Les lacs et retenues constituent une composante importante de l’environnement, tant en zones rurales qu’urbaines. Les usages ludiques et surtout la fourniture d’eau brute de potabilisation font par ailleurs l’objet d’exigences qualitatives croissantes de la part des utilisateurs.
La fonction de décantation des réservoirs est exploitée depuis longtemps ; la physico-chimie et l’hydrobiologie spécifiques de ces milieux étaient jusqu’à récemment totalement subies par la majorité des gestionnaires. Les modifications — souvent négatives — de la qualité de l’eau y sont généralement spectaculaires, par suite notamment du rôle intégrateur des plans d’eau vis-à-vis des apports d’éléments fertilisants : ceux-ci ont une « longue mémoire » des pollutions phosphorées, métalliques et organiques, faculté se traduisant sur la qualité du milieu au-delà des éventuelles actions correctrices engagées sur les bassins versants.
Deux maux, fréquemment associés, guettent ou affectent déjà nombre de plans d’eau : l’eutrophisation, d’une part, dans l’acception usuelle de croissances estivales anarchiques du phytoplancton dans la zone superficielle éclairée (dite épilimnion) et, d’autre part, la désoxygénation des eaux profondes (zone désignée par le terme d’hypolimnion) qui sont le siège de l’activité des décomposeurs.
La première partie de cet article traite des principaux mécanismes de dégradation de la qualité des plans d’eau, ainsi que des nuisances induites par celle-ci pour les usages d’alimentation en eau potable et de loisirs. La connaissance acquise des processus internes aux plans d’eau, et dans le diagnostic des causes de la dégradation de la qualité des eaux, a permis l’établissement d’une panoplie de moyens en vue de sa restauration ; quelques-uns en seront présentés dans une deuxième partie, à paraître ultérieurement.
Rappel succinct des mécanismes de dégradation de la qualité des lacs et retenues
Bilan simplifié des apports externes de phosphore aux lacs et retenues
Le rôle déterminant du phosphore dans l’eutrophisation est un principe acquis tant en ce qui concerne l’évolution naturelle du phénomène que son traitement [1].
Les principales caractéristiques des apports de phosphore aux plans d’eau alimentés par des bassins versants majoritairement agricoles sont les suivantes : apports de période humide (novembre-mai) représentant souvent plus de 80 % des apports annuels, avec une fraction particulaire prépondérante ; rétention dans le système de 35 à 50 % du phosphore entrant, sur un cycle annuel ; part estivale du phosphore soluble souvent majoritaire sur les formes particulaires.
Ce constat appelle les remarques suivantes, en termes de gestion de la qualité :
- la charge phosphorée prédominante de période humide est d’un contrôle très difficile, par suite de son origine diffuse ;
- la réduction de la charge phosphorée provenant des bassins versants (dite « charge externe ») en période estivale confère souvent un rôle prédominant à la charge interne (relargage par les sédiments de ce composé), vis-à-vis de la production primaire ;
- la part soluble importante du résiduel de phosphore apportée à l’étiage par les tributaires ne doit pas être négligée dans la mesure où celle-ci est directement assimilable par les organismes phytoplanctoniques.
La désoxygénation estivale de la colonne d’eau
À la fois cause et conséquence de l’eutrophisation, la désoxygénation constitue un élément déterminant de la qualité du milieu aquatique.
Deux facteurs sont à l’origine de la désoxygénation qui affecte presque systématiquement, du printemps jusqu’à l’automne, les plans d’eau dont la profondeur dépasse quelques mètres : les matières réductrices de la colonne d’eau et les matières réductrices des sédiments.
En marge de ces causes internes, le fonctionnement des lacs et réservoirs explique l'apparition de l'anoxie :
• réduction de la réaération superficielle par suite du caractère « dormant » des eaux ;
• réduction de la diffusion de l'oxygène dissous par suite de l'apparition d’une stratification thermique dans la masse d'eau.
La figure 1 schématise les profils de température et d’oxygène dissous dans le cadre d'une retenue-type, d'une profondeur égale ou supérieure à 12 m.
L’accélération du relargage du phosphore des sédiments
Une part importante du phosphore est liée au fer à l'état de phosphate ferrique dans les sédiments ; de cette part dépendra notamment l'intensité des phénomènes décrits ci-après. L'équation suivante présente le mécanisme affectant ce stock en cas d’abaissement excessif du potentiel d'oxydo-réduction :
2 FePO₄ (complexé) + 3 H₂S → 2 FeS + 2 H₃PO₄ (soluble) + S
Les liens fonctionnels entre les cinétiques du fer, du phosphore et du soufre ont été clairement mis en évidence [2]. La réduction du fer conditionne largement le relargage du phosphore soluble. Il est à noter que la présence d'un excès de fer évite la formation d'hydrogène sulfuré en situation d’anaérobiose, les teneurs de ce composé s’élevant brutalement à l'épuisement du stock métallique. Enfin, la réduction des sulfates est également contrôlée par la présence de nitrates à l’interface eau-sédiments.
Le stock de phosphore dans les sédiments de plans d'eau âgés atteint couramment de 150 à 300 kg P/ha, dont une partie est mobilisable en cas d’anoxie de la colonne d'eau. Le tableau 1 présente la valeur de ce stock de phosphore pour plusieurs exemples de plans d'eau français situés dans différents contextes. Malgré leur diversité, on note la cohérence des teneurs en phosphore sur les sites présentés ; on constate également que, dans de nombreux cas, la mobilisation d'une très faible fraction de ce stock suffit à enrichir la colonne d'eau au-delà du seuil critique pour l’eutrophisation de 50 mg/m³ en P total.
Tableau 1
Exemples de teneurs en phosphore des sédiments de divers types de plans d’eau
Caractérisation des plans d’eau | — | Teneur en phosphore total (mg P/g M.S.) |
---|---|---|
Plan d'eau urbain ancien | — | 1,45 |
Gravière récente en site urbain | — | 1,13 |
Petite retenue (V < 1 Mm³) en moyenne montagne | — | 1,92 |
Petite retenue (V < 1 Mm³) en zone bocagère | — | 0,34 |
Retenue moyenne (1 < V < 5 Mm³) en zone de polyculture | — | 1,30 |
Retenue importante (V > 50 Mm³) en région d’élevage intensif | — | 1,15 |
(1) mg P total par gramme de matière sèche.
Les données de la littérature [3] et l'interprétation des données disponibles sur plusieurs plans d'eau français mettent en évidence des flux de relargage de phosphore de l'ordre de 15 à 20 mg P/m²·jour en cas d’anoxie de la colonne d'eau. Ces flux de relargage permettent, dès lors qu’ils se prolongent, le démarrage des croissances algales.
Autres conséquences du développement de conditions réductrices dans la colonne d'eau
Dans les conditions d’oxydo-réduction prévalant normalement dans une colonne d'eau, à plus de 5-6 mg/l en oxygène dissous, il n'est pas observé d’accumulation de composés réducteurs. Les processus suivants se développent dans cette situation : minéralisation et oxydation des formes organiques de l'azote, fixation du fer ferrique dans les sédiments à l’état de complexes insolubles (FePO₄, hydroxydes, …), fixation du manganèse dans les sédiments à l'état de MnO₂ insoluble.
Lorsque le potentiel d’oxydo-réduction dans la colonne d'eau s’abaisse schématiquement en-dessous de 0,5 volt, il est observé :
• le blocage de la nitrification, et par suite, l'accumulation de N-NH₄⁺, ainsi que la dénitrification de NO₃⁻ ;
• le passage de Fe³⁺ insoluble à l'état Fe²⁺ soluble ;
• le passage de Mn⁴⁺ insoluble à l'état Mn²⁺ soluble.
Le risque de formation de H₂S apparaît, quant à lui, en cas d’abaissement du potentiel d'oxydo-réduction à des valeurs négatives.
Le graphe de la figure 2 présente un exemple d’évolution sur un cycle annuel des teneurs en fer et manganèse totaux, mesurées en fond de retenue d'une profondeur de l'ordre de 35 m.
Synthèse
Le diagramme de la figure 3 schématise les interactions essentielles au sein du système bassin versant - plan d'eau. Le rôle charnière de l'anoxie y est mis en évidence et justifie l'importance de la réoxygénation parmi les mesures correctrices.
Nuisances induites par ces mécanismes de dégradation
La production et la distribution d'eau potable, la vie piscicole et les loisirs subissent
À divers degrés les effets des phénomènes de dégradation présentés ci-dessus.
La production et la distribution d'eau potable
Si la conception académique de l’eutrophisation admet l'apparition du phénomène au-delà d’environ 10 mg/m³ de chlorophylle a, le seuil de gêne pour le traitement de l'eau potable peut être situé en moyenne à environ 20 mg/m³ pour ce composé. On citera ci-après les principales nuisances induites par la désoxygénation et/ou l'eutrophisation pour la potabilisation :
- * élévation des teneurs en matières organiques particulaires et dissoutes — traduites par le C.O.T. et le C.O.D.* — et d’azote ammoniacal avec les effets suivants : élévation des consommations d’agents oxydants et floculants, formation d’haloformes ;
- * colmatage et feutrage des filtres, induisant l'augmentation de la fréquence des lavages ;
- * remontées de boues dans les décanteurs ;
- * perturbation de la floculation et de la filtration par suite des variations de pH ;
- * nécessité éventuelle de la mise en place de traitements spécifiques d’élimination du fer et du manganèse ;
- * risques de recroissance de germes dans les réseaux, induits à la fois par le résiduel en C.O.D. dans l'eau traitée et la consommation du résiduel bactériostatique ;
- * développement de goûts et d'odeurs dans l’eau distribuée, par suite notamment de la présence de métabolites algaux (géosmine, isobornéol) dont les seuils de détection gustative sont très bas, de l'ordre de 10 ng/l pour le premier composé.
* Carbone Organique Total et Dissous
La vie piscicole et les loisirs
Le poisson est principalement affecté par les phénomènes suivants en cas d’évolution eutrophe du milieu :
- * variations diurnes de pH, pouvant atteindre deux unités ;
- * raréfaction de l'oxygène dissous en dessous du seuil critique de 7 mg/l ;
- * production de NH₃ hautement toxique par décomposition du NH₄⁺ (niveau impératif de la Directive Européenne du 18/07/79 : 0,025 mg/l NH₃).
Pour les activités de loisirs, l'accumulation de matières organiques algales constitue une nuisance importante ; réduction de la transparence (esthétique, mise en cause de la sécurité de la baignade avec une norme impérative européenne d'une profondeur au disque Secchi supérieure à 1 m), accumulation de flottants. Les gênes olfactives à partir des plans d'eau sont plus rares mais pas exceptionnelles ; la décomposition anaérobie des matières organiques faisant suite à une « fleur d'eau » en est généralement la cause.
Conclusion
La réduction des apports de nutriments au réseau hydrographique constitue un moyen effectif de maîtrise des phénomènes d'eutrophisation et de désoxygénation des plans d'eau qu'il alimente. Les stocks de phosphore des sols et des sédiments des cours d'eau généreront cependant encore à long terme des flux d'apports importants de ce composé, en période humide notamment. Au-delà d'une profondeur de quelques mètres, l’apparition de l'anoxie estivale est pratiquement inévitable sur la majorité des retenues, sauf à obtenir une qualité excellente (et à ce jour peu réaliste) des eaux des tributaires. Le relargage du phosphore sédimentaire mobilisable (initiant et aggravant la production primaire), et l'élévation des teneurs en composés réduits azotés et métalliques, sont les corollaires de cet appauvrissement en oxygène dissous.
Dès lors que ces mécanismes se pérennisent, au-delà de la mise en œuvre des mesures de réduction des pollutions phosphorées sur le bassin versant, les possibilités de restauration à court terme par traitement curatif au sein du plan d'eau méritent d’être examinées. Celles-ci feront l'objet de la deuxième partie de la présente communication. (à suivre.)
BIBLIOGRAPHIE
- 1 - Barroin (G.), La pollution des écosystèmes lentiques par les phosphates, 1990 (à paraître).
- 2 - Ripl (W.), Internal phosphorus recycling in shallow lakes, North American Management Society, 1985.
- 3 - Numberg (G. K.), A comparison of internal phosphorus loads in lakes with anoxic hypolimnia : laboratory incubation versus in situ hypolimnetic accumulation, Limnol. Oceanogr. 1987, 32(6), 1160-1164.