Dans un précédent article, on a constaté la possibilité d'utiliser une biomasse spécialisée dans le traitement des déchets liquides, en particulier les eaux usées industrielles (1). Ce procédé, la « bio-augmentation », devient de plus en plus courant dans le traitement des eaux, compte tenu des résultats observés dans beaucoup d’industries (voir tableau). Cette technique comporte l’addition de bactéries mutantes en quantité suffisante pour accélérer la dégradation des molécules difficiles ou toxiques. Deux questions sont souvent évoquées concernant ces bactéries : comment sont-elles produites ? sont-elles dangereuses ? En fait les réponses à ces deux questions sont liées car, ainsi que nous le verrons, la méthode utilisée pour développer les souches constitue elle-même une garantie de sécurité.
L’utilisation de la bio-augmentation dans l’industrie
Industrie | Action | Composants chimiques |
---|---|---|
Chimie | Redémarrage après accident toxique | Acide organique, tensio-actif, produits de synthèse |
Augmentation de la capacité | Phénols, monomères | |
Raffineries | Dégradation d’excès d’hydrocarbures | 200 + ppm H.C. |
Tanneries | Dégradation des polyphénols | |
Sidérurgie | Démarrage d’activité biologique | H2S, phénol, cyanure |
Alimentation | Augmentation de la capacité | Frites, laiteries, etc. |
Meilleure dégradation de la graisse | Laiteries, charcuteries |
Préparation des souches
Les bactéries dégradent les polluants par l'intermédiaire de catalyseurs nommés enzymes qui sont lâchés dans le milieu.
Le « plan » de fabrication des enzymes se trouve inscrit dans la matière génétique ou A.D.N. En le modifiant par le moyen d'un agent mutagénique, nous pouvons augmenter la fabrication des enzymes de deux façons :
a) par dérégulation : le contrôle est bloqué et l’enzyme est fabriqué à pleine vitesse ;
b) par multiplication des plasmides : le plan de l'enzyme se trouve sur un élément génétique extrachromosomique ; si, par mutation, nous augmentons le nombre de copies d’un plasmide dans la cellule, la fabrication de l’enzyme est accrue en conséquence.
Mais les mutants que nous produisons par ces deux procédés ne sont pas stables, et après plusieurs générations, il y a une réversion spontanée du type d'origine.
Cette action entraîne deux conséquences :
— nos bactéries ne sont pas dangereuses si elles s’échappent dans la nature,
— il faut ajouter en permanence des bactéries au système.
Ainsi, nos bactéries sont d'origine naturelle et seule leur faculté de production est multipliée (par contre, les nouvelles souches produites dans les laboratoires par génie génétique peuvent contenir de nouvelles structures et caractéristiques et il est nécessaire de les utiliser avec précaution). Mais la modification et la sélection des bactéries mutantes constituent simplement un premier pas, les meilleures souches étant assujetties à plusieurs contrôles de sécurité afin de vérifier leur non-toxicité avant leur utilisation à l'échelle industrielle.
Les déchets semi-solides
Nous avons constaté que notre procédé est en voie de se développer dans l'industrie des eaux, mais la dépollution de celles-ci a mis en évidence un autre problème, celui du traitement des boues et des déchets semi-solides ; en effet, ceux-ci, à la sortie des stations d'épuration, peuvent renfermer encore une pollution importante provenant de la phase aqueuse et parfois transférée dans les boues sans dégradation. Auparavant, déchets et boues étaient souvent envoyés à la décharge ; or, l'on constate de plus en plus que ces dépôts, loin d'être inertes, contaminent la nappe phréatique et les eaux de source et peuvent produire des émanations dangereuses de méthane.
La bio-augmentation peut fournir une réponse à ce problème
Dans le traitement des eaux nous utilisons souvent des souches facultatives de bactéries qui se développent bien dans les milieux semi-solides ou pâteux.
Il a fallu en effet modifier nos techniques compte tenu du ralentissement de la migration des bactéries dans de tels substrats, comme les boues de graisses ou hydrocarbures, etc., qui manquent de nutriments ou qui contiennent du carbone en excès.
On a ainsi dégagé quatre filières où nous pouvons intervenir :
— le traitement des graisses et fécules,
— le traitement des boues,
— la détoxification des déchets,
— le traitement des lisiers animaux.
Dans un premier temps, nous cherchons à éliminer complètement les déchets, comme dans le cas de la graisse, et lorsque ce n’est pas possible, nous essayons de les rendre acceptables, non toxiques et d’en diminuer le volume, ainsi que nous l’exposons ci-après.
Le traitement des graisses et fécules
Les charcuteries, supermarchés, restaurants, ont tous un problème en commun, celui de l’évacuation des graisses : les canalisations sont souvent bouchées et ainsi font déborder de l'eau sale dans les cuisines et les sous-sols ; les bacs à graisse et fécule sont engorgés rapidement et il faut les vider dans certains cas tous les quinze jours, ce qui entraîne des frais d’exploitation importants.
Une solution moins onéreuse est offerte par l'emploi des techniques de la bio-augmentation qui consiste à introduire dans les canalisations, par les regards ou les éviers, un mélange équilibré d'enzymes et de bactéries spécialisées dans la dégradation des graisses et cellulose. Les enzymes attaquent les dépôts incrustés sur les parois et les détachent, laissant ainsi la place aux bactéries qui forment une couche « auto-nettoyante » dans les égouts et les bacs. Quand ceux-ci sont bien dimensionnés, les matières et graisses sont largement digérées, produisant un effluent acceptable dans les égouts.
Avec cette technique, les interventions sont réduites au minimum (environ un curage par an), pour éliminer sables et matières non biodégradables.
Un autre cas concerne les graisses pompées par les vidangeurs ou envoyées par les déshuileurs des stations d’épuration et qu’il est difficile de faire accepter à la décharge. Nous étudions dans chaque cas une filière économique pour éliminer par voie biologique ces matières dont l'incinération est très onéreuse compte tenu de la quantité d'eau qu’elles contiennent. Il faut noter qu’en utilisant des bactéries spécialisées, leur dégradation est accélérée et le volume de l'installation de traitement est réduit.
L’emploi de puissants détergents liquides dans les ménages fait que de plus en plus, les graisses sont émulsionnées, qu’elles traversent les dégraisseurs et arrivent dans le système biologique, associées à la boue.
Le traitement des boues
Dans les petites stations d’épuration municipales où il est difficile de régler fréquemment le dégraisseur, le problème des graisses est souvent rencontré, sous la forme de mousses lourdes en couches flottant sur le bac d’aération et le décanteur, ce qui produit une boue difficile à séparer.
A. Haubry, écrivant un article dans la présente revue en décembre 1984 (2), a rapporté de nombreuses communications données dans un congrès tenu sur le thème « Energy savings in water pollution control » qui mettaient l’accent sur la recherche des économies dans le traitement des boues où les dépenses d’énergie représentent de 5 à 20 % du total et même plus si on y ajoute les frais de matériel et de main-d’œuvre.
Il est évident que la boue ne peut être éliminée par le seul usage de bactéries spécialisées (la majeure partie de la boue se composant de bactéries) mais celles-ci permettent d’améliorer certaines phases du traitement, avec un double effet :
— diminution du volume des boues,
— amélioration de leurs caractéristiques.
Des composants non digérés, tels que les graisses peuvent se mélanger à la boue, augmenter son volume et réduire ses possibilités de séchage. Si nous utilisons la bio-augmentation, les bactéries mutantes dégraderont le matériel gênant, diminueront sa masse et son volume après épaississement ; la suppression des bactéries filamenteuses par la concurrence des mutantes diminuera l’indice de Mohlmann et aidera à sa siccité.
Toutes ces améliorations produiront des boues plus sèches contenant donc moins d’eau à transporter. En même temps, il en résultera une meilleure dépollution et la production de boues plus minéralisées et avec pour conséquence l’élimination des mauvaises odeurs venant de leur fermentation.
La boue peut être également interdite à la décharge ou à l’épandage par la présence de composants toxiques ou nuisibles pour l’eau de la nappe ; dans ce cas l’utilisation des bactéries mutantes, dans les stations d’épuration, permettra d’éliminer ces éléments toxiques.
Cette action est possible sur une gamme très importante de composants allant des graisses et hydrocarbures jusqu’aux composants complexes chlorés ou cyanurés.
La détoxication des boues
Une extension de ce processus est utilisée dans la détoxication des boues séchées notamment dans l’industrie pétrolière, où l’on utilise le procédé de « land-farming » pour traiter des boues contenant jusqu’à 5 % d’hydrocarbures : la boue est répandue dans les champs, mélangée à l’engrais et la terre par charrue, ce qui permet aux bactéries de dégrader les hydrocarbures suivant un processus long (un ou deux ans) mais simple et moins onéreux que l’incinération. Si l’action de ces bactéries naturelles est renforcée par celle de bactéries spécialisées, l’activité est non seulement accélérée mais élargie…
Les hydrocarbures et certains éléments toxiques sont aussi dégradés en trois ou quatre mois ; on a même pu constater un tel effet sur 300 ppm de dérivés chlorés de phénol contenus dans la boue et éliminés en quatre semaines.
Dans le cas de matériaux toxiques, le procédé suivant est utilisé. La boue est répandue dans une enceinte imperméable (formée d’argile ou d’une feuille de plastique) suivant une couche de 25 à 30 cm d’épaisseur puis elle est mélangée avec de l’engrais et les bactéries spécialisées. L’ensemble est aéré par l’action d’un motoculteur. Il reste alors simplement à conserver une humidité et une température convenables pour que les bactéries dégradent les matières toxiques. On mélange parfois la boue avec une partie de terre pour ouvrir la structure et aider à l’aération de la boue.
Si le lit est bien réalisé, étanche, avec une pente correcte et qu’il comporte un drain pour l’éventuel lixiviat, le résultat est garanti : le « jus » est dépollué et remis en circulation sur le lit pour faciliter l’humidification et l’ensemencement (figure 3). Cette méthode de traitement est très répandue en Allemagne, en Hollande et aux États-Unis où l’on constate que si son application est correcte, elle se révèle plus sûre et moins onéreuse que l’incinération, spécialement pour l’élimination des composants chlorés tels que les PCB.
Dans un processus similaire, nous avons dépollué et recyclé des lixiviats provenant d’ordures ménagères en utilisant des bactéries spécialisées pouvant dégrader une DCO de 40 000 à 80 000 mg/litre.
Les lisiers animaliers
Quand le terrain et les cultures sont convenables il est toujours souhaitable d’utiliser les lisiers comme engrais, en conservant ainsi les valeurs nutritives et humiques du sol, mais il faut attendre le moment pour les épandre, en dehors des saisons humides et des périodes où les cultures n’ont pas besoin d’engrais et il faut alors les conserver dans des fosses possédant une capacité de deux à trois mois de stockage.
Malheureusement le lisier devient alors très épais et difficile à pomper et pose souvent des problèmes de mauvaises odeurs au moment de son épandage.
Les bactéries spécialisées peuvent maintenant résoudre simultanément ces deux problèmes par une minime addition, opérée si possible au moment du remplissage de la cuve, pour minimiser les dépenses d’énergie. Elles sont utilisées pour la dégradation des polymères tels que la cellulose, et le lisier reste ainsi beaucoup plus liquide.
D’autres souches dégradent les composants odorants sulfurés afin de réduire les odeurs au moment de l’emploi, de conserver le lisier liquide et de maintenir cet engrais disponible.
Conclusion
Une gamme de nouveaux procédés utilisant l’activité de bactéries mutantes est en cours de développement pour faire face au renouvellement continu de problèmes de traitement, des pollutions qui demandent des bactéries nouvelles, lesquelles ouvrent le champ à leur tour à de nouvelles applications.
C’est un domaine en pleine évolution où beaucoup reste à faire dans le développement des techniques et spécialement dans la recherche des nouvelles bactéries.
Il est intéressant de constater qu’après une période d’éclipse par des procédés physiques ou chimiques, nous réutilisons la flexibilité, la fiabilité et la rentabilité des méthodes biologiques…
Bibliographie
- (1) Scammel, L’Eau, L’Industrie, les Nuisances, n° 86 (octobre 1984), p. 41-43 : « Vers utilisation d’une biomasse spécialisée dans le traitement des eaux usées ».
- (2) Haubry, L’Eau, L’Industrie, les Nuisances, n° 88 (décembre 1984), p. 21-26 : « Le traitement des boues urbaines : L’énergie en question ».