer dans ce milieu en raison de la difficulté de réduire le carmin indigo dans sa forme leuco et de mettre ensuite le réducteur en excès dans l’incapacité de réagir avec l’oxygène ou avec le carmin indigo produit par l’action réciproque de l’oxygène avec la teinte leuco. Meyling et Frank ont utilisé à cet effet un amalgame de zinc, mais ceci produit un précipité gênant d’oxyde de zinc qui doit être éliminé.
En appliquant cette méthode, les auteurs ont cherché à préparer le carmin indigo leuco dans un milieu acide, à supprimer le réducteur en excès, et à stocker la forme leuco indéfiniment, de manière à ce qu’elle soit prête instantanément à réagir avec l’oxygène dissous. De plus, on désirait utiliser un procédé simple, libéré des difficultés de manipulations et des dangers de contamination atmosphérique qui sont associés à l’utilisation des pipettes à seringues. Enfin, on espérait pouvoir appliquer le procédé sans subir certaines des interférences qui perturbent l’électrode à membrane et les méthodes Winkler. C’est dans ces conditions qu’une expérimentation a été entreprise en utilisant la méthode Winkler, en préparant et en utilisant des réactifs suivant les recommandations de l’Agence U.S. de protection de l’environnement.
Ampoules de réaction
Deux formules différentes de réactifs ont ainsi été préparées et introduites dans des ampoules Chemetrics de verre scellées sous vacuum suivant les formules données dans le tableau 1.
Les ampoules, réalisées en verre borosilicaté, mesurent 7,2 mm
Tableau 1. - Formule du réactif carmin indigo (pour un litre de solution aqueuse)
Élément – Quantités |
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Formule A |
Carmin indigo : 0,75 g/l |
Cyanoborohydrure de soude : 1,00 g/l |
Acide éthylenediaminetétraacétique, sel disodique : 1,00 g/l |
Phthalate d’hydrogène de potassium : 10,20 g/l |
Acide chlorhydrique, 12 M : 0,68 ml/l |
Éthanol : 40,0 ml/l |
Formule B (même formule complétée par) |
Benzophénone : 0,75 g/l |
Thiosulfate de sodium : 0,75 g/l |
Ces deux formules, ajustées au pH 3,5, comprennent également de petites quantités d’ingrédients inertes pour permettre le contrôle de la viscosité et de la tension en surface.
(d.e.), 5,7 mm (d.i.) et 10 cm de longueur, avec embout autosécable afin qu'il puisse se casser sous la surface de l'eau à échantillonner (fig. 2). De cette façon les transferts de solution par pipette, communs à la plupart des procédés, sont complètement éliminés. Chaque ampoule contenant 0,44 ml de la formule A ou B a été scellée sous vide de manière à ce que 1,25 ml d’échantillon soit aspiré dans le tube lors de la rupture de l’embout, en réservant une bulle d’environ 0,2 ml afin de permettre de mélanger son contenu, bulle composée principalement d’hydrogène dû à la décomposition du réducteur cyanoborohydrure en excès.
Le système analytique
Les ampoules et la composition des réactifs utilisés dans cette étude ont été mises au point et fournies par Chemetrics Inc. Ces ampoules, qui contiennent de nombreuses combinaisons de réactifs de marque Chemets, se présentent sous forme de kits pour analyse colorimétrique simplifiée de l'eau. Des résultats quantitatifs sont obtenus par comparaison visuelle entre les ampoules de réaction et des gammes scellées de standards de coloris sous forme liquide. La réaction à l’oxygène-carmin indigo sur une concentration de 0,12 mg/l d’oxygène est ainsi possible avec une précision d’environ 0,5 mg/l. En raison de problèmes de positionnement, les ampoules ont été réalisées pour cette utilisation et non pas pour l’emploi dans un spectrophotomètre. Cependant, afin d’effectuer une étude quantitative objective des interférences chimiques avec la détermination de l'oxygène à tous les taux possibles de concentration existant habituellement dans les eaux naturelles, nous n’avons pas trouvé d’autre solution que d'utiliser des ampoules à calibre étroit, en tolérant une dispersion plus élevée que celle rencontrée normalement dans les données photométriques.
Courbes de calibrage
En insufflant alternativement de l’oxygène et de l’azote dans les solutions de l'appareil à échantillonnage, des concentrations diverses d’oxygène ont été constituées au hasard sur toutes les phases du travail. L'absorption des ampoules à 610 nm et les concentrations d’oxygène déterminées par le compteur d’oxygène dissous ont été enregistrées à partir d’échantillons individuels. Les figures 3 et 4 donnent le résultat de ces essais ainsi que les courbes de calibrage selon la loi de Beer (ligne des moindres carrés). La figure 3 concerne un échantillon d'eau distillée ; celle de la figure 4 concerne une solution à 3,5 % de chlorure de sodium. Le contrôle de compensation de salinité sur le compteur d’oxygène a été réglé de façon appropriée, avant que les teneurs en oxygène ne soient lues. Le tableau 2 donne les résultats de l’analyse dans les deux cas.
Tableau 2. - Données statistiques relevées sur les courbes de calibrage
Échantillon | Eau distillée (figure 3) | Échantillon 3,5 % (w/v) NaCl (figure 4) | Eau de mer (a) Salinité 29,71 ppt |
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Inclinaison .......... | 0,2033 | 0,2056 | 0,2091 |
Interception ........ | 0,0319 | 0,0156 | 0,0278 |
Marge d'erreur standard ..... | 0,0505 | 0,0471 | 0,0251 |
Coefficient de corrélation ... | 0,9929 | 0,9898 | 0,9982 |
Nombre de points de comparaison ... | 47 | 40 | 11 |
(a) Eau de surface en provenance de Nantucket Sound, Mass. ; salinité déterminée par le titrage Mohr-Knudsen.
L'application d'un test t (niveau 95 %) a montré que l'interception de la figure 3 était passablement différente de zéro, alors que le même test sur les données de la figure 4 était négatif. Comme on s'attendait à une petite interception positive du fait de l’utilisation d'eau distillée plutôt que d’un réactif étalon pour amener le spectrophotomètre à zéro, on a retenu les deux interceptions et comparé les inclinaisons avec un second test, lequel ne montra pas de différence significative entre les inclinaisons. On a remarqué que le traitement classique ci-dessus peut dans certains cas amener à des conclusions erronées à cause de la forte corrélation existant entre l’inclinaison et les valeurs d’interception calculées par la méthode des moindres carrés appliquée aux analyses. En conséquence, la superposition des ellipses et interceptions a été calculée pour les deux expériences ; elle apparaît sur la figure 5. Le chevauchement important des ellipses confirme qu’il n’y a pas de différences significatives entre les inclinaisons, mais que zéro est une valeur acceptable pour l’interpolation, étant donné l’inclinaison et le recouvrement des courbes.
Il ressort en conclusion que le sel inerte est totalement sans effet sur la couleur de la réaction à l’oxygène-carmin indigo. Cette découverte signifie que les eaux naturelles variant en salinité (selon qu’il s’agit d’eau de pluie ou d’eau de mer) peuvent être examinées par cette méthode sans faire de correction. Les résultats obtenus sur un échantillon d’eau de mer donnés sur le tableau 2 le confirment.
Conclusion
La technique consistant à utiliser la forme leuco hautement réactive du carmin indigo dans des ampoules de verre scellées sous vide s’est avérée extrêmement pratique, particulièrement lors des mesures de vérification effectuées sur place et sur le terrain et ceci en raison du fait qu’aucune préparation d’échantillon, mélange de réactifs ni instrument n’est nécessaire si la précision accessible par comparaison visuelle est adéquate. Une mesure ne demande que deux minutes et demie et le procédé est applicable sur des échantillons d’eau contenant de l’oxygène pratiquement à tous les taux possibles (c’est-à-dire jusqu’à saturation d’air). De plus, le procédé est si simple qu’aucune formation technique n’est nécessaire.
La formule des réactifs a fait preuve d'une tolérance remarquable à presque tous les produits existant dans les eaux naturelles aux niveaux où ils sont rencontrés habituellement. Dans certains cas, des propriétés exceptionnelles ont été mises en valeur, les plus intéressantes étant la tolérance aux sulfures et, pour la formule au thiosulfate, la tolérance au chlore (il est particulièrement difficile de s’accommoder de ces derniers avec l'emploi de l'électrode à membrane à oxygène).
Enfin, bien que les modifications de perméabilité des membranes soient compensées en fonction de la température des échantillons, il n’en est pas de même pour les variations de salinité ; or sur le terrain, dans certains cas, la salinité des eaux est inconnue et le fait que les ampoules ne soient pas affectées par ce facteur constitue un autre avantage en leur faveur.