L'eutrophisation d'un plan d'eau est la conséquence d'un processus complexe. Ce déséquilibre met en jeu de nombreux facteurs sur lesquels il est difficile d'agir simultanément et rapidement. Facteurs générateurs, les sels nutritifs drainés par le bassin versant, enclenchent et entretiennent le phénomène de poussée algale, mais ils peuvent aussi agir avec retard. En effet, la stratification thermique estivale des eaux catalyse la libération du phosphore piégé à la longue dans le sédiment. L'aération par déstratification (DAD) des lacs ou réservoirs bloque le relargage (phosphore, fer, manganèse, etc...), lié à l'anoxie des couches profondes (hypolimnion). Un tel système gêne également le développement de cyanophycées et la formation de composés indésirables comme l'ammoniaque, le méthane ou l'hydrogène sulfureux. Ce procédé d'aération est par conséquent de plus en plus apprécié comme " prétraitement " de l'eau brute. Les traiteurs d'eau voient en effet dans cette technique récente un moyen d'optimiser de façon très significative le fonctionnement des stations de potabilisation.
Les lacs et retenues sont les points de convergence de tous les flux hydrauliques de leur bassin versant. Ces zones d’accumulations préfertielles s’avèrent être l’amplificateur de tous les déséquilibres engendrés en amont.
Phénomène inéluctable dans certaines régions, l’eutrophisation est un mal qui touche de plus en plus de plans d’eau. La France n’est malheureusement pas épargnée. L’extension des zones urbaines, associée à la pression agricole de plus en plus intensive (engrais, élevage) favorise l’asphyxie progressive de nos eaux de surface.
Parmi les méthodes de réhabilitation des plans d’eau « eutrophisés », l’aération fait aujourd’hui partie des procédés éprouvés. Qu’elle soit limitée aux couches profondes (l’aération hypolimnique) ou bien qu’elle soit diffuse sur toute la colonne d’eau (l’aération par destratification), cette technique permet de casser le cercle vicieux de ce processus de dégradation, tout en figeant le phosphore et d’autres composés dans les sédiments.
Sa totale innocuité envers les écosystèmes et les résultats déjà obtenus en font une technique préconisée par de nombreux organismes et spécialistes (bureaux d’étude, scientifiques, administrations, …) et par conséquent de plus en plus fréquemment utilisée pour gérer les ressources en eau de surface.
Cette technique trouve un écho de plus en plus favorable auprès des traiteurs d’eau. En effet, lorsqu’elle est appliquée aux réservoirs d’eau brute à potabiliser, son insertion dans la filière eau potable permet à la fois de lutter contre
- • les toxines pouvant être produites par les Cyanobactéries présentes dans l’eau brute,
- • le risque d’apparition de goût dans l’eau traitée,
- • les excès de concentration en fer, manganèse et ammoniaque, voire en matières organiques.
La première partie de cet article a pour objet de rappeler quels sont les principaux rouages du processus d’eutrophisation, les nuisances induites et ses conséquences directes sur la qualité des eaux. D’autre part, nous rappellerons le principe de l’aération des lacs et retenues par destratification, puis passerons en revue ses principaux avantages dans le traitement des déséquilibres des eaux de surface.
L’expérience acquise par notre société depuis 1988 dans le domaine de l’aération par destratification sera exposée dans la deuxième partie à paraître ultérieurement. Des installations situées en France, en Angleterre et au Portugal seront plus particulièrement étudiées tant au niveau de leurs impacts sur la qualité chimique des eaux que sur l’équilibre biologique du lac.
Mécanisme et conséquences de l'eutrophisation des plans d'eau
Le mécanisme de l'eutrophisation
L'eutrophisation des lacs est la conséquence d'un apport excessif en phosphore, généralement lié aux activités urbaines, agricoles et industrielles. Il en résulte un développement important de la biomasse algale et principalement du phytoplancton. Celle-ci sédimente au fond de l'eau où elle se décompose, en consommant une grande quantité d'oxygène dissous.
De plus, les lacs ayant plus de quelques mètres de profondeur possèdent, en été, une stratification thermique verticale provoquée par la différence de densité entre les couches d'eau superficielles réchauffées et les couches d'eau inférieures restées froides. Cette stratification, en bloquant les échanges verticaux au sein de la colonne d'eau, entraîne un épuisement du stock d'oxygène hypolimnique (moitié inférieure du plan d'eau). Cette anoxie naturelle et estivale peut avoir de graves conséquences dans le fonctionnement des écosystèmes lacustres. En effet, le milieu devenant réducteur, les équilibres chimiques changent, ce qui conduit à :
- * la formation d'ammoniaque par blocage de la nitrification, celle-ci peut être associée à la formation d'hydrogène sulfureux et de méthane lorsque le potentiel d'oxydoréduction atteint des valeurs négatives ;
- * la solubilisation du fer, du manganèse et des métaux lourds complexés dans les sédiments ;
- * la libération des orthophosphates combinés avec le fer et le manganèse qui entretiennent et accroissent l'eutrophisation du plan d'eau. Ces apports complémentaires en matière nutritive sont généralement très rapidement mobilisables par la biomasse algale ;
- * la raréfaction de l'oxygène et l'accumulation de toxiques comme l'ammoniaque, les métaux lourds ou l'hydrogène sulfureux, provoquent l'appauvrissement ou la disparition à plus ou moins brève échéance des poissons et de la faune benthique.
Enfin, la stratification chimique qui se crée parallèlement à la stratification thermique favorise le développement et la domination des Cyanophycées, capables de migrer verticalement pour se placer aux profondeurs les plus favorables à leur croissance. Or, les Cyanobactéries sont souvent toxiques et forment occasionnellement des flocs de surface (fleurs d'eau) en se décomposant au lieu de décanter. Elles sont donc particulièrement nuisibles aux activités touristiques (pêche, baignade...).
Caractéristiques des eaux d'un plan d'eau eutrophe
Le déséquilibre d'un plan d'eau eutrophe se constate souvent visuellement et olfactivement : les eaux sont turbides et chargées en matière organique algale, elles peuvent présenter des « fleurs d'eau » et dégagent une odeur peu attractive qui gêne généralement les activités de loisir.
Si l'eutrophisation est avant tout enclenchée par des apports excessifs en phosphore, elle est accélérée lorsque le lac est peu profond et que le temps de séjour est long.
D'un point de vue général, les caractéristiques physico-chimiques indicatives trahissant un probable processus d'eutrophisation sont :
- * Concentration en P total > 20 µg P/l
- * Concentration en chlorophylle a > 20 µg/l
- * Potentiel d'oxydoréduction < + 200 mV
- * Concentration en fer total > 1 mg/l en fond de lac en été
- * Concentration en oxygène dissous < 3 mg/l en fond de lac en été
- * pH > 9 en surface du lac en été
- * Apport total en phosphore ≈ 0,2 g P/m²/an provenant :
- - du bassin versant (origine externe au lac)
- - des sédiments (origine interne au lac)
La présence dans les eaux du plan d'eau de Cyanophycées telles que Anabaena, Microcystis ou Oscillatoria est une autre des caractéristiques de l'eutrophisation. Ces algues sont plus particulièrement présentes dans les eaux où le rapport des concentrations :
[N assimilable][P assimilable]
est inférieur à 7, où
(1) N assimilable = NO₃ + NO₂ + NH₄ exprimés en N (2) P assimilable = P soluble = phosphates et orthophosphates exprimés en P
Les conséquences de l'eutrophisation dans le traitement des eaux potables
L'eau brute des lacs eutrophes est de mauvaise qualité à toutes les profondeurs :
- * Les eaux profondes (hypolimnion) sont généralement anoxiques avec de fortes concentrations en matière organique et en composés aussi indésirables que le fer, le manganèse, l'ammoniaque, et parfois même l'hydrogène sulfureux. Par ailleurs, elles peuvent présenter une turbidité importante.
- * Les eaux de surface (épilimnion) sont également riches en matières organiques et très turbides ; elles ont un pH très variable au cours de la journée (dans une plage de 7 à 10) et contiennent des Cyanobactéries toxiques.
algues filamenteuses, ou du nanoplancton.
• Quant aux couches intermédiaires (métalimnion), elles combinent de façon totalement aléatoire les inconvénients des deux précédentes. Cette variabilité nécessite un contrôle très fin de l'eau brute destinée à la potabilisation et impose un ajustement permanent des réactifs.
L'eau brute de retenues eutrophes conduit l'exploitant à faire face à de nombreuses contraintes qui, souvent, pourraient être allégées, voire évitées si certaines des causes telles que l'anoxie des couches profondes étaient totalement éradiquées. Ces problèmes sont les suivants :
• le colmatage prématuré des filtres en raison de l'accroissement des MES (notamment du phytoplancton), entraînant une surconsommation d'eau de lavage et une augmentation de la production de boues ;
• l'obligation de pousser les traitements de déferrisation et de démanganisation, voire de prendre en compte la présence d'H₂S et de NH₄⁺ ;
• l'obligation d'ajuster sans cesse les dosages de réactifs et le pH de floculation, notamment en début d'automne lorsque les eaux de fond se mélangent naturellement avec les eaux de surface ;
• une surveillance constante de l'eau brute, notamment lorsqu'elle est prélevée grâce à une prise d'eau à niveaux variables. Il est notable que ce type de prises d'eau souvent préconisées pour contourner le problème s'avère totalement inefficace ;
• les problèmes liés à la chloration (break-point élevé, apparition de chloramines, asservissement au chlore libre résiduel) ;
• le risque d'apparition de toxines lors du pompage d'une eau contenant des Cyanobactéries, par simple éclatement de celles-ci, et qui nécessiterait un traitement au charbon actif ;
• le risque de recroissance de germes bactériens dans les réseaux ;
• le risque d'odeur et de mauvais goût dans l'eau distribuée si la filière ne comporte pas de traitement à l'ozone ou au charbon actif.
L'eutrophisation a donc pour conséquence un accroissement des frais d'investissement et de fonctionnement des stations de traitement (réactifs, charbon actif, ozonisation…), une perte accrue en eau (lavage des filtres…) et présente un risque sur la qualité organoleptique de l'eau distribuée.
Conséquences de l'eutrophisation sur les retenues destinées au soutien d'étiage
La qualité des rivières est directement dépendante de la qualité des eaux stockées par les barrages de soutien d'étiage. Lorsque ces retenues deviennent eutrophes en période estivale pour les raisons précitées, elles détériorent la qualité de leurs exutoires et donc déclassent ceux-ci en termes de qualité d'eau. Ce problème est d'autant plus important que la rivière est utilisée comme ressource d'eau à potabiliser ; son eutrophisation peut la faire passer alors de la classe 1A à la classe 1B, voire à la classe 2 ou à la classe 3.
Sachant qu'a priori l'eau des rivières de classe 3 ne peut être utilisée en vue de sa potabilisation, il est bon de rappeler, pour information, quelques valeurs caractérisant la qualité limite des rivières de classe 2 (telles qu'elles avaient été définies en 1971).
Ces valeurs n'ont pas été retenues, par décret, comme limite pour la traitabilité des eaux brutes (voir encadré ci-après).
Avantages d'une aération des couches d'eau profondes des lacs et retenues
L'aération maintient des conditions oxydantes à l'interface eau/sédiment. De fait elle permet :
• la réduction très importante des concentrations en fer et en Mn de l'eau brute (qui restent précipités dans les sédiments) ;
• de garantir une teneur faible en ammoniaque ;
• la suppression presque complète du relargage du phosphore à partir des sédiments ;
• la minéralisation accélérée des matières organiques.
D'autre part, le mélange de l'ensemble de la colonne d'eau assure :
- la limitation très importante du développement des Cyanophycées qui ne prédominent normalement pas en milieu agité ;
- la réduction des pics de turbidité.
Les conséquences d'une aération des couches d'eau profondes se retrouvent directement au niveau de l'exploitation des stations de potabilisation. On peut ainsi constater :
- une qualité d'eau brute stable tout au long de l'année ;
- une diminution de la consommation de réactifs et d'eau de lavage des filtres ;
- un risque fortement réduit de flotation des boues dans les décanteurs par absence de dégazage ;
- et, enfin, une meilleure efficacité de la chloration.
Le brassage des eaux superficielles comme moyen de lutte contre l'apparition des Cyanophycées
En préalable, une remarque particulière s'impose sur les Cyanophycées.
Les Cyanophycées sont des algues phytoplanctoniques opportunistes qui présentent une grande adaptabilité en milieu verticalement stratifié. Outre cette capacité à occuper très rapidement leur niche écologique au moyen de « bloom » très efficaces, ces algues libèrent dans l’eau des toxines qui peuvent être à l’origine de désordres gastriques chez le consommateur ou de démangeaisons chez le baigneur.
Les propriétés spécifiques des Cyanophycées
Les Cyanophycées présentent généralement une flottabilité variable. Cette particularité permet aux organismes concernés de migrer verticalement sur toute la colonne d’eau pour chercher les conditions les plus favorables à leur croissance. Du fait de cette propriété, l’élimination peut s’opérer par flottaison naturelle plutôt que par décantation.
Certaines Cyanophycées présentent la capacité de consommer l’azote atmosphérique ou de croître sous de faibles concentrations en azote. Cette propriété leur permet de supplanter les autres espèces algales lorsque l’azote est devenu limitant pour la croissance algale (ou lorsque le rapport N/P dans l’eau devient inférieur à 7).
Autre indéniable avantage écologique, ces micro-algues peuvent croître sous des pH élevés. Cette capacité permet aux Cyanophycées de supplanter la plupart des autres espèces algales à pH > 8,9, pH souvent atteint dans les eaux superficielles des lacs eutrophes.
La production de toxines leur assure un double avantage dans la niche écologique. D’une part, les Cyanophycées sont peu ou pas éliminées par broutage du zooplancton ou des espèces piscicoles et d’autre part elles inhibent la croissance des autres espèces algales.
L'action du brassage sur le développement des Cyanophycées
Le brassage des eaux superficielles retire leurs avantages spécifiques aux principales espèces de Cyanophycées rencontrées en France (Anabaena, Aphanizomenon, Microcystis,…) et les rend souvent très minoritaires au sein des populations algales. Ce brassage fragilise le développement de l’algue sur quatre points :
- il rend inutile le mécanisme de flottabilité variable des Cyanophycées en les empêchant de migrer verticalement à leur guise ;
- le faible temps de contact autorisé aux algues avec l’atmosphère diminue leur consommation d’azote atmosphérique ;
- en raison du brassage des eaux, le pH moyen devient inférieur au seuil de 8,9 et rend inutile leur faculté de croissance sous pH élevé ;
- la biomasse de Cyanophycées étant diluée dans un grand volume d’eau, les toxines deviennent secondaires.
L’aération par destratification
D’une façon générale, l’aération par destratification des eaux a pour objectif essentiel d’éviter le relargage des composés réduits (phosphore, fer, manganèse, ammoniaque) par les sédiments, mémoire de la pollution antérieure, mais il s’agit également de lutter contre le développement des Cyanophycées.
Une aération doit généralement s’accompagner de mesures d’assainissement sur le bassin versant, sauf si celui-ci ne laisse apparaître qu’une pollution diffuse difficilement maîtrisable.
Principe
Ce procédé consiste à créer un ou plusieurs rideaux de bulles ascendantes générant un effet d’air-lift sur plusieurs centaines de mètres. Ce mouvement de masse entraîne une circulation de l’eau du fond vers la surface du lac. La puissance de ce brassage est calculée pour éviter la stratification naturelle des eaux en période chaude. Il provoque leur aération par contact avec la surface du plan d’eau et a donc pour conséquence le maintien de conditions oxydantes au sein de toute la colonne d’eau.
Les installations sont constituées d’un local insonorisé enfermant un compresseur d’air disposé en bordure de rive, et connecté à un réseau de canalisations percées immergé sur le fond du plan d’eau (figure 1).
Dimensionnement
Chaque installation est conçue en fonction des caractéristiques chimiques et morphologiques du plan d’eau. Ces facteurs conditionnent le débit d’air à injecter, la longueur, le nombre de lignes de diffusion et leur perforation.
Conditions d’installation
D’une manière générale, cette technique convient aux plans d’eau de profondeur moyenne jusqu’à 15 mètres ou présentant une stratification thermique peu prononcée. Dans le cas contraire, l’énergie à apporter pour vaincre la stratification thermique serait trop importante et l’installation peu rentable économiquement.
Fonctionnement
L’aération par destratification est démarrée durant la période de stabilité thermique du plan d’eau, généralement d’avril à octobre. Au cours de cette période, les eaux denses et froides stagnent au fond et s’appauvrissent en oxygène. Selon l’état de la qualité du plan d’eau et sa morphologie, un fonctionnement permanent ou intermittent peut être envisagé.
Conclusion
L’eutrophisation d’un plan d’eau peut avoir localement de graves conséquences tant sur le plan médical (problèmes gastriques, démangeaisons, etc.) que sur le plan économique (tourisme, potabilisation de l’eau, etc.). Afin de limiter ce problème, la solution la plus radicale serait d’intervenir directement sur le bassin versant afin de limiter les flux de sels nutritifs drainés par les cours d’eau tributaires. Bien qu’idéale, cette solution reste souvent limitée et difficile à mettre en œuvre à cause du caractère diffus des pollutions. En outre, lorsqu’une gestion aussi pointue du bassin versant arrive à être mise en place, il reste nécessaire de gérer le stock de phosphore piégé à la longue dans le sédiment : la mémoire des pollutions antérieures.
L’aération par destratification (DAD), système curatif des lacs et retenues, est aujourd’hui une méthode reconnue pour bloquer le processus d’eutrophisation. La réactivité des plans d’eau à un tel procédé, son adaptabilité à des contraintes précises et son efficacité, seront démontrés au travers de courbes et tableaux dans la deuxième partie de cet article à paraître ultérieurement.
(à suivre)