À la suite des deux conflits mondiaux du XXième siècle, le territoire national français est une des régions au monde qui a subi le plus de dégradations environnementales, avec des séquelles des milieux naturels qui portent surplus de 4 000 communes, ainsi que sur ses façades maritimes et qui sont aujourd'hui reconnus par l'O N U. La diversité des armes et produits chimiques utilisés, les effets différés liés à la dégradation progressive dans les sols des munitions non explosées, les stockages d'urgence de munitions récupérées ont conduit à une détérioration de la qualité des sols, les sédiments et des eaux souterraines préoccupantes dans l'emprise des zones de conflits. Ces éléments devront être intégrés dans la gestion de l'espace et des ressources naturelles, conformément aux directives européennes. Par ailleurs, de nouveaux risques peuvent apparaître ; ils sont liés à de nouvelles pratiques agricoles, labours profonds et acidification des sols par exemple, à des accidents maritimes associés à la pêche en eau profonde, voir à des modifications climatiques à la source du développement des incendies de forêts, susceptibles de remobiliser les séquelles des deux conflits mondiaux.
L’ONU a commencé à aborder à la fin du XXème siècle les séquelles environnementales des grands conflits militaires. Les guerres qui ont ravagé l’Europe de l’ouest à la fin du XIX et dans la première moitié du XXème siècle ont pourtant laissé des traces d’altération définitive des milieux naturels, notamment des sols et des eaux, avec des effets diffus et différés que l’on commence seulement à percevoir. À titre d’exemple, la « place à gaz » redécouverte en 1972 dans la forêt de Spincourt, au nord de Verdun (55) et en cours de traitement depuis 2004 présente des concentrations en arsenic dans les sols qui peuvent atteindre 150 000 mg/kg. Elle correspond à une place de traitement par « pétardage » et incinération de munitions utilisée en 1922 par des ferrailleurs ayant obtenu l’agrément du Ministère de la Guerre.
L’objet du présent document est de tenter de préciser les sources d’altération, les zones concernées par ces altérations des fonds géochimiques naturels et les risques qui y sont associés.
Afin de disposer d’un référentiel objectif de qualité des milieux, ces éléments prennent toute leur importance au regard des nouvelles activités économiques susceptibles de se développer, de la mutualisation nécessaire des moyens de restauration des zones dégradées par les deux conflits mondiaux en France et enfin, de la définition des mesures d’identification de la dégradation diffuse à mettre en place sur les ressources en eaux ou sur les écosystèmes en fonction de l’usage auxquels ils sont destinés.
En France, les zones concernées sont en constante évolution du fait des mesures de restauration mises en œuvre depuis 1918. Elles touchaient, à l’origine, 3 337 000 hectares répartis sur 4 000 communes et 10 départements.
La démarche proposée concerne essentiellement le territoire national ; ponctuellement, des références sur des pays étrangers viennent en appui à l’argumentaire développé.
Les sources d’altération associées aux munitions
Nature des sources
Parmi les sources de dégradation des milieux liés aux deux conflits mondiaux et à ceux qui ont suivi (notamment au Vietnam, en Afghanistan, en Irak et en Iran), on peut retenir différents composés minéraux ou organo-minéraux.
Les premiers concernent les armes chimiques parmi lesquels on distingue les incapacitants, les neutralisants psychiques ou physiques et les agents létaux (vésicants, suffocants, asphyxiants et neurotoxiques).
Sous diverses formes, l’arsenic rentre dans la composition de dérivés organiques irritants :
- l’arsine ou hydrogène arsénié,
- les arsines aliphatiques utilisées comme vésicants et irritants, dont les lewisites fabriquées par les Américains à partir de 1918,
- les arsines aromatiques (benzène et naphtalène),
- les arsines hétérocycliques se prêtant à la vaporisation en chandelle avec dégagement de fumées et connus dès 1932 (arsacridine), mais qui n’ont jamais été utilisés.
L’acide cyanhydrique est utilisé à partir de 1916 (vincennite : mélange de trichlorure d’arsenic, de tétrachlorure d’étain, de trichlorométhane et d’acide cyanhydrique), le brome sous forme d’éther bromoacétique en grenades et projectiles à partir de 1915 et de bromure de benzyle comme gaz lacrymogène, assez peu soluble dans l’eau (100 000 obus sont tirés au canon de 155 en Argonne en juillet 1915) ; le chloroformiate de méthyl chloré, dérivé du phosgène, agent lacrymogène en obus de 170 mm, a été mis en œuvre à partir du 18 juin 1915 à Neuville-Saint-Vast (59). L’ypérite (sulfure de 2,2-dichlorodiéthyle ou thioether) ou gaz moutarde, vésicant actif au-delà de 6 °C sur les muqueuses, la peau et les yeux, mutagène, a été découvert en 1886 ; une variante est l’ypérite visqueux, mélange de composé arsénié, de cire de lignite et de polystyrène. Le 22 avril 1915, lors de la bataille d’Ypres, 6 000 bouteilles libérant 180 tonnes de chlore furent ouvertes et le nuage de gaz fit 10 000 victimes.
On peut encore citer :
- la chloropicrine ou trichloronitrométhane, soluble dans l’eau, dégradable,
- l’hydrogène phosphoré ou phosphine,
- le phosgène ou dichlorure de méthanoyle, oxychlorure de carbone ou dichlorure de carbonyle, agent suffocant utilisé entre 1914 et 1918, très soluble dans l’eau avec laquelle il réagit et qui fut responsable de 85 % des tués par armes chimiques entre 1914 et 1918,
- l’herbicide 2,4,5-T ou agent orange utilisé comme défoliant à partir de 1962 au Vietnam,
- le sarin, neurotoxique organophosphoré fluoré, liquide soluble dans l’eau, découvert en 1939 et interdit depuis, qui se dégrade en quelques semaines dans l’environnement avec des métabolites qui peuvent être toxiques. Découvert en 1936, son homologue, le tabun (N-diméthylaminocyanophosphite d’éthyle), liquide incolore à brun, est un neurotoxique dangereux par inhalation et par contact dermique. Le soman (méthylfluorophosphonate de pinacolyle), découvert en 1944, deux fois plus toxique que le sarin est lui aussi un liquide incolore neurotoxique organophosphoré,
- et enfin le trichloréthylamine, insidieux et puissant vésicant et suffocant, l’éther carbamique de la choline, neurotoxique, la léwisite, et l’adamsite.
Lors de la troisième convention de Genève signée en 1925, les pays signataires s’engagèrent à ne plus utiliser d’armes chimiques. Pour plus d’informations, on peut se reporter utilement à l’article sur les armes chimiques de Wikipedia® et aux documents-guide élaborés par l’INERIS.
Les seconds se rapportent aux éléments métalliques entrant dans la fabrication des munitions
Entrant dans la composition des douilles et des munitions, les métaux concernés sont le nickel, le cobalt et le cuivre, l’étain (les obus explosifs à la « mélinite » qui pèsent 5 kg, en acier étamé à l’intérieur, sont chargés d’un mélange de 60 % de crésylite et de 40 % de mélinite ; ils sont armés de fusée percutante), le plomb composant des balles et schrapnels (un obus à balles pèse 7,2 kg et contient 300 billes de plomb durci), l’azoture de plomb en remplacement du fulminate de mercure dans les amorces, le cadmium dans certaines munitions, l’uranium appauvri utilisé plus récemment.
L’arsenic, au même titre que l’antimoine, est utilisé comme agent durcissant des balles en plomb à raison de 7 à 10 % (limite dans l’eau potable fixée à 7 µg/l). Il a été remplacé ultérieurement par le bismuth.
Enfin, les derniers ont trait aux explosifs et agents de propulsion.
Ils concernent les composés nitrés dans les charges propulsives ou les explosifs.
C’est d’abord le nitrate de potassium ou salpêtre, puis le coton-poudre, TNT ou nitrate de cellulose, explosif utilisé en remplacement de la poudre noire après 1880. Le perchlorate de potassium ou perdite, plus stable, est utilisé à partir de 1915 par la Royal Navy en remplacement des explosifs nitrés.
Le perchlorate d’ammonium est mis en œuvre en substitution du TNT après 1940 comme oxydant (munitions) et comme propulseur solide (roquettes et missiles), toxique avec une action sur la thyroïde, polluant non organique persistant, soluble dans l’eau. Il rentre dans la composition des propergols composites.
En dernier ressort, sont concernés les explosifs à base de nitrotoluène, nitroben-
zène, nitrophénol, nitro-anisol et nitro-aphtaline, comme la mélinite obtenue à partir de l’acide picrique par nitration de phénol découvert en 1885, explosif brisant, peu soluble dans l'eau, le dinitro naphtalène par nitration du naphtalène, flegmatisant actif car difficile à amorcer, fondant à 140 °C, peu soluble dans l'eau.
Par ailleurs, il faut prendre en compte les produits de décomposition et les métabolites des molécules-mère qui se dégradent en milieu naturel. Par exemple, le TNT ou 2,4,6-trinitrotoluène se dégrade sous l'effet des bactéries en milieu anaérobie ou aérobie notamment en nitrocrésols et amino-nitro-toluènes, anilines. Certaines molécules sont stables dans l'environnement et plus toxiques que la molécule mère.
Enfin et accessoirement, il faut intégrer les conditionnements de munitions, dont les papiers paraffinés, hydrocarbures saturés liquides pour des chaînes de 8 à 9 éléments et solides pour des chaînes de 20 à 40. La paraffine était aussi utilisée comme flegmatisant dans la fabrication des explosifs en association avec la mélinite.
Quantités mises en œuvre
Quelques exemples permettront de cerner les quantités mises en œuvre en France ou, à titre d'illustration, à l’étranger.
Durant la seule bataille de Verdun, 120 000 tonnes de munitions, avec un approvisionnement moyen de 2 000 tonnes/jour, auraient été dirigées vers les zones de combat par la Voie Sacrée ; au cours du premier conflit mondial, le secteur de Verdun aurait reçu 90 millions d’obus sur une surface limitée ; 30 % n’auraient pas explosé et auraient pu pénétrer jusqu’à 15 m de profondeur en fonction de la nature du sous-sol et de son état de surface. Sur la base de 1 g de mercure pur par amorce, 90 tonnes de mercure ont été dispersées dans les différents compartiments de l'environnement de ce secteur.
D’après les estimations de Prentiss en 1937 et de Linnenkohl en 1996, au cours de la première guerre mondiale entre 1,4 milliard pour le premier et 0,856 milliard d’obus pour le second auraient été tirés. Ces estimations n’intègrent pas les munitions conventionnelles, balles, grenades.
Le service de déminage du Bade-Wurtemberg, en Allemagne, qui occupe 33 personnes a retrouvé et neutralisé 6 680 tonnes de munitions et 25 375 bombes d’avions entre le 12 août 1946 et le 31 décembre 2008.
Au cours du premier conflit mondial, 190 000 tonnes d’armes chimiques furent produites dont 93 800 tonnes de chlore et 36 600 tonnes de phosgène. À la fin de la guerre de 1914-1918, 110 000 à 130 000 tonnes d’agents chimiques auraient été utilisés sur le seul front de l’ouest. Pour la seule année 1918, 25 % des munitions utilisées auraient été des armes chimiques. 80 millions de litres de défoliants dont 60 % d'agent orange, ce qui équivaut à 400 kg de dioxine pure, auraient été déversés entre 1961 et 1971 sur 3,3 millions d’hectares de forêts et de terres au Vietnam. Une étude menée aux USA par l'université de Colombie tendrait à montrer que 80 g de dioxine pure dissoute dans un réseau d’eau potable permettrait d’éliminer une ville de 8 millions d’habitants.
Les conséquences sur l’environnement
Les dommages à l'environnement liés aux deux conflits mondiaux en France concernent successivement :
• les sites de fabrication de munitions : Pont-de-Claix et Saint-Auban pour l’ypérite, Angoulême et Toulouse pour le coton poudre et les composés nitrés, Toulouse et Saint-Médard pour le perchlorate d’ammonium, Billy-Berclau pour les composés explosifs nitrés civils,
• les sites d’entraînement civil et militaire,
• les sites d’enfouissement des munitions périmées ou récupérées sur les zones de combats par les services de déminage,
• les zones de combats, proprement dites, où des pollutions diffuses ont déjà pu être identifiées.
Notre propos ne s'intéressera qu’aux deux derniers volets, le premier et le second faisant l’objet d’études spécifiques menées par les exploitants ; le site de Bordeaux, notamment, a nécessité en 2011 l’arrêt temporaire de l’exploitation de 25 % des ressources de la communauté urbaine de l'agglomération à la suite de la découverte d'une contamination des eaux par le perchlorate d’ammonium. Après l’élaboration par l’ARS de normes fixées à 15 µg/l pour les adultes et 4 µg/l pour les nourrissons concernant le perchlorate d’ammonium, la situation des captages concernés est aujourd'hui contrôlée.
Dépôts sous eau de munitions périmées
Les munitions périmées ou récupérées lors d’opérations de déminage ont été éliminées suivant diverses voies. La Convention internationale pour « interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage, de l'emploi des armes chimiques et sur leur destruction » (CIAC) du 2 mars 1995, entrée en vigueur le 29 avril 1997 en France, interdit aujourd’hui en son article 2 le « déversement dans des eaux quelconques, enfouissement ou combustion à ciel ouvert » de munitions périmées ou récupérées. Seules l'Allemagne, la Belgique et l'Angleterre disposent, aujourd’hui, d'unités de traitement des munitions déclassées ou récupérées lors des opérations de déminage. Un projet de construction d’une unité similaire dénommée SECOIA (Site d’Élimination des Chargements d’Objets Identifiés Anciens) existe en France depuis 1997, mais n’est pas opérationnel à ce jour. La France a donc recours à des stockages sécurisés en attendant de disposer des moyens techniques d’élimination adéquats de ces munitions.
D’après l’ONG Open Green Blue, en juillet 2008, les USA disposaient d’installations spécialisées situées dans l’UTAH qui ont permis de détruire 55 % des 27 000 tonnes de munitions chimiques dont disposait le pays, alors que dans le même temps, un tiers des 39 000 tonnes du stock d’armes chimiques de l’ex-URSS a été détruit. En Europe, la réglementation REACH devrait accélérer l’élimination de telles armes. Avant le stockage sur des sites sécurisés
(à Vimy, Suippes, Saint Jure notamment), l’élimination des munitions était donc réalisée jusqu’en 1997 suivant différents processus, notamment par pétardage des munitions pratiqué à terre ou en mer (en baie de Somme au XXᵉ siècle, en particulier).
Les décharges en mer
Bien que la convention de Londres sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion des déchets interdise, depuis le 30 août 1975, ce type de pratiques, le stockage en fosse marine et le « pétardage » en mer de munitions a été d’un usage courant dans de nombreux pays durant le XXᵉ siècle. D’après l’Ademe, il en existerait une centaine sur la façade Atlantique suivie par la Convention OSPAR (pour Oslo-Paris) pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du Nord-Est (validée par 15 pays européens), dont la fosse des Casquets au large de la Normandie. Cette convention est entrée en vigueur le 25 mars 1998. Membre de l’ONG Greencross International, le physicien Stéphan Robinson estime ainsi que 100 000 tonnes d’armes chimiques reposent au fond des mers.
Les décharges en eau douce
De nombreux lacs ont servi d’exutoires pour le stockage de munitions périmées ou récupérées sur les champs de bataille. À titre d’exemple, on peut citer le lac de Gérardmer, en France, qui aurait accueilli 30 à 40 tonnes de munitions d’après plusieurs associations (dont des grenades au phosphore) ; les lacs de Brienz, des Quatre-Cantons et de Thoune en Suisse auraient accueilli 8 200 tonnes de munitions d’après des données récentes. D’autres plans d’eau seraient concernés : le lac des Oliviers à Istres (13), le lac Blanc près de Colmar (68), les sites de Borcq-sur-Airvault (79), le lac de Saint-Jean-d’Ormont (88) près de Senones.
Les décharges en cavité artificielle
En complément, des gravières artificielles (comme les gravières de Baraqueville à Toulouse) ont aussi servi de réceptacle pour stocker du coton poudre (4 800 à 5 200 tonnes d’après la DGA) ; celles-ci sont sécurisées et sont, aujourd’hui, en cours d’études pour être réhabilitées. D’autres stockages sous eau existeraient en gravière.
Des carrières abandonnées ont aussi été utilisées ; à titre d’exemple le lac bleu, ancienne exploitation d’ardoises exploitée à ciel ouvert au cours de la première moitié du XIXᵉ siècle située à Avrillé (49) en banlieue nord-ouest d’Angers, a accueilli :
- • en 1919, 4 millions de grenades défectueuses (soit environ 2 000 tonnes) provenant du dépôt de Montreuil-Juigné,
- • de 1936 à 1945, des munitions diverses des armées françaises, allemandes et américaines représentant de 280 à 300 tonnes et, fin 1945, un train de 400 m³ de munitions venues de Rennes.
Sous la direction de la DDSC (Direction de la Défense et de la Sécurité Civiles), ce site fait l’objet d’une neutralisation progressive depuis 1997 avec des campagnes de déminage qui se succèdent depuis bientôt 20 ans et qui portent sur un stock d’engins estimé à 3 000 tonnes reposant sous eau à 35 m de profondeur.
Après la guerre de 1939-1945, avenue de Dun au sud de Bourges, les armées allemandes ont utilisé les carrières souterraines pour le stockage de munitions ; à la fin du conflit, ces carrières ont servi pour le désarmement des munitions dans le but de récupérer les enveloppes métalliques. Une explosion fit 10 morts le 26 août 1946 et provoqua une suite d’explosions en série avec un cratère d’effondrement de 3 500 m² et de 16 m de profondeur, toujours visible ; la signature géochimique de cet accident dans la nappe des calcaires à l’aval hydraulique est identifiable à partir de l’identification des dérivés nitrés qui sont analysés aujourd’hui.
Les décharges en karst
Enfin, des munitions ont pu être stockées sous en eau en cavité naturelle, en milieu karstique. Le gouffre « Jardel » à Chaffois, dans le Doubs, aurait servi au dépôt d’obus de 75 et 240 mm, à 130 m de profondeur. 4 000 tonnes de munitions seraient entre-
posées et auraient succédé à des gravats et carcasses d’animaux stockés là lors des épidémies de typhus et de fièvre aphteuse. Situé à l’amont des sources de la Loue, ce site a fait l'objet d'études récentes de l'ARS afin d’apprécier les risques sanitaires liés à la corrosion de ces munitions.
Des munitions ont aussi été découvertes dans les gouffres de la Gribouillette à Châtelaine (39) et du Gros Bois à l'Hôpital du Gros Bois (25) (source Wikipedia).
Contamination diffuse
Outre les dépôts ponctuels évoqués dans le paragraphe précédent, les conflits mondiaux qui ont affecté le territoire national sont susceptibles d’avoir entraîné des détériorations diffuses des sols et des eaux avec des effets différés dans le temps importants.
Dégradation des sols
La Convention ENMOD de 1976, le Protocole I de Genève de 1977 et les Directives de la Croix-Rouge pour la formation des forces armées (1996) ont pour objet de limiter et d’interdire les impacts environnementaux dans les conflits armés. Leur difficulté de mise en œuvre est toutefois patente, comme le montre le conflit du Golfe en 1990-1991 où les sols ont été dégradés par l’usage d’armes à l'uranium appauvri et par l'incendie des puits de pétrole.
Bien que partie intégrante de l'EEE (Enjeux d'une Évaluation Environnementale après les conflits armés) en sa section 1/phase 3 se rapportant au post-conflit, la dégradation des sols reste une préoccupation récente des autorités humanitaires et demeure une conséquence assez méconnue des grands conflits armés ; elle peut être examinée de deux points :
- - d'une part la détérioration physique des sols liée aux bombardements intensifs qui les ont fragilisés sous l’angle de leur résistance à l’érosion,
- - d’autre part leur dégradation chimique dans un premier temps au cours du conflit, dans un second temps au fil des années du fait de la corrosion des munitions explosées ou non.
La déforestation, le passage des engins blindés, les bombardements, la construction de lignes de défense... sont autant d’éléments qui participent à la dégradation des sols lors d'un conflit armé. Au cours des massacres du Rwanda, on estime à 300 km² les surfaces de sol dégradées en bordure du parc Virunga par les armées Hutus et par la migration de 850 000 personnes. 95 % du couvert végétal auraient été dégradés en 23 ans en Afghanistan. Au Viet-Nam, ce sont 3,3 millions d’hectares qui ont été touchés entre 1962 et 1971 par les agents défoliants, fragilisant ainsi les sols dépourvus de couvert végétal.
Pour ce qui concerne la France, les surfaces directement intéressées par la dégradation physique des sols liée à la guerre de 1914-1918 sont conséquentes. La cote 304 au nord de Chattancourt dans la Meuse a perdu 7 m d’altitude et le site de l'Homme Mort (ou côte 295) 12 m sous l’effet de l’intensité des bombardements (2 millions d’obus furent tirés par les Allemands durant la seule journée du 21 février 1916). Un témoignage verbal recueilli par l’auteur indique que la remise en culture de ces zones de combat bouleversées après quatre ans de guerre fut longue et difficile et a nécessité des plantations pionnières de type messicole (coquelicot, bleuet, matricaire) et de résineux peu exigeantes sur le plan pédologique.
Après la fin de la guerre, malgré les efforts déployés, la restauration des sols a été entravée par les phénomènes d’érosion qui ont suivi, entraînant les fractions fines des formations superficielles vers les parties aval des bassins versants. C’est ainsi que l'on peut supposer qu’une part des sols du secteur de Verdun/Saint-Mihiel (120 000 hectares) a pu être transportée vers les retenues d'eau qui bordent les côtes de Meuse sur sa façade Est. Le volume de terres transportées correspondrait en quatre ans à l’effet de l’érosion durant une période de 10 000 à 40 000 ans. Aussi, à titre préventif, le curage de ces plans d’eau supposerait une caractérisation préalable des boues d’envasement.
Du point de vue qualitatif, un seul exemple illustre l'importance du problème : en 2004, des analyses réalisées à l'initiative de l'ONF sur 90 échantillons de foies de sangliers originaires de la forêt de Verdun ont montré que 11 % présentaient des concentrations en plomb supérieures à la norme européenne concernant les substances indésirables sur les animaux d’élevage (jusqu’à 12 fois le seuil autorisé). Les sols des zones de combat constituent donc une source privilégiée de contamination potentielle des nappes en éléments minéraux et organiques (voir chapitre 2 supra).
Les conséquences de la dégradation des sols sont encore d’actualité de nos jours : les feux de forêt (300 km²/an en moyenne annuelle en France) sont susceptibles de provoquer l’explosion de munitions enfouies à la surface des sols, comme ce fut le cas au Liban dans la région située entre Aley et Souk al-Gharb en juillet 2008 où des incendies de forêt furent aggravés par l'explosion de sous-munitions et de mines de la guerre civile 1975-1990. Au cours du mois d'août 2012, des phénomènes comparables ont été constatés dans l’est de la Bosnie, aux environs de Goradze, pays le plus contaminé au monde par les mines antipersonnel à la suite du conflit de 1992-1995. En France, à l’est du Pradet, après une première explosion en 1946, puis une seconde le 7 août 1949, 200 tonnes d’obus prennent feu à la suite de l’explosion vraisemblable d’un obus au phosphore sous l’effet de la chaleur, provoquant un incendie sur la Colle Noire et la dispersion de produits indésirables sur 50 hectares.
Le 3 juin 2011, au camp d’Auvours dans la Sarthe, 30 hectares s’enflamment sous l’effet de la sécheresse et provoquent la déflagration de munitions anciennes, contraignant les pompiers à rester sur les pistes sécurisées. Des observations similaires ont pu être faites lors des incendies en forêt d’Oger, dans le camp militaire de Pontfaverger-Moronvilliers dans la Marne, et de Liffré près de Rennes.
Dégradation des eaux souterraines
Les premières alertes concernant la dégradation des eaux souterraines liée à la guerre de 1914-1918 avaient été suggérées par l’auteur dans une étude effectuée en 1975 par le BRGM sur la qualité du complexe hydraulique alluvions/calcaires de
L'Argovo-Rauracien, au sud de Verdun.
Bien que de faibles amplitudes, des anomalies en cuivre et en zinc apparaissaient sur une série de prélèvements datés de juin 1975 sans que l’on puisse les relier à des sources significatives de surface. La seule explication à ces anomalies – dont la signature reste très faible – qui puisse être évoquée est la dégradation des sols liée au premier conflit mondial et à la corrosion des munitions enfouies dans ce secteur.
Le perchlorate d’ammonium constitue, aujourd'hui, le deuxième sujet de préoccupation qui paraît lié à la ligne de front du conflit de 1914-1918.
Il convient d’abord de souligner que le perchlorate d’ammonium reste complexe à analyser en faibles concentrations. Il peut avoir d’autres origines que la fabrication des explosifs et agents de propulsion. En effet, cette substance entre dans la fabrication de feux d’artifice, d’herbicides, des air-bags, du papier, et peut avoir une origine naturelle à partir du nitrate de sodium. Aux USA, une crise de distribution de l'eau potable est apparue à la suite de la détection de perchlorate détecté en 1997 dans plusieurs réserves d'eau.
En France, une série de campagnes d’analyse ont été mises en œuvre, d’abord en 2012 sur le bassin Artois-Picardie à l’initiative de l’ARS et de l’Agence de l’Eau, puis en 2013 sur la région Picarde et enfin en Champagne-Ardennes sous le contrôle des ARS en responsabilité de ces régions. Les résultats d’analyses montrent une convergence entre les zones dégradées par le perchlorate et les lignes de front de 1914-1918, ainsi qu’avec les vestiges de guerre mis à jour entre avril 2001 et avril 2003.
Au-delà des zones de combat de la guerre 1914-1918, d'autres régions sont concernées par le conflit de 1940-1945 et peuvent présenter des risques similaires comme le montre la carte dressée par l'association Robin des Bois sur la Bretagne reprise figure 6.
Dégradation des eaux de surface
Pour ce qui concerne les eaux de surface, des gravières ont été identifiées dans le secteur de Poitiers comme étant contaminées par la même substance. Celle-ci doit être associée à l’usage de feux d’artifice. Les eaux de la Garonne seraient aussi concernées par ce type de contamination.
Conclusions
Le protocole V de la Convention sur Certaines Armes Classiques (CCAC) adopté le 28 novembre 2003, entré en vigueur le 12 novembre 2006 et ratifié fin 2008 par 48 pays concerne les munitions de guerre non explosées et exige que les parties prenantes à un conflit armé procèdent à l’enlèvement de toutes les munitions non explosées. Les effets différés sur l’environnement et sur les différents compartiments des écosystèmes commencent à se faire sentir, notamment en France qui a été le théâtre de deux grands conflits, avec une proportion significative de munitions non explosées. Leur dégradation par corrosion dans les sols permet ainsi le relargage d'un certain nombre d’éléments et de leurs produits de dégradation. L’état des lieux dressé en France pour répondre aux obligations de la Directive-cadre Européenne sur l'eau n’a pas pris en compte, semble-t-il, cet aspect et ce risque de dégradation diffus. Le cortège des éléments susceptibles d’être représentatif de ces conséquences diffuses des grands conflits dans les sols et dans les eaux est vaste : métaux (dont As,
Hg, Pb, Ni, Cu, Co), anions (Cl, CN et P) et éléments organiques (naphtalène, benzène, chloroformiate de méthyle chloré dérivé du phosgène, sulfure de 2,2-dichlorodiéthyle ou thioether, dichlorure de méthanoyle, oxychlorure de carbone ou dichlorure de carbonyle…). Une recherche systématique sur les lignes de front dans les eaux et dans les sols permettrait d’appréhender les risques encourus en fonction de l’usage des milieux et les mesures de sauvegarde éventuelles à mettre œuvre.
Par ailleurs, des efforts sur les méthodes analytiques en routine méritent d’être réalisés pour la recherche d’éléments peu courants et qui ne font pas partie des substances habituellement recherchées dans les eaux destinées à la consommation.
Enfin, certains risques sont susceptibles de s’accroître, soit du fait de certaines pratiques (labour profond qui font ressortir les munitions enterrées), soit du fait des modifications climatiques à venir (développement des incendies de forêt dans la moitié nord de la France où la présence de munitions enterrées est plus importante), soit du fait de l’accélération de la corrosion des munitions enterrées sous l’effet de l’acidité des sols liée à des pratiques culturales intensives, soit sur des sites industriels sensibles partiellement déminés.
Références bibliographiques
1) Anonyme : Un élevage porcin dans l’ancienne zone rouge, sous-titré « Comment un domaine dévasté par les événements et les opérations de guerre, dans la région de Verdun, comportant des éléments d'installation de récupération, est mis en valeur par une exploitation de grands porcs blancs, surtout destiné à la constitution d’animaux reproducteurs de grande valeur », Revue « Vie à la campagne », vol. XXVI (Hachette), pages 132 à 135, 4 avril 1929.
2) Bausinger Tobias et al. (Université de Mayence, Allemagne), article relatif aux mesures d’arsenic faites par et de l’ONF, en forêt de Verdun, titré « Exposure assessment of a burning ground for chemical ammunition on the Great War battlefields of Verdun », Science of The Total Environment, volume 382, issues 2-3, pages 259-271, doi : 10.1016/j.scitotenv.2007.04.029, 1ᵉʳ septembre 2007.
3) Collin Charlotte : Mémoire de recherche – Conflits armés et droit de l'environnement, IHEI – CEJI 2012-2014.
4) Demangeon A. : Le déclin de l'Europe, Paris, p. 34, 1920.
5) Guichard et Marriot C. : « La terre des régions dévastées », Journal d’Agriculture Pratique 34, p. 155 et Michel E. Les dommages de guerre et leur répartition, Paris 1932.
6) Humbert David : Cent ans après 14-18. Les obus de la pollution, Sciences et Vie, pages 108 à 113, juillet 2013.
7) Karg Frank : Les sites militaires de l’industrie ancienne de l'armement. Les pollutions par les explosifs et leurs métabolites toxiques, Environnement et Technique, mars 2001.
8) de Linnenkohll Hans : Vom Einzelschuss zur Feuerwalze, Bonn, Bernard & Graefe, p. 304, 1996.
9) Mager Stellman Jane : The extent and patterns of usage of Agent Orange and other herbicides in Vietnam, Nature, 17 avril 2003.
10) Mollard-Bannelier Karine : La protection de l’environnement en temps de conflit armé, Paris, Pedone, pp. 16-47, 2011.
11) Prentiss Augustin Mitchell : Chemicals in war, New York, McGraw-Hill, p. 739, 1937.
12) Puyo Jean-Yves : Les conséquences de la Première Guerre mondiale pour les forêts et les forestiers français, Histoire et Territoire, 12 pages, Rev. For. Fr. LVI, PDF-6-2004.
13) Ricour Jacques : Étude du chimisme de la nappe de l’Argovo-Rauracien, au sud de Verdun et au droit de l’autoroute A4 (rapport BRGM 75 SGN 234 LOR), 1975.
14) Robin des Bois (ONG française) : Dossier vestiges de guerre, mai 2003.
15) Robin des Bois (ONG française) : Côtes-d’Armor, Finistère, Ille-et-Vilaine, Loire-Atlantique, découvertes de vestiges de guerre entre avril 2001 et juin 2004, 2004.
16) Schuck Peter : Agent Orange on Trial. Mass Toxic Disasters in the Courts, Harvard University Press, Cambridge (Ma.), pp. 86-87 et 155-164, 1987.
17) Schecter Arnold, Quynh Hoang Trong, Pavuk Mariam, Päpke Olaf, Malisch Rainer, D. Constable John : « Food as a source of dioxin exposure in the residents of Bien Hoa City, Vietnam », Journal of Occupational and Environmental Medicine, vol. 45, n° 8, p. 781-788, août 2003.
18) Suchey Gilles : « Incendie de la Colle Noire : les obus, c’est comme le vin, ça se bonifie en vieillissant », Toulon Var Agglomération – Cuverville, 8 septembre 2005.
19) Union mondiale pour la nature (UICN) : colloque « Guerre et environnement », 6 mars 2008 (Sénat, Paris).
20) Wikipédia : Arme chimique, dossier, 2013.