D. MARECHAL - G. CHERFIS,RHÔNE-POULENC - CHIMIE PHARMACEUTIQUE
I. — GÉNÉRALITÉS.
L'usine Rhône-Poulenc de Saint-Aubin-les-Elbeuf a été créée en 1947 pour la fabrication de produits destinés à la protection des cultures. Cette activité s'est diversifiée avec la construction d'ateliers préparant des intermédiaires pharmaceutiques de synthèse, puis des antibiotiques. Vers les années 60, s'ajoute la fabrication de produits pour le traitement du caoutchouc.
Depuis une douzaine d’années ces diverses fabrications ont toutes connu une forte expansion et ont permis la réalisation d'investissements importants. Aujourd'hui, l'établissement fabrique des produits chimiques :
— par synthèse organique : ce sont ceux destinés à la pharmacie et à l'industrie du caoutchouc, ainsi que les produits pour la défense des cultures ; — par fermentation : antibiotiques et vitamine en partie employée à la préparation de produits pour l'alimentation animale et en partie à usage thérapeutique, livrés sous forme de matière active aux laboratoires spécialisés.
En outre, sont préparés dans l'usine des spécialités phytosanitaires dont le conditionnement est effectué sur place.
Les nombreux ateliers de production sont confrontés au problème des rejets, en particulier en ce qui concerne les effluents liquides. L'usine de Saint-Aubin est donc sensibilisée depuis longtemps à la sauvegarde de l'environnement ; c'est ainsi qu'elle a édifié dès 1959 une station d'épuration biologique de ses effluents liquides n'attendant pas la mise en place par l’Administration, à partir de 1960, de règlements destinés à favoriser la protection du milieu naturel.
Il s'avère qu'avec le développement et l’extension des fabrications la capacité de traitement de la station d’épuration est devenue insuffisante. Des études ont donc été menées et des unités pilotes ont été testées en vue de la mise au point d'une installation de traitement agrandie et modernisée. Ces travaux de longue haleine ont abouti à un projet, mais l’investissement très lourd que représente une telle unité sera une charge importante pour l’établissement et entraînera des frais d'exploitation très conséquents.
Dans le but d'alléger autant que possible la charge polluante de l'unité future de traitement biologique, d'assurer une meilleure souplesse de fonctionnement et ne pas diminuer sa capacité d'épuration, mais aussi afin de réduire sensiblement le flux polluant de nos rejets avant l’édification du nouvel ouvrage, nous cherchons à éliminer et traiter les pollutions à la source, au niveau des ateliers de fabrication. Pour cela diverses techniques et dispositions ont été mises en œuvre :
— récupération de sous-produits servant de matières premières à d'autres fabrications. Ce type d'action s'inscrit dans le cadre de la mise en place de technologies propres ; — valorisation de certains déchets ou sous-produits tels que certains résidus de fermentation biochimique utilisables en amendement de sol ; — destruction in situ par incinération de déchets solides ou pâteux qui ne peuvent s’inscrire dans les catégories précédentes ; — mise en place au niveau des ateliers de production de certains traitements physiques ou chimiques de dépollution dont l’importance est variable.
II. — LE PROBLÈME DE LA POLLUTION PAR MATIÈRES INHIBITRICES.
C'est à cette dernière catégorie d'actions qu'appartient la construction d'une unité de détoxification des effluents organo-phosphorés qui a valeur d'exemple autant par la qualité des résultats obtenus que par les dimensions de l'ensemble et son coût.
Pour maintenir l'équilibre écologique des eaux de surface, il ne suffit pas d'éviter d’empoisonner les animaux supérieurs, de leur redonner de l'oxygène, d'éviter de les asphyxier par des boues trop abondantes, il faut aussi maintenir l’équilibre des chaînes alimentaires. Or, ces chaînes alimentaires en eau douce sont influencées par la salinité des eaux et par toutes sortes de substances engendrées par l’activité industrielle de l'homme ; tout particulièrement par des produits chimiques qui — non nécessairement toxiques vis-à-vis des animaux supérieurs — empêchent la libre prolifération d'animalcules servant de nourriture aux poissons.
Le Ministère de l'Environnement et l'IRCHA ont mis sur pied un test pour mesurer la nuisance apportée par ce type de rejet. Il s’agit d'une mesure de la toxicité relative à un animalcule d'eau douce, la daphnie. L'unité de mesure est l'équitox. Un équitox produit sur les daphnies le même effet qu'une solution de bichromate de potassium à 1 mg/litre.
Bien que les effluents provenant de nos fabrications organo-phosphorées ne possèdent que des propriétés « toxiques » modérées sur les poissons, ils ont une action inhibitrice particulièrement importante sur les daphnies.
Nous avons donc lancé d'importants travaux sur nos effluents visant :
- — à déterminer ceux qui sont plus particulièrement sensibles pour les daphnies,
- — à mettre au point les traitements spécifiques de détoxication.
Plus de 95 % des matières inhibitrices rejetées proviennent des effluents des fabrications d’insecticides organophosphorés.
Leur toxicité sur daphnies a deux origines :
- 1) la toxicité vraie due à la présence, même très faible, des esters organo-phosphorés et des sous-produits de leur fabrication ;
- 2) la toxicité induite, due à des réactions secondaires se produisant dans les égouts de l'établissement ou à des phénomènes de synergie entre les acides alcoyl dithio et thionophosphoriques renfermés dans les rejets de ces fabrications et les autres effluents de l'usine.
Le Service des Recherches Techniques a étudié un processus physico-chimique permettant de traiter les flux polluants des ateliers insecticides, ceci afin de transformer les composés organiques phosphorés en une série de composés, sulfures et polysulfures notamment, insolubles et éliminables. Les « jus » traités, débarrassés de leurs matières en suspension ne conservant que les produits insolubles (phosphates entre autres) ne présentent sur les daphnies qu'une toxicité minime.
III. — Principes généraux du traitement
L'unité de traitement dont l'investissement a été financé en partie importante par l'Agence de Bassin « Seine-Normandie », a été implantée à côté de l'important atelier d'insecticide Phosalone et démarrée au printemps 1977 ; elle se décompose en un certain nombre de phases de traitement que nous décrivons ci-après et que l’on peut suivre sur le schéma de la figure 1, ci-dessous.
- — Collecte sélective des effluents.
- — Élimination des solvants.
- — Oxydation des effluents.
- — Séparation des sulfures insolubles par filtration.
- — Traitement du filtrat sur charbon actif pour atteindre un haut degré d’épuration.
1. Collecte des effluents.
Les effluents des ateliers de fabrication et de conditionnement des insecticides organo-phosphorés sont collectés séparément, à leurs points d'émission, dans des stockages équipés en décanteurs : les solvants (chlorure de méthylène – bromure de méthylène) décantent en couche inférieure et sont recyclés en fabrication ; les couches supérieures sont envoyées dans deux réservoirs de 150 m³ et homogénéisées.
Afin de permettre une marche régulière de l'installation de traitement, les effluents correspondant à 24 heures de production (150 m³) réunis dans une citerne sont analysés après homogénéisation. On détermine par coulométrie la teneur en acides alcoyl dithio et alcoyl thionophosphoriques ainsi que l'acidité ou l'alcalinité. Ces dosages permettent de définir pour 24 heures les conditions de marche de l'installation et les consommations de réactifs.
2. Élimination des solvants (figure 2).
Les couches aqueuses recueillies dans les réservoirs de 150 m³ contiennent des solvants en solution. Cette première phase du traitement a pour objectifs :
- — Précipiter les esters organo-phosphorés que les solvants maintenaient en solution.
- — Éliminer le chlorure de méthylène qui rendrait inefficace le traitement ultérieur sur charbon.
Ce traitement consiste en une distillation à pression ordinaire dans une colonne à plateaux. On sépare :
- — en pied de colonne, un effluent aqueux contenant de faibles quantités d’éthanol et de méthanol. Cet effluent est envoyé à la chloration, deuxième phase du traitement.
- — en tête de colonne, un condensat constitué d’un mélange de solvants (chlorure et bromure de méthylène – toluène) envoyé dans une colonne à rectifier pour séparer ces trois solvants qui sont ensuite recyclés à la fabrication.
3. Oxydation – Traitement au chlore (figure 3).
Ce traitement d'oxydation est destiné principalement à éliminer les acides dithio et thionophosphoriques en solution dans l'effluent aqueux. L'oxydation conduit (voir réaction ci-après) à des disulfures insolubles que l’on élimine par filtration.
Acide alcoyl dithiophosphorique – R = C₂H₅ ou CH₃ R = O 2 R-O + O → P R-O SH S R-O S — S — S → O-R + H₂O R-O O-R Acide alcoyl thionophosphorique 2 R-O P R-O SH S R-O S — S — S → O-R + H₂O R-O O-R
Après ce premier stade, l’oxydation se poursuit pour donner finalement des phosphates et des sulfates.
On a intérêt à s’arrêter au premier stade d’oxydation qui permet de transformer les produits responsables de la toxicité induite en composés insolubles dans l’eau.
La quantité de chlore à utiliser est déterminée à partir du dosage coulométrique journalier. Dans ce dosage, les acides alcoyl dithio et thionophosphoriques sont oxydés en sulfates et phosphates. Ce dosage permet de définir, pour un effluent donné, la quantité maximum de chlore à utiliser. Pour s’arrêter à la précipitation des sulfures, on utilise 20 à 25 % de cette quantité de chlore, soit une consommation maximum de 300 kg/heure.
Le traitement au chlore est effectué, à pH 7, dans deux réacteurs émaillés de 6 000 l en cascade, le pH étant maintenu constant par coulée de soude.
Le second réacteur sert à terminer la réaction. Dans ce réacteur, l’introduction du chlore n’est qu’occasionnelle, en cas de mauvais réglage du débit du chlore dans le premier réacteur. Pratiquement il sert de « finisseur » permettant de parfaire l’action oxydante du chlore.
En cours et après traitement, on contrôle automatiquement en continu :
- a) L’absence d’acides alcoyl dithio ou alcoyl thionophosphoriques :
- — la détermination du défaut de chlore se fait au moyen d’une électrode à concentration d’ions, spécifique des sulfures, utilisée comme détection de sécurité à la sortie des réacteurs,
- — le dosage des matières oxydables au chlore se fait par coulométrie : avant traitement, après traitement au chlore et filtration. Cette méthode donne un dosage par excès ce qui est favorable dans le cas présent.
- b) L’absence d’excès d’eau de javel, c’est-à-dire la détermination continue du taux de chlore par mesure du potentiel redox.
- c) Le pH du contenu de chaque réacteur de chloration est contrôlé à la valeur 7 en continu et régulé à l’aide d’une sonde immergée qui commande l’introduction de lessive de soude ou d’acide chlorhydrique suivant les nécessités.
Les polysulfures précipités sont éliminés sur un filtre rotatif garni d’une précouche de farine de bois (on utilise cet adjuvant de filtration pour son caractère combustible). Le gâteau est raclé en continu par un couteau à avance automatique. Ce précipité, renfermant environ 50 % d’eau est incinéré.
4. Traitement sur colonnes de charbon actif (fig. 4).
Pour terminer la détoxication et éliminer les dernières traces d’organo-phosphorés, il est nécessaire de traiter sur noir l’effluent préalablement oxydé au chlore.
Ce traitement qui apporte un haut degré d’épuration est effectué dans d’importantes colonnes garnies chacune de plusieurs tonnes de noir de carbone : 3 colonnes en série fonctionnent en absorption alors que la quatrième est en cours de régénération.
Le charbon retient les insecticides organo-phosphorés et les dernières traces d’acide dithiophosphorique.
On contrôle la saturation du noir par la mesure de toxicité sur daphnies. Lorsque la colonne en position 1 est saturée, elle est régénérée, la colonne 2 passe en position 1… et la colonne 4 régénérée ou neuve est placée en troisième position.
Régénération du noir.
Le charbon est régénéré chimiquement dans les colonnes par action de la soude en milieu hydroéthanolique.
Cette solution dissout et résorbe les composés organiques absorbés sur colonne.
On récupère l’éthanol de la solution régénérante par distillation dans une colonne à plateaux. Au cours de cette distillation à pression ordinaire, les esters organo-phosphorés sont partiellement hydrolysés. Les produits de dégradation solubles en milieu alcalin restent dans le résidu de distillation sodique qui renferme les acides alcoyl dithiophosphoriques. Ce résidu est recyclé vers le traitement au chlore.
Les acides alcoyl dithiophosphoriques transformés en disulfures insolubles étant éliminés par filtration, on n’observe aucune accumulation de produits. L’éthanol est recyclé. La régénération chimique du noir ne lui permet pas de récupérer la totalité de sa capacité initiale d’absorption. Il est prévu de régénérer ther-
uniquement le charbon lorsque son activité résiduaire sera devenue inférieure à 70 % de celle d'origine.
IV. — ÉLIMINATION DES DÉCHETS.
L'ensemble des jus traités sur les colonnes de charbon est évacué à l'égout de l'usine en amont de la station d'épuration biologique de l'établissement. C'est avant ce rejet que l'on contrôle la qualité de l'effluent en mesurant la toxicité par le test des daphnies dans un de nos laboratoires spécialement équipé à cette fin.
Enfin, les déchets de filtration produits au débit de 50 à 100 kg/h sont incinérés dans un centre de traitement des déchets agréé par le Service des Mines et par les Agences de Bassin.
V. — RENDEMENT DU TRAITEMENT DE DÉPOLLUTION.
La première partie des traitements, c'est-à-dire les opérations effectuées jusqu'à l'oxydation au chlore incluse, permet de réduire d'environ 90 % la toxicité des eaux épurées vis-à-vis des daphnies.
Au cours du passage sur charbon activé cette « toxicité » est abaissée considérablement, ce traitement éliminant pratiquement la presque totalité de la pollution, le rendement général d'épuration de l'unité se situant au voisinage de 99,9 % ; la toxicité résiduaire correspondant approximativement à celle des sels minéraux présents dans l'effluent traité.
VI. — CONSIDÉRATIONS ÉCONOMIQUES.
L'investissement de cette unité s'est élevé aux environs de 10 millions de francs. Les redevances « matières inhibitrices » versées par notre établissement de Saint-Aubin-lès-Elbeuf à l'Agence de Bassin Seine-Normandie pendant les années 1974 à 1976 ont permis à cet organisme de financer une part importante de l'investissement auquel a participé également le FIANE.
Le budget de fonctionnement de cet atelier, qui emploie approximativement 10 % du personnel affecté à l'ensemble des fabrications d'insecticides organophosphorés, est cependant très lourd (coût annuel de plus de 3 millions de francs).
VII. — CONCLUSIONS.
Cette unité, qui nous a permis de réduire notre flux polluant toxique dans des proportions considérables, possède en même temps les autres avantages suivants :
- — fournir un effluent global peu riche en matières inhibitrices qui ne perturbera donc pas le fonctionnement d'une station d'épuration biologique ;
- — apporter une réduction limitée mais néanmoins appréciable de la teneur en matières oxydables de l'effluent global contribuant ainsi à diminuer de près de 10 % le flux de « pollution oxydable » de l'usine.
Bien que cette unité soit conçue spécialement pour traiter les fractions organophosphorées des effluents, il faut noter que la plupart des phases de traitement (élimination-distillation des solvants, filtration, passage sur charbon activé) sont des opérations classiques de l'industrie chimique ; donc, mise à part l'oxydation au chlore plus spécifique du type de pollution ici présentée, elles peuvent être appliquées à l'épuration d'autres effluents industriels.