E. Brodard, J.-P. Duguet, J. Mallevialle
Laboratoire central de la Lyonnaise des Eaux
et M. RoustanINSA de Toulouse
Dans le domaine du traitement des eaux potables, l’ozone est principalement utilisé comme agent bactéricide et virulicide. La législation française recommande d’assurer dans le réacteur le maintien d’une concentration d’ozone dans l’eau de 0,4 g/m³ pendant 4 minutes (1). L’ozonation est alors asservie et contrôlée en se fixant comme objectif le maintien de ce résiduel.
À la lecture de la littérature, on se rend compte que les traiteurs d’eau cherchent à faire jouer à l’ozone un double rôle, une action virulicide bien sûr, mais également une action d’oxydation conduisant à l’élimination de certains composés indésirables. En fait, les installations d’ozonation existantes sont conçues pour la désinfection : en effet, les tours classiques d’ozonation sont divisées en deux compartiments ; le premier, pour assurer la demande chimique en ozone ; le deuxième, pour maintenir le résiduel désiré. A priori cette conception, basée sur la mesure d’un résiduel d’ozone, est mal adaptée à l’élimination des matières organiques puisque l’on n’a aucune indication sur le degré d’avancement des réactions d’oxydation.
Il faut même pousser le raisonnement plus loin : l’oxydation et la désinfection étant toutes deux des réactions dynamiques, il est préférable de parler en termes de vitesse de transfert et de cinétique, plutôt qu’en termes de valeur de la concentration d’ozone dans l’eau. Ceci entraîne donc le suivi d’un paramètre représentatif de l’évolution de la qualité de l’eau : si le but recherché est l’élimination d’un composé bien précis, il faudra pouvoir mesurer ce composé en continu ; s’il s’agit au contraire d’éliminer les matières organiques au sens large, il faudra choisir un paramètre global aussi représentatif que possible.
CHOIX DU PARAMÈTRE D’ASSERVISSEMENT
De nombreux articles de la littérature citent des corrélations plus ou moins bonnes entre les différents paramètres globaux généralement utilisés : COT, DCO, DTO… (2).
En fait, ces paramètres sont complémentaires et les différences observées dans les résultats sont plus aisément explicables lorsque l’on considère, non plus seulement l’aspect quantitatif, mais que l’on s’intéresse à l’aspect qualitatif. La figure 1 montre l’évolution d’un certain nombre de ces paramètres lors de l’ozonation d’une eau de Seine dans laquelle une grande partie des matières organiques sont des acides humiques et fulviques, des protéines et des polysaccharides (3). L’ozone coupe les molécules de haut poids molaire en composés plus simples, plus oxygénés, plus biodégradables, et donc moins absorbants en UV, moins fluorescents, nécessitant moins d’oxygène pour être oxydés par le KMnO₄. En règle générale, seules de faibles variations de COT sont observées car l’ozone transforme les composés organiques sans les oxyder jusqu’à complète minéralisation. Pour plusieurs raisons, les paramètres du type DCO, oxydabilité au KMnO₄, n’ont pas été retenus (complexité d’appareillage, interférences, etc.).
Le carbone organique total est un paramètre intéressant car il est indépendant du changement de structure des molécules organiques, mais sa dynamique de variation lors d’une ozonation est relativement faible (figure 1). De plus, les appareils de process vendus dans le commerce pour l’eau potable sont chers et posent souvent des problèmes de blanc, de matières organiques en suspension et d’étalonnage (4,5). Par contre, l’absorption UV à 254 nm et la fluorescence présentant des dynamiques de variation élevées lors d’une ozonation peuvent être mesurées en continu avec, comme seul problème éventuel, celui des matières en suspension, lesquelles peuvent créer des interférences importantes (6).
Dans un souci de simplification, le paramètre absorption à 254 nm a été retenu.
Un appareil UV à fonctionnement séquentiel a donc été développé pour asservir le traitement d’ozonation à l’élimina-
tion des matières organiques. Ce spectrophotomètre a été mis au point en collaboration avec le Service Central d’Analyses du CNRS de Lyon et la société SERES. Cette solution a été adoptée du fait :
- de la dynamique de variation élevée de l’absorption UV à 254 nm lors d’une ozonation ;
- de la simplicité d’un tel appareil ;
- de la signification de l’absorbance à 254 nm : il s’agit essentiellement de cycles et de composés insaturés qu’il est préférable d’éliminer dans une chaîne de production d’eau potable.
MATÉRIEL ET MÉTHODES
Un schéma du système utilisé pour l’étude des cinétiques en laboratoire est représenté sur la figure 2. Le gaz ozoné est produit par un générateur d’ozone (2) alimenté soit en air par compresseur, soit en oxygène par bouteille sous pression (1). Il est ensuite injecté dans un réacteur en verre de volume 4 ou 17 litres (3). Un robinet d’échantillonnage (4) est prévu sur ce réacteur ainsi qu’une sortie sur le spectrophotomètre UV. Deux robinets, R1 et R2, permettent de déterminer la production de l’ozoneur par piégeage de l’ozone dans un flacon laveur (6) contenant de l’iodure de potassium, avant de commencer l’expérience.
Les différentes eaux qui ont été testées lors de cette étude sont :
- une eau de lac riche en acides humiques (Cholet, COT de 8 mg/l) ;
- une eau souterraine nitrifiée et filtrée sur sable (Le Pecq, COT entre 1 et 2 mg/l) ;
- une eau souterraine non traitée (Poissy, COT entre 1 et 2 mg/l).
Pour ces trois eaux, la cinétique de réaction de l’ozone avec les matières organiques a été le facteur limitant dans les gammes de concentration d’ozone et de débits de gaz ozoné étudiés (7, 8).
ÉTUDE DES CINÉTIQUES
L’évolution de l’absorbance à 254 nm en fonction du temps d’ozonation est tracée en coordonnées semi-logarithmiques sur la figure 3. Dans tous les cas étudiés, deux droites de pentes différentes peuvent être obtenues avec des coefficients de corrélation supérieurs à 95 %. Ces deux droites de pentes k1 et k2 représentent deux cinétiques d’ordre 1 et de constante k1 et k2.
Cette cinétique peut être entièrement définie par quatre paramètres :
- k1, constante de la première cinétique ;
- k2, constante de la deuxième cinétique ;
- Topt, le temps qui correspond au passage de la première à la deuxième cinétique ; ce temps particulier peut être considéré comme un temps optimum lors du suivi de la diminution de l’absorption UV à 254 nm car, après ce temps, les effets recherchés (l’élimination de la DO 254) ne sont plus en rapport avec l’énergie dépensée (quantité d’ozone envoyée dans l’eau) ;
- E, pourcentage d’élimination de la DO 254 défini par l’équation 1 :
E = 1 – (DO254)t / (DO254)0 (1)
où (DO254)t correspond à la densité optique à 254 nm au temps t, et (DO254)0 à la densité optique à 254 nm initiale.
INFLUENCE DES PARAMÈTRES D’OZONATION SUR LES CINÉTIQUES
Pour évaluer la faisabilité d’un tel asservissement, il fallait étudier l’influence des conditions d’ozonation sur les cinétiques, à savoir le débit de gaz ozoné et la concentration en ozone dans ce gaz.
Débit de gaz ozoné
Le tableau 1 montre l’influence des variations du débit de gaz sur l’évolution des paramètres cinétiques de deux eaux testées.
Dans le cas des eaux de Cholet et de Poissy, et dans le domaine étudié, le débit de gaz ne modifie pas les paramètres de la cinétique. Ceci est logique puisque la cinétique de réaction constitue le facteur limitant.
Tableau 1
INFLUENCE DU DÉBIT DE GAZ SUR LES PARAMÈTRES DE LA CINÉTIQUE
EAU DE | CHOLET 1 | POISSY | |||
---|---|---|---|---|---|
Conc d’ozone dans le gaz (mg O3/l) | 2,3 | ||||
Débit G (l/min) | 1,9 | 2,85 | 1,9 | 2,85 | 3,8 |
Paramètres cinétiques | |||||
k1 × 10² (min⁻¹) | 12,6 | 10,6 | 9,5 | 9,5 | 8,6 |
k2 × 10² (min⁻¹) | 1,0 | 1,2 | – | 0,4 | 0,3 |
topt (min) | 11,2 | 12,7 | – | 4,3 | 4,2 |
E (%) | 75 | 76 | – | 32 | 29 |
Concentration en ozone dans le gaz
Le tableau 2 montre l’influence des variations de concentration en ozone dans le gaz sur l’évolution des paramètres cinétiques des eaux testées.
Tableau 2
INFLUENCE DE LA CONCENTRATION EN OZONE SUR LES PARAMÈTRES DE LA CINÉTIQUE
EAU DE | CHOLET 1 | LE PECQ | POISSY | |||||
---|---|---|---|---|---|---|---|---|
Débit (l/min) | 1,9 | 3,8 | 2,85 | 3,8 | 3,8 | |||
Conc d’ozone dans le gaz (mg O3/l) | 1,7 | 3,5 | 5,5 | 1,7 | 3,5 | 5,5 | 5,5 | 5,5 |
Paramètres cinétiques | ||||||||
k1 × 10² (min⁻¹) | 11,2 | 15,3 | 17,6 | 11,2 | 15,3 | 17,0 | ||
k2 × 10² (min⁻¹) | 0,9 | 0,9 | 0,4 | 0,5 | 1,0 | 0,5 | 0,4 | |
topt (min) | 2,8 | 7,8 | 12,2 | 10,8 | 14,7 | 18,0 | ||
E (%) | 20 | 43 | 57 | 27 | 53 | 70 |
Dans le cas de l’eau du Pecq (figure 4), des variations de concentration provoquent des variations significatives de certains coefficients expérimentaux. Lorsque la concentration augmente, la constante k1 de la première cinétique, ainsi que le pourcentage d’élimination E, augmentent également. Le système d’équations 2 donne les valeurs expérimentales obtenues.
Domaine étudié : G > 1,9 l/min 1,7 mg O3/l < C < 5,5 mg O3/l
Paramètres variables
K1 (min⁻¹) = 0,020 C – 0,016 (R = 0,999) E (%) = 12,6 C – 2,5 (r = 0,99)
Paramètres constants
k0 (min⁻¹) = 0,005 avec σ = 0,001 Topt (min) = 10,8 avec σ = 1,1
avec G, débit de gaz, et C, concentration en ozone dans le gaz.
Dans le cas de l’eau de Cholet, lorsque la concentration d’ozone dans le gaz augmente, la constante k1 de la première cinétique augmente et le temps optimum d’ozonation diminue (système d’équations 3).
Domaine étudié : G > 1,9 l/min 1,7 mg O3/l < C < 5,5 mg O3/l
Paramètres variables
K1 (min⁻¹) = 0,062 Exp (0,243 C) (R = 0,98) Topt (min) = 2,0 C + 16,3 (R = 0,96)
Paramètres constants
k2 (min⁻¹) = 0,010 avec σ = 0,002 E (%) = 72,0 avec σ = 1,7
Dans le cas de l’eau de Poissy, tous les paramètres sont indépendants de la concentration en ozone dans le gaz.
INFLUENCE DE LA PÉRIODE DE L’ANNÉE SUR LES PARAMÈTRES CINÉTIQUES
La nature des matières organiques présentes dans une eau brute est susceptible de varier de façon considérable en fonction de la saison. Le tableau 3 donne l’évolution des paramètres cinétiques des différentes eaux au cours de l’année pour une ozonation à un débit de 3,8 l/min et une concentration de 3,5 mg O3/l O2. L’évolution des paramètres cinétiques au cours de l’année suit l’évolution de la qualité des matières organiques : une différence a été notée entre périodes chau-
Tableau III
PARAMÈTRES CINÉTIQUES DES EAUX ÉTUDIÉES DURANT UNE OZONATION
ÉLÉMENTS | JUIN | JUILLET | AOUT | SEPT. | OCT. | NOV. | DÉC. | JANV. | FÉVR. | MARS | AVRIL | MAI |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
CHOLET 1 | ||||||||||||
K × 10² | 9,9 | 8,1 | • | • | • | 4,5 | • | 3,6 | 3,9 | • | • | • |
K × 10² | 1,1 | 0,8 | • | • | • | 1,1 | • | 0,2 | 0,1 | • | • | • |
Topt (min) | 11,1 | 12,0 | • | • | • | 10,8 | • | 12,3 | 11,8 | • | • | • |
E % | 65 | 62 | • | • | • | 43 | • | 38 | 39 | • | • | • |
LE PECQ | ||||||||||||
K × 10² | 4,7 | 9,5 | • | • | • | 5,7 | • | 8,0 | 4,3 | 8,5 | 3,8 | • |
K × 10² | –0,1 | 0,5 | • | • | • | 0,7 | • | –0,2 | 0,4 | 0,9 | 1,0 | • |
Topt (min) | 4,5 | 4,5 | • | • | • | 5,5 | • | 3,9 | 7,4 | 5,7 | 4,2 | • |
E % | 19 | 36 | • | • | • | 28 | • | 27 | 28 | 38 | 15 | • |
POISSY | ||||||||||||
K × 10² | 7,1 | 6,5 | 6,5 | 4,2 | 5,8 | 3,1 | 8,6 | • | • | • | • | • |
K × 10² | 0,3 | 0,6 | 0,4 | 0,3 | 0,6 | 0,1 | 0,3 | • | • | • | • | • |
Topt (min) | 8,3 | 9,5 | 7 | 5,5 | 4,3 | 7,5 | 4,2 | • | • | • | • | • |
E % | 33 | 49 | 37 | 22 | 21 | 21 | 30 | • | • | • | • | • |
* Paramètres non relevés — ** (min⁻¹)
chaudes et froides pour l'eau de lac (Cholet) alors qu’aucune évolution significative n'a pu être mise en évidence sur les eaux souterraines (Poissy, Le Pecq).
CONCLUSION
Cette étude a montré l'intérêt de l'absorbance à 254 nm comme paramètre d'asservissement d'une ozonation destinée à éliminer ou à transformer les matières organiques de l'eau.
Les cinétiques d’ozonation des matières organiques dépendent de plusieurs facteurs, principalement la concentration en ozone dans le gaz et l'ajout éventuel de catalyseur. En revanche le débit d’air ozoné n’a que peu ou pas d'influence. Les variables d'action et les constantes d’asservissement sont dépendantes des eaux à traiter et dans certains cas, de la période de l'année (période chaude ou période froide). Elles devront donc être périodiquement redéfinies.
Un spectrophotomètre UV à microprocesseur a donc été développé par la société SERES. Il est à l'heure actuelle en cours d’expérimentation à l’échelle industrielle où il semble donner entière satisfaction. Son domaine d'application ne se limitera pas à l'ozonation puisqu’il est également testé en parallèle avec un capteur aluminium, dans le cadre de l’asservissement d'un traitement de coagulation-floculation.
Bibliographie
1. Coin (L.), La Presse Médicale, vol. 72, n° 37, 1964.
2. Mallevialle (J.), Rousseau (C.), Suchet (M.), T.S.M. Spécial Hydrologie, p. 74-182, 1979.
3. Tsutsumi (Y.), Manem (J.), Bruchet (A.), Congrès AGHTM Perpignan, 1983.
4. Mallevialle (J.), Rapport interne Lyonnaise des Eaux sur les essais circulaires organisés sur la mesure du COT, 1980.
5. Langlais (B.), Dore (M.), Rapport d’étude financée par l’A.F.B. Seine-Normandie sur la mesure du COT dans les eaux, 1980.
6. Musquere (P.), Rapport interne Lyonnaise des Eaux sur l'utilisation de la cellule UV Siegrist à 254 nm, 1980.
7. Chrostowski (P.-C.), Thèse, Drexel University, 1981.
8. Brodard (E.), Thèse, Insa Toulouse, 1983.