HISTOIRES D’EAU
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[Encart : texte : De toutes les réalisations humaines, les barrages font partie de celles qui induisent un potentiel de risques très significatif. Entre 1959 et 1987, 30 ruptures de barrages ont été recensées dans le monde, faisant près de 18 000 victimes. En considérant l’ensemble des ruptures postérieures à 1800 dans le monde, quelle que soit la hauteur du barrage, on compte 144 ruptures de barrage… Quelques-unes de ces catastrophes ont causé des dommages considérables, sans faire de victimes. D’autres ont provoqué la mort de centaines ou de milliers de personnes : Malpasset à Buéoux en France (EIN n° 254 et 260), Vajont en Italie (EIN n° 351) ou encore Taum Sauk aux États-Unis.
La rupture d’un barrage n’est pas toujours prévisible, rarement instantanée et quasiment jamais observée en « live ». Sauf une qui répond à ces trois critères : celle du barrage de Teton survenue le 5 juin 1976.]
Construit entre 1972 et 1976 sur la rivière Teton dans le Sud-Est de l’Idaho (USA), le barrage du même nom est un barrage en remblai dont la vocation première est de produire de l’électricité tout en favorisant l’irrigation de 40 000 hectares de terres cultivables. Haut de 93 mètres, long de 950 mètres, sa construction se déroule sans problème notable. À la fin de l’année 1975, alors que l’ouvrage n’est pas
[Photo : La rupture d’un barrage n’est pas toujours prévisible, rarement instantanée et quasiment jamais observée en « live ». Sauf celle du barrage de Teton qui répond à ces trois critères : ces photos prises le 5 juin 1976 entre 7h40 (à gauche) et 11h45 (à droite) illustrent la ruine de l’ouvrage par effet de « renard hydraulique ».]
À peine achevé, on décide de mettre en eau la retenue sans plus attendre. La construction du barrage, qui a tout de même coûté plus de 100 millions de dollars au gouvernement fédéral, doit faire place à un début d’exploitation le plus rapidement possible.
Le 3 juin 1976, la retenue est pleine à 80 %. L’ouvrage se comporte normalement et personne parmi les ingénieurs qui ont supervisé sa construction ou parmi le personnel exploitant n’imagine qu’il n’a plus que quelques heures à vivre. Aucun signe précurseur, aucune fuite n’a été constatée dans les huit premiers mois de remplissage du réservoir. Deux jours avant la catastrophe, le 3 juin, d’infimes écoulements d’eau sont bien repérés en aval du barrage mais leur très faible débit (0,2 m³/s) n’inquiète pas les techniciens.
Le lendemain 4 juin, une augmentation de l’humidité en aval sur l’appui latéral du barrage est détectée et des écoulements d’eau additionnels d’environ 0,8 m³/s sont signalés. Mais là encore, la faiblesse des débits relevés rassure pleinement les ingénieurs. Le remplissage se poursuit.
C’est uniquement un hasard providentiel, la présence sur le site d’un professeur de sciences naturelles en visite de plein air avec sa classe, qui permettra d’éviter une catastrophe majeure.
Un hasard providentiel
Le samedi 5 juin 1976, un professeur de sciences naturelles venu dans la région accompagné de ses élèves dans le cadre d’une classe de découverte, arrive au pied du barrage. Il aperçoit sur le côté gauche de l’ouvrage, à mi-hauteur de la paroi, un mince filet d’eau, à peine plus large que ce qu’aurait laissé un robinet resté ouvert.
Pour le commun des mortels peu au fait du fonctionnement normal d’un barrage, il n’y a pas plus banal qu’une minuscule infiltration sur un ouvrage chargé de retenir des centaines de milliers de mètres cubes d’eau.
Mais par chance, et parce qu’il a entendu parler du phénomène, notre homme sait ce qu’est un « renard hydraulique » : un écoulement préférentiel qui se développe et prospère insidieusement au sein de la structure d’un ouvrage. L’eau se fraie un chemin, érodant les matériaux sur son passage, creusant ainsi un tunnel puis l’élargissant lentement, augmentant d’autant le débit de l’eau et donc son gradient hydraulique. Les matériaux érodés sont peu à peu expulsés vers l’extérieur, créant un vide qui va s’élargir avant de se traduire inéluctablement et de manière irréversible par une rupture totale de la paroi.
Ce phénomène, qui croît de manière exponentielle, ne laisse que quelques heures à peine de sursis au barrage qui va bientôt lâcher des millions de mètres cubes d’eau vers la vallée et ses dizaines de milliers d’habitants.
Constatant que la fuite semble prendre de l’ampleur, le professeur prévient à 7 h ce 5 juin les autorités locales qui se mettent immédiatement en rapport avec les exploitants de l’ouvrage.
Des débits de fuite de 0,8 m³/s sont mesurés à une quarantaine de mètres sous le sommet du barrage provenant d’une source à la jonction remblai-appui. Une première alerte qui inquiète le personnel exploitant.
En milieu de matinée, le débit des fuites augmente à 1,9 m³/s.
Des ouvriers sont envoyés en urgence sur les lieux pour
[Photo : L’onde de submersion qui recouvre la vallée est dévastatrice. Des milliers de maisons sont balayées, des sections entières de routes sont détruites, les lignes électriques sont arrachées comme des fétus de paille, les véhicules sont emportés par les eaux boueuses sur plusieurs kilomètres. 13 000 têtes de bétail périssent dans les eaux.]
[Photo : Le passage de l'eau laissera des couches de boues atteignant parfois près d’un mètre de hauteur.]
Tenter de colmater la percée, sans résultat.
Pire, on observe des débris de matériaux qui indiquent que l'intérieur de la paroi commence à se déliter ainsi qu'une progression ascendante de l’érosion vers l’amont du barrage. Bien qu’à ce moment le phénomène soit encore très local, il devient évident pour les techniciens que sa progression est inexorable et que l’ouvrage tout entier est d’ores et déjà perdu. L’alerte est rapidement donnée. Les autorités parviennent à mettre sur pied un plan d’évacuation complète de la zone en quelques heures, évitant ainsi des dizaines de milliers de victimes. À 11 h 57, un pan entier du barrage s’effondre dans un fracas épouvantable, libérant une masse d’eau de plus de 8 millions de mètres cubes.
Une vallée dévastée par des flots torrentiels
L’onde de submersion qui recouvre la vallée est aussi violente que dévastatrice. Des milliers de maisons sont balayées, des sections de routes entières sont détruites, les lignes électriques sont arrachées comme des fétus de paille, les véhicules sont emportés par les eaux boueuses sur plusieurs kilomètres. 13 000 têtes de bétail périssent dans les eaux boueuses.
Les flots torrentiels charrient une multitude de débris jusqu’au fond de la vallée, formant parfois des tas de boues mêlant déchets, animaux morts, troncs d'arbres, pans de maisons entiers. Le passage de l’eau laisse des couches de boues atteignant parfois près d’un mètre de hauteur.
Des produits toxiques provenant d’usines chimiques, notamment d’une usine de phosphate, sont déplacés avant d’être dispersés jusque dans les habitations. Les dommages matériels, considérables, s’élèvent à plus de 2 milliards de dollars. Mais au plan humain, on ne déplorera que 11 victimes, grâce à la clairvoyance du professeur de sciences naturelles qui aura permis l’évacuation préventive de la zone.
L’enquête attribuera l’apparition du « renard hydraulique » aux défaillances de l’étude géologique. La présence sur le site de roches volcaniques friables et de sols argileux trop perméables ne pouvait pas permettre au remblai d’assurer correctement sa fonction.
En revanche, le remplissage rapide du barrage n’a pas contribué à sa ruine. S'il avait été rempli plus lentement, sa destruction, inéluctable, ne se serait produite qu’un peu plus tard.
Elle confirmera en tout cas le caractère redoutable des phénomènes d’érosion interne et le risque de formation de « renards hydrauliques ».
Pour éviter que ce type de catastrophe ne se reproduise, des prescriptions techniques seront imposées avec, notamment, la mise en place d’un masque en remblai capable d’imperméabiliser le parement des parois pour éviter les infiltrations.
Le barrage de Teton, quant à lui, ne sera jamais reconstruit.
[Photo : Le barrage de Teton ou plutôt ce qu’il en reste aujourd’hui ne sera jamais reconstruit.]
En France, de 1970 à 1995, plus de 70 manifestations d’érosion interne ont été recensées par le Comité Français des Grands Barrages sur 550 grands barrages et 13 000 km de digues d’aménagement hydroélectriques. Huit « incidents sérieux » concernent le parc des 250 barrages en remblai français, classés grands barrages au sens de la CIGB. Mais à ce jour, aucune brèche n’a eu le temps de se développer...