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Un moyen original pour surveiller la qualité de l'eau

28 mars 1997 Paru dans le N°200 à la page 44 ( mots)
Rédigé par : Marielle THOMAS, André FLORION et Didier CHRETIEN

La qualité des ressources en eau doit être étroitement surveillée pour qu'elles puissent répondre en toute sécurité à leurs multiples usages. Dans ce but, il apparaît aujourd'hui incontournable de coupler des données physico-chimiques à des information biologiques. Une contribution à cette approche est apporté avec la réalisation du Gymnotox, par le Centre International de l'Eau de Nancy-Nan.c.i.e. et le Laboratoire de Biologie Appliquée - Université Henri Poincaré, Nancy 1. Il s'agit d'un détecteur biologique des pollutions des eaux, fondé sur l'exploitation en temps réel des décharges électriques émises naturellement par des poissons. Une description détaillée de cette nouvelle technologie, développée grâce au soutien de la Communauté Urbaine du Grand Nancy et de l'Agence de l'Eau Rhin-Meuse, est présentée parallèlement à des informations sur les performances et les avantages qu'offre un tel biodétecteur.

[Photo : L'organisme-test du Gymnotox - Apteronotus albifrons, un poisson sud-américain, faiblement électrique, de l’ordre des Gymnotiformes et de la famille des Apteronotidae.]

La surveillance de la qualité de l'eau est une démarche classique, motivée par diverses raisons, comme celles de satisfaire à des normes (respect de la réglementation), de permettre son usage (performances d'ouvrages), d’alerter en cas de problèmes (distribution d’une eau potable) et de suivre son évolution (réhabilitation de rivières, par exemple).

Dans cette optique, l'utilisation de capteurs physico-chimiques est classique, en permettant un suivi continu et ciblé sur un facteur donné. Ainsi la température, le pH, la turbidité, l’oxygène dissous, la conductivité, le carbone organique total, l'ammoniaque, sont autant de paramètres régulièrement contrôlés. Avec certains capteurs plus récents, il est possible de détecter la présence de polluants potentiels, comme par exemple les hydrocarbures et certains

[Photo : Figure 2. La décharge électrique engendrée par Apteronotus albifrons (Gymnotiformes, Apteronotidae) : a. Présentation de l’allure pseudo-sinusoïdale de la forme du signal électrique. b. Décomposition spectrale du signal électrique à partir de la transformée de Fourier : spectre de puissance des huit premiers harmoniques (ordonnée en échelle logarithmique).]
[Photo : Figure 3. Schéma simplifié du dispositif électronique pour la capture et le traitement des signaux électriques engendrés par Apteronotus albifrons.]

métaux. Cependant, un enregistrement continu est irréalisable pour beaucoup de substances xénobiotiques et parfois même l’analyse est impossible. Aussi le problème de la surveillance de la qualité des eaux s’avère-t-il complexe et il l’est d’autant plus que l’on se trouve confronté à certaines interrogations plus pressantes telles que celles-ci : comment détecter et doser une substance en cas de dégradation partielle ou d’absorption sur un substrat ? Comment appréhender les effets cumulatifs ou synergiques de différentes substances réagissant entre elles ? Comment aborder le problème des micropolluants, substances qui interviennent à des doses infimes dans la pollution des eaux de surface et qui sont très difficiles à mettre en évidence par les procédés d’analyse habituels ? La réponse à ces questions est aujourd’hui donnée par l’approche biologique, une méthode de surveillance plus globale, dans la mesure où elle permet d’apprécier l’ensemble des effets de variations qualitatives des écosystèmes aquatiques. Si l’intérêt d’utiliser des organismes biologiques réside dans le fait qu’ils constituent de parfaits intégrateurs des variations du milieu, encore faut-il qu’ils apportent une réponse sensible, rapide, crédible et facilement mesurable. Il faut en outre que l’organisme-test soit adapté aux conditions de surveillance en continu de la qualité des eaux. C’est ce que proposent le Centre International de l’Eau de Nancy (Nanc.I.e.) et le Laboratoire de Biologie Appliquée de l’Université Henri Poincaré - Nancy 1, avec la présentation du Gymnotox, un nouveau procédé de détection biologique des pollutions des eaux. Ce biodétecteur est fondé sur l’exploitation de décharges électriques émises naturellement par un poisson tropical, l’aptéronote, véritable capteur intégrateur de données multiples.

Présentation de l’organisme-test

Il s’agit d’un poisson originaire des eaux douces d’Amérique du Sud, l’aptéronote ou encore Apteronotus albifrons (famille des Apteronotidae, ordre des Gymnotiformes). Son nom de genre le décrit déjà partiellement puisqu’il signifie « sans nageoire sur le dos ». Le nom d’espèce (albifrons) précise qu’il a le front blanc. Une caractéristique morphologique tout à fait particulière chez ce poisson est sa longue nageoire anale qui, par ondulation réversible, lui permet de se déplacer aussi bien vers l’avant que vers l’arrière. Il est présenté sur la figure 1.

Ce poisson est une espèce territoriale, de caractère agressif et de mœurs nocturnes. Si l’aptéronote intrigue depuis fort longtemps les indiens qui, sous le nom d’Esprit noir, y voient la réincarnation de leurs ancêtres, il nous a interpellé plus récemment pour une tout autre raison. En effet, l’aptéronote possède une étonnante particularité, celle d’émettre naturellement et continuellement un signal électrique de type ondulatoire. Cette capacité d’électrogenèse s’explique par la présence d’un organe électrique, constitué de plusieurs colonnes de cellules aplaties, évolutivement dérivées de fibres nerveuses. Sous la commande d’un centre rythmeur (le pacemaker) qui se trouve au niveau du système nerveux central, il se produit une dépolarisation synchronisée de toutes les cellules, qui engendre un courant électrique, dont le potentiel global est la somme des tensions cellulaires différentielles. Comme chez tous les poissons électriques, ces décharges servent au sondage du milieu et à la communication et sont naturellement couplées à des dizaines de milliers d’électrorécepteurs cutanés qui reçoivent l’image électrique de ce milieu.

La figure 2 est une illustration du signal bioélectrique de l’aptéronote. On constate que la transition entre les alternances positive et négative se singularise graphiquement par un décrochement plus ou moins long. Le signal est d’allure pseudo-sinusoïdale. La gamme de fréquence des décharges électriques de l’aptéronote est comprise entre 750 et 1 250 Hz suivant les individus, pour une température de l’eau de 25 °C. Un tel niveau de fréquence est extraordinairement élevé pour un oscillateur biologique. Il présente pour nous un avantage certain au niveau de la capture du signal car il est suffisamment éloigné des fréquences industrielles (50 Hz) génératrices de parasites.

Le sens électrique de l’aptéronote, normalement dévolu à des fonctions de localisation et de communication entre congénères, est

exploité par le biodétecteur pour nous renseigner sur toutes les modifications qualitatives de l'eau dans laquelle se trouve le poisson, car les caractéristiques de son signal sont un reflet fidèle du métabolisme de l’animal.

Principe et fonctionnement du biodétecteur

Il consiste en la caractérisation temporelle des signaux bioélectriques ondulatoires de l’aptéronote, en termes de fréquence et de forme. Ces deux grandeurs, remarquables de stabilité en conditions normales, sont susceptibles de variations lorsque la qualité physico-chimique du milieu environnant change (arrivée d’une vague de pollution par exemple).

D'un point de vue pratique, le biodétecteur peut être décomposé en deux unités : la première est dévolue au prélèvement continuel et à la thermorégulation de l'eau dont on souhaite surveiller la qualité. Une parfaite maîtrise de la température de l'eau est effectivement essentielle, compte tenu d’une part des exigences biologiques de l’organisme-test (poisson tropical) et d’autre part de l’étroite dépendance de sa réponse électrique vis-à-vis de ce facteur. La seconde unité est la zone-test. À ce niveau, l'eau thermorégulée (25 °C) est distribuée de façon synchrone dans trois aquariums calorifugés, renfermant chacun un poisson. Afin de recueillir l'information électrique, un couple d'électrodes est placé aux deux extrémités et dans l’axe d’un tube de PVC dans lequel se réfugie spontanément le poisson. Ce tube assure la double fonction, de sécuriser le poisson et de faciliter en même temps le recueil du signal électrique. L’aptéronote, poisson très « coopératif », est très peu sujet au stress et se laisse facilement manipuler.

Les signaux électriques une fois recueillis sont amplifiés, sans modification de leur forme. Une station informatique se charge alors d'interroger séquentiellement les trois poissons, de façon à exploiter en temps réel les informations électriques qu'ils délivrent continuellement. Précisons que durant le temps où le signal est envoyé en original à l’ordinateur pour être analysé spectralement (à partir de la transformée de Fourier), il est également traduit en impulsions rectangulaires, pour permettre la mesure de sa fréquence (avec une précision de 1/10 ème de Hertz). La forme du signal, son analyse spectrale et les variations temporelles de la fréquence des décharges électriques s’affichent en temps réel sur l’écran de l’ordinateur. La figure 3 schématise les différentes étapes de recueil et de traitement des signaux électriques délivrés par les poissons. Enfin une sonde de température, placée dans chaque bac, recueille les éventuelles variations thermiques de l'eau dans laquelle se trouvent les poissons. Cette information est directement envoyée à l’ordinateur, qui se charge de corriger en temps réel les données bioélectriques de chaque poisson en fonction des éventuelles variations de température de l'eau de son bac.

Un traitement mathématique est ensuite appliqué à l’ensemble des données recueillies. S’il est vrai que les poissons électriques possèdent un signal dont l’allure et la gamme de fréquence sont globalement caractéristiques de l’espèce à laquelle ils appartiennent, il est remarquable que chaque individu se distingue néanmoins de ses congénères par des détails de fréquence et de forme du signal qui lui sont propres. Aussi chaque poisson-test est-il doté d'une « carte d'identité électrique ». Il peut être alors considéré comme son propre témoin lorsqu’à chaque instant, on compare les valeurs de ses deux caractéristiques électriques (fréquence et forme) avec des données historiques (enregistrées chez le même individu) et pour lesquelles un intervalle de confiance à 95 % a été calculé. Cela permet d’identifier tout comportement électrique anormal chez l'un ou l'autre des poissons et donc de détecter une situation d’alarme.

[Encart : Un système breveté Il a fallu trois années d’étude aux chercheurs du Centre International de l’Eau de Nancy (Nanc.iec.) et du Laboratoire de Biologie Appliquée de l’Université Henri Poincaré (Nancy 1) pour développer le biodétecteur. Le travail, financé par la Communauté Urbaine du Grand Nancy et l’Agence de l'Eau Rhin Meuse, a permis le développement et la validation du procédé aussi bien en laboratoire que sur site. Ce système breveté a reçu tout récemment le nom de Gymnotox, en référence à la fois à la fonction à laquelle il est dévolu et à l'ordre taxinomique des Gymnotiformes auquel appartient l’aptéronote. Le transfert technologique de cette recherche a permis grâce au concours d'une PME régionale, ER ingénierie, la réalisation du premier Gymnotox® version industrielle, en février 1997.]

Performances du procédé

Définir les performances du Gymnotox, c’est tout d’abord s’intéresser au concept de sensibilité de la réponse. Il est clair que cette notion ne prend son sens que par rapport à deux autres : la première est celle de plus petite concentration détectée, la seconde celle du temps nécessaire au déclenchement de l’alarme. Ces deux notions caractérisent réellement l’information utile, que nous nous sommes attachés à préciser au travers de tests toxicologiques pour plusieurs substances polluantes.

Ainsi, à titre d’exemple, le Gymnotox est capable de détecter en moins d'une demi-heure une concentration de 35 µg/l de cyanure, soit une valeur inférieure à celle autorisée dans les eaux de consommation. Cet exemple est une bonne illustration de la sensibilité et de la rapidité du procédé et plus encore si on le compare aux performances de détection de la truite arc-en-ciel, Oncorhynchus mykiss, qui est un organisme de référence dans le domaine de la toxicologie en général et de la détection biologique en particulier. En effet, des tests d’intoxication ont été menés en parallèle sur cette dernière espèce. On montre que les premières réponses comportementales des truites ne surviennent qu’à partir de 100 µg/l de cyanure, soit une concentration 2,5 fois supérieure à celle détectée par le Gymnotox, en un temps néanmoins correct puisque de vingt minutes.

Une telle comparaison entre ces deux espèces de poisson est encore plus favorable au procédé si nous considérons les résultats enregistrés avec le phénol. Ainsi il faut approximativement trente minutes aux poissons électriques pour détecter 1 mg/l de phénol, alors qu’avec les truites, aucune perturbation comportementale n’est visible tant que les concentrations en phénol ne dépassent pas le décuple de la valeur détectée par les aptéronotes !

Ce résultat est encore plus intéressant si l'on veut bien se rappeler que les truites sont généralement reconnues comme étant plus sensibles que les moules ou les bactéries aux divers produits phénolés. De la même façon, des tests réalisés en laboratoire montrent que les poissons électriques constituent des détecteurs de pollutions extrêmement efficaces et rapides, permettant une surveillance en continu et en temps réel de la qualité de l'eau.

tions aux hydrocarbures très nettement plus performants que les truites.

Si de tels exemples nous instruisent très clairement des performances du Gymnotox en termes de sensibilité et de rapidité, n'oublions pas pour autant qu'un biodétecteur doit être à même de répondre à une troisième exigence, qui est la crédibilité de l'information collectée. Il faut à ce propos avoir conscience du fait qu'une mauvaise information (fausse alarme) peut temporairement créer plus de problèmes que le biodétecteur n'en résout. En effet, une alarme quelle qu'elle soit a toujours des implications économiques et sociales, telles qu'un retard ou un arrêt de la distribution et de la production d'eau potable, un arrêt temporaire d'activités industrielles, etc. Vis-à-vis de cette exigence, le Gymnotox possède un atout certain, car il exploite chez les aptéronotes une activité biologique naturellement stable. Une variation de l'une ou l'autre ou des deux caractéristiques électriques n'est jamais fortuite mais au contraire est toujours la conséquence d'une modification de l'environnement du poisson ; cela est une solide garantie face au problème coutumier auquel est confrontée la plupart des systèmes de détection biologique, à savoir celui des fausses alarmes.

Conclusion

La nécessité s'impose d'un double recours, physico-chimique et biologique, pour une surveillance efficace de la qualité de l'eau, surveillance à laquelle le procédé exposé apporte une contribution notable, en raison des nombreux avantages qu'il offre.

Parmi ceux-ci, nous retiendrons pour l'essentiel la bonne sensibilité et la grande rapidité des réponses développées par les poissons électriques. D'autre part, il offre une grande fiabilité, ainsi que de nombreuses possibilités de paramétrages pour l'utilisateur.

Enfin, il fournit des données facilement interprétables, ce qui n'est pas négligeable, en particulier dans l'exercice de validation du système sur site, auquel se livrent actuellement le Nan.c.i.e. et ses partenaires universitaires et industriels. Le Gymnotox est une contribution à un travail de recherche plus global, qui consiste à appréhender les phénomènes de variations qualitatives des écosystèmes aquatiques par le biais d'une approche multi-trophique.

Un réseau européen de scientifiques s'est d'ailleurs constitué, à l'initiative du Nan.c.i.e., afin de mobiliser l'intérêt de l'Union Européenne sur cette thématique. ■

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