Réhabilitation de canaux d'irrigation de montagne à des fins touristiques L'exemple des bisses du Valais (Suisse) Jusqu'au milieu du XXème siècle, les vallées alpines, particulièrement en Suisse, étaient peuplées par des sociétés rurales très organisées. Bien des vallées, abritées des courants climatiques humides, subissent une sécheresse estivale qui a séculairement mis en danger la survie des populations montagnardes. Afin de tirer le meilleur parti des terres et de la chaleur estivale, ces populations ont réalisé, dès le Moyen Age des réseaux de canaux d'irrigation en altitude, captant, transférant et distribuant l'eau salvatrice du haut en bas des versants des vallées. L'exode rural et le transfert des activités économiques vers les zones urbaines et les grandes vallées ont laissé ces réseaux d'irrigation en déshérence même dans le Valais, jusqu'à la découverte de leur intérêt touristique qui est un des arguments forts de leur réhabilitation dans cette haute vallée du Rhône
Emmanuel Reynard, Institut de Géographie de l'Université de Lausanne
Jusqu’au milieu du XXe siècle, les vallées alpines, particulièrement en Suisse, étaient peuplées par des sociétés rurales très organisées. Bien des vallées, abritées des courants climatiques humides, subissent une sécheresse estivale qui a séculairement mis en danger la survie des populations montagnardes. Afin de tirer le meilleur parti des terres et de la chaleur estivale, ces populations ont réalisé, dès le Moyen Âge, des réseaux de canaux d’irrigation en altitude, captant, transférant et distribuant l’eau salvatrice du haut en bas des versants des vallées. L’exode rural et le transfert des activités économiques vers les zones urbaines et les grandes vallées ont laissé ces réseaux d’irrigation en déshérence même dans le Valais, jusqu’à la découverte de leur intérêt touristique qui est un des arguments forts de leur réhabilitation dans cette haute vallée du Rhône (*).
La plupart des montagnes sèches du monde ont vu à une époque ou une autre de leur histoire la mise en place de réseaux d’irrigation plus ou moins sophistiqués afin d’assurer une production agricole suffisante pour nourrir leurs populations. En Europe occidentale, bon nombre de ces réseaux ont vécu leur heure de gloire pendant le XIXe siècle, période durant laquelle les Alpes sont “un monde plein”, caractérisé par l’apogée d’une civilisation rurale basée sur l’élevage. Dès le début de notre siècle, et encore plus à partir des années 50, nombre de vallées et de massifs montagneux commencent à se dépeupler, voire à se désertifier. Ce dépeuplement, associé à un transfert des activités économiques du secteur agricole vers les secteurs secondaire et tertiaire, s’accompagne souvent d’un abandon des techniques traditionnelles liées aux activités agricoles et artisanales pré-industrielles. Les cultures en terrasses sont recolonisées par la forêt, les ouvrages de petite hydraulique (moulins, foulons, scieries, etc.) sont laissés à l’abandon et les mines d’altitude sont fermées. Les canaux d’irrigation ne faillissent pas à la règle… du moins jusqu’à un passé récent, où des associations, des élus locaux ou des offices de promotion touristique ont commencé à s’intéresser à la rénovation voire à la remise en eau de certains canaux à des fins touristiques. L’objectif de cet article est de présenter certaines actions entreprises dans ce sens le long de la vallée du Rhône valaisan.
Les bisses du Valaiset leur histoire
En raison de sa position encaissée entre les
chaînes de montagnes des Alpes bernoises, qui l’abritent des perturbations atlantiques, et des Alpes valaisannes, qui font obstacle aux perturbations méditerranéennes, la val lée du Rhône à l'amont du lac Léman jouit d'une relative sécheresse (Reynard 1995).
En plaine, il ne tombe ainsi en moyenne que 600 mm d'eau par année entre Martigny et Brigue, contre plus de 1000 mm par année sur le plateau suisse (axe Lausanne-Zurich).
et plus de 1500 mm par année dans les Pré alpes romandes faisant obstacle aux fronts provenant de l’Atlantique. Dans certaines vallées latérales, les précipitations annuelles dépassent à peine 700 à 800 mm d'eau par an à 1500 m d’altitude. La variabilité inter annuelle est très forte (Reynard 1995).
Étant donné que les températures estivales sont assez élevées (températures moyennes du mois de juillet approchant 20 °C à Sion à 542 m d'altitude) et que l’insolation absolue est également élevée (plus de 2000 heures de soleil par année à Sion), il résulte un défi cit hydrique de 2 à 3 mm d'eau par jour durant la période de végétation, à compen ser par l'irrigation.
Ces caractéristiques climatiques, associées au développement dès le XVᵉ siècle d'une économie basée sur l’élevage bovin nécessi tant beaucoup de fourrage (Dubuis 1994, 1995), ont provoqué la construction par étapes (cf. Papilloud et al. 1998) d'un réseau de canaux d'irrigation appelés bisses qui a totalisé au début du XXᵉ siècle plus de 2000 km de canaux principaux et près de 25 000 km de canaux secondaires. Jusqu’au début de ce siècle, la plaine alluviale du Rhône, presque entièrement marécageuse, était impropre à l'agriculture. Seuls les cônes de déjection au débouché des vallées latérales étaient cultivés. La majeure partie de la population se concentrait ainsi sur les coteaux de l'adret de la vallée principale et sur les flancs des vallées latérales, précisé ment là où la conduite d'eau d’irrigation
était la plus problématique en raison des fortes pentes et des obstacles rocheux. En effet, l’embouchure des vallées latérales dans la vallée principale se présente souvent sous forme d'une gorge encaissée en raison de l'incision fluviatile post-glaciaire.
ces secteurs rocheux, les constructeurs, qui normalement se contentaient de creuser un canal directement dans le sol le long des versants, devaient suspendre les canaux de bois en les posant sur des poutres fichées dans le rocher (Hägi 1995) (Photos 1 à 3). Ce sont ces portions suspendues qui ont fait la réputation des bisses du Valais. Ce sont également elles qui nécessitaient les plus gros investissements en temps et en argent, pour les travaux de construction et d’entretien.
Il n’est donc pas étonnant que ce sont ces bisses ou ces portions suspendues qui ont été les premières à être remplacées par des tunnels, dès le XIXᵉ siècle sur de courtes distances, puis au début du XXᵉ siècle avec le percement de galeries kilométriques. Ces travaux de modernisation ont été favorisés par l’octroi de subventions cantonales et de la Confédération (Papilloud et al. 1998). De plus, les bisses, qu’ils soient suspendus ou creusés dans le sol, perdent énormément d’eau le long de leur parcours. Dès les années 50, de nombreux canaux ont été canalisés ou mis sous tuyaux afin de limiter les pertes, d’autres sont tombés en désuétude soit parce qu’ils ont été remplacés par des galeries plus performantes, soit parce que les terres agricoles qu’ils alimentaient en eau ont été abandonnées. Actuellement, on ne compte plus que 600 km de canaux principaux encore en activité. Les canaux abandonnés encore praticables représentent un peu plus de 150 km de chemins.
* Calculs personnels à partir de l’inventaire cantonal des bisses effectué en 1993 par le Service de l’aménagement du territoire du Canton du Valais.
La nouvelle jeunesse des bisses : leur réhabilitation à des fins touristiques
À partir des années 70, et notamment suite à la campagne de l’Office national suisse du tourisme « La Suisse pas à pas » en 1982, les bisses jouissent d'une nouvelle jeunesse sous l’impulsion des milieux touristiques. On ne compte plus les aménagements et les services (chemins de promenade, rénovations de tronçons, panneaux didactiques, guides d’excursions, cartes pédestres, etc.) qui visent à la promotion de la randonnée pédestre le long des bisses. Parallèlement, la production d’ouvrages de référence ou de vulgarisation s’est également fortement étoffée (Reynard 1996). Cette promotion s’inscrit dans un mouvement de valorisation du tourisme estival dans une région qui jusque dans les années 80 avait surtout misé sur le tourisme hivernal. Assez singulièrement, ce type de travaux de rénovation et de mise en valeur ne semble pas s’être développé dans d’autres parties des Alpes. Ainsi, dans la vallée d’Aoste, les rus, qui sont l’équivalent des bisses, n’apparaissent pas comme chemins balisés sur les cartes de randonnée pédestre et aucun ouvrage spécialisé n’est disponible dans les librairies. Dans la vallée de la Durance, peu de soutien est apporté par les milieux touristiques aux travaux de réhabilitation des canaux menés par la Société Géologique et Minière du Briançonnais (Dumont et al. 1995). Cet engouement populaire et fortement médiatisé pour la remise en état des anciens canaux du Valais semble donc être assez unique dans les Alpes. Par la présentation de quelques exemples concrets, je vais donc montrer la diversité de ces travaux, de leur mode de financement et de leur organisation sociale.
Le Grand Bisse de Vercorin
Le Grand Bisse de Vercorin est un canal ancien, long de 6 km, construit vers 1380. Le bisse est encore en activité actuellement et il est géré par un consortage*. Jusqu’en 1990, il ne coulait plus sur la totalité du parcours. Entre 1990 et 1995, des travaux de rénovation ont été entrepris pour une valeur de 500 000 FS^. Ils ont permis la remise en fonction du bisse sur la totalité du parcours. Parallèlement à ces travaux deux sentiers didactiques ont été aménagés et une brochure a été éditée par la Société de développement de la station. L’approche est très globale : les postes d’observation ne se limitent pas aux aspects spécifiques du bisse (droits d’eau, techniques de construction, processions du bisse, répartition de l’eau, entretien), mais décrivent également l’hydrologie, la végétation, l’organisation sociale et pastorale de la région. Le texte ne se limite pas au cas de Vercorin, mais fait des incursions dans tout le Valais. Il est fortement axé sur les questions écologiques. L’aménagement a été soutenu financièrement par des organismes aussi divers que les administrations communales et cantonales, le consortage du Grand Bisse, la Loterie Romande, la société coopérative Migros, le Fonds suisse pour le Paysage et la Fonda-
* Un consortage est une association de propriétaires, les consorts, qui s’unissent pour construire et entretenir le bisse. Les droits d’eau, les charges et les devoirs sont en général répartis selon la surface des zones irriguées ou le nombre de têtes de bétail.
^ 1 franc suisse (FS) vaut environ 4 francs français (FF).
Le Bisse de Saxon
Il s’agit du plus long bisse du Valais (32 kilomètres). Construit entre 1863 et 1876 par la commune de Saxon et assez mal entretenu, il s’est trouvé à plusieurs reprises en sursis. Il a été abandonné en 1963 au profit d’une conduite se greffant sur une conduite forcée hydro-électrique (Delaloye 1973).
L’ancien bisse a été partiellement remis en eau pour des raisons touristiques à partir de 1991 sous l’impulsion de la Protection civile de Carouge (canton de Genève) qui avait été sollicitée dans le cadre des travaux de nettoyage de forêts suite à une tornade survenue en février 1990. Actuellement, l’eau coule à nouveau sur quatre kilomètres, sur le territoire de la commune de Riddes (proximité de la station touristique des Mayens-de-Riddes/La Tzoumaz). L’entreprise a été réalisée par une association privée, « Les Amis du Bisse de Saxon », pour un total de 250 000 FS. Une roue à aube avec marteau avertisseur et un parcours didactique ont également été réalisés. La commune de Riddes et les Amis du Bisse de Saxon prévoient maintenant la création d’un musée et d’un « Sentier des sens ». Le bisse rénové devrait constituer l’armature de ces différents aménagements qui visent clairement la promotion d’un tourisme familial d’été.
Le Bisse d’Ayent
Construit en 1442, ce bisse de 15 kilomètres de long est encore en activité et présente sur certaines portions des vestiges de l’ancien canal en bois. La gestion est assurée par un consortage.
En 1991, une section longeant une paroi verticale, qui avait été remplacée en 1831 par un tunnel, a été en partie restaurée dans sa forme originale par le consortage (Bratt 1995). L’accès aux visiteurs est facilité par la présence d’une fenêtre depuis l’intérieur du tunnel et des ouvrages de protection (barrières, cordes) garantissent la sécurité. Ce bisse jouit d’une promotion touristique importante. Il fait partie intégrante de l’offre estivale de la station d’Anzère, tout comme le Musée des Bisses, installé au centre de la station. Il est également intégré, en compagnie des bisses de Lentine et de Clavau, dans le réseau pédestre « Le chemin de l’Adret », balisé par l’Association NAT. Cette dernière, dont les initiales signifient « Nature, Agriculture, Tourisme », née d’une volonté de concertation entre les promoteurs du golf de Tsamarau à Grimisuat et certains protecteurs de la nature, a pour objectif la mise en place d’une gestion appropriée du coteau, permettant le maintien des valeurs naturelles parallèlement au développement des activités économiques. Cette réalisation est soutenue financièrement par le Fonds suisse pour le Paysage et Pro Natura (anciennement : Ligue suisse pour la Protection de la Nature). Le sentier didactique lui-même permet de trouver sur le terrain les trois thèmes principaux réunis. Le bisse y est vu comme un des éléments du paysage bocager traditionnel fortement anthropisé de l’adret de la rive droite du Valais central, au même titre que les marais, les steppes, les différents types de prairies, les terrasses, les friches, etc.
Le Bisse de Vex
Construit à partir de 1453, le bisse de Vex est, au même titre que le bisse d’Ayent, l’un des grands bisses (12 km) construits durant le XVᵉ siècle afin d’augmenter la production fourragère de la région. Il se particularise par le fait qu’au moment de sa construction, il traversait des territoires appartenant autant à la Maison de Savoie (Nendaz), qu’au Valais épiscopal (Veysonnaz, les Mayens-de-Sion, Vex). Il a été abandonné en 1971 à l’exception de quelques tronçons. Le bisse était géré par un consortage.
Depuis 1991, il fait l’objet d’une remise en eau partielle à des fins essentiellement touristiques sous l’impulsion d’une association privée, le « Comité d’initiative pour la remise en eau du Grand Bisse de Vex », créé en 1989 et composé des différentes communes et sociétés de développement de la région. Afin de faciliter les demandes de subventions, le consortage du bisse a cédé ses droits aux communes de Salins et des Agettes en 1990. L’objectif du comité était double : rétablir un système d’irrigation traditionnelle permettant d’assurer notamment d’importantes économies en eau potable et mettre en valeur le cachet touristique du site par la protection efficace du paysage rural de la région. Le bisse est en effet un atout important pour le tourisme estival dans les stations des Quatre Vallées (Thyon 2000, les Mayens-de-Sion, Veysonnaz, Nendaz). Budgetés en 1991 à 1 250 000 FS, les frais de construction ont pu être réduits de moitié car une partie des travaux a été réalisée par la protection civile des communes membres, l’armée (troupes du génie), des chômeurs (programmes d’occupation), des classes d’école, des détenus du pénitencier de Sion et des adolescents confiés par le Tribunal des mineurs, ainsi que des bénévoles des sociétés de développement. Les subventions proviennent du Fonds du 700ᵉ Anniversaire de la Confédération helvétique, des améliorations foncières cantonales et fédérales, du Service de l’aménagement du territoire pour le subventionnement des chemins pédestres et de la Loterie romande. Le comité accompagne les travaux d’une intense campagne de promotion dans les journaux locaux et par le biais de dossiers déposés à la Bibliothèque cantonale du Valais.
Mandatés par le comité (ex. dossier “Nature et paysage” réalisé par un bureau d'environnement et d’aménagements forestiers, dossier de construction effectué par un bureau d’ingénieur, rapport du Service de l’Agriculture du Canton du Valais, etc.), un premier tronçon de 6 kilomètres a été rouvert en 1995 et un nouveau réseau d’irrigation a pu être créé en 1996. Il permet de substantielles économies d'eau potable utilisée jusqu’ici pour l'arrosage. L’objectif final du comité est de rénover le bisse sur toute sa longueur (12 kilomètres).
Le Bisse du Tsittoret et le Bisse du Roh
Le Bisse du Tsittoret a été aménagé en rive droite de la Raspille après 1490. Il est géré par un organe intercommunal. En plus de sa fonction agricole, le bisse est un lieu de promenade privilégié des estivants de la station de Crans-Montana au même titre que le Bisse du Roh à l’extrémité occidentale du plateau sur lequel s’est développée la station. À l'occasion des festivités du Centenaire de Crans-Montana en 1992, des panneaux didactiques et des places de pique-nique ont été installés le long du tracé. Le chemin balisé fait en outre partie d'une sélection de cinq promenades, classées comme “Parcours découvertes”. Ces aménagements sont financés par les Offices du Tourisme de Crans-Montana, avec le soutien du Touring Club Suisse.
Construit dans la première moitié du XVe siècle, le Bisse du Roh, après un parcours très “aérien”, irriguait la partie occidentale du plateau de Crans-Montana ; il a été abandonné en 1949 suite au percement d'un tunnel (Quaglia 1988). En raison de l'attrait constitué par la promenade vertigineuse et sauvage le long de son parcours, il a conservé une vocation touristique malgré son abandon et malgré les problèmes de sécurité qu'il posait. À la fin des années 80, il a été assaini par des troupes militaires du génie. En 1995, les Offices du Tourisme de Crans et Montana ont installé des panneaux didactiques avec l'appui financier du Touring Club Suisse.
Le Bisse du Trient
Il s'agit de l'un des bisses les plus occidentaux du Valais. Il prend sa source au pied du glacier du Trient et irrigue les terrains de Martigny-Combe. Le bisse est encore en activité et géré par un consortage. Il a été creusé en 1895 en parallèle au chemin qui, du glacier au col de la Forclaz, permettait le transport de la glace exploitée entre 1865 et 1893 pour l’approvisionnement des grandes villes françaises de Lyon, Paris et Marseille. Dans les années 70, il est tombé en désuétude au profit d’un système d’arrosage par aspersion. Il a été remis en eau à des fins touristiques en 1986 par les responsables du consortage, avec l'appui de l’Association Valaisanne de Randonnée Pédestre (AVRP), de la Loterie Romande et de la Commune de Trient.
Il constitue également un des éléments mis en valeur dans le cadre de l'Espace Mont-Blanc. Cet organisme créé en 1991 opte pour une démarche similaire à celle de la NAT visant une valorisation active et le développement durable d'une montagne habitée, notamment en renforçant l’agriculture de montagne, en développant le tourisme extensif doux, en protégeant les milieux sensibles et en réduisant le trafic de marchandises et les nuisances, tout cela dans une perspective transfrontalière. En 1994, la mise en valeur du Bisse du Trient a été choisie comme un des chantiers prioritaires dans la zone-test Montagne de Balme, en raison de la forte fréquentation touristique du secteur. D'imposants panneaux didactiques ont été aménagés le long du parcours de 4 km reliant le col au pied du glacier. Ils présentent entre autres l'exploitation de la glace et la remise en eau du bisse.
Le Bisse de Savièse
Décidée en 1430, la construction de ce bisse
a nécessité 18 années, le long de parois schisteuses particulièrement instables. Un siècle plus tard, le parcours a été modifié pour satisfaire de nouveaux besoins en eau, nécessitant la construction de canaux suspendus particulièrement audacieux. En 1935, ce parcours de 7 km a été remplacé par un tunnel de 4,8 km à travers la montagne du Prabé et, rapidement, le tracé abandonné s'est détérioré faute d’entretien. Certaines parties ont même volontairement été détruites pour éviter des accidents.
En 1997, un privé, M. Patrick Varone, a présenté au Conseil communal de Savièse un projet très élaboré de remise en état d’une partie du tracé. Ce projet prévoit la construction d'un chemin « aérien » le long de l'ancien tracé, la remise en eau d'un tronçon de 800 m, la pose de panneaux didactiques et la réfection d’une ancienne scierie située le long du parcours et qui servait uniquement à l’entretien du bisse. Il a été accepté par la Commune de Savièse. M. Varone a également démonté un tronçon en bois qui avait survécu à 60 ans d’abandon et l’a reconstitué dans le cadre d'une exposition organisée à Savièse en août 1997 par l’Association NAT (voir ci-dessus, le Bisse d’Ayent). Actuellement, le promoteur est à la recherche d'un financement et organise activement les travaux de réfection qui devraient débuter en été 1999.
Les mécanismes de la réhabilitation des bisses
À partir de ces différents exemples, on comprend que le bisse, loin de ne satisfaire qu’à sa fonction initiale, l’irrigation, peut actuellement être considéré comme un pivot entre trois systèmes qui interagissent entre eux : l’agriculture, la nature et la culture (Reynard 1997). Le tourisme touche aux trois domaines par l’incitation des paysans à « jardiner » le paysage, par la promotion du tourisme doux et par la mise en valeur du bisse comme trace culturelle de l’histoire socio-économique de la région.
Le bisse devient ainsi un objet de patrimoine indépendamment de sa fonction d’irrigation. Le Bisse du Roh, dont il ne reste que les vestiges rénovés le long d’un chemin de promenade « aérien », l’atteste bien. Il participe également de l’intérêt porté au tourisme doux visant à promouvoir une activité touristique peu préjudiciable à l’environnement et dont la randonnée pédestre est un des aspects majeurs. De par sa configuration, et notamment sa faible dénivellation, le bisse apparaît comme un des sites privilégiés pour le développement de ce type d’activités, notamment à l’intention d’une clientèle de troisième âge. Dans ce cas également, la fonction d’irrigation n'est pas capitale, même si son absence peut être ressentie négativement.
Il faut donc considérer les actions récentes de remise en eau et de rénovation de bisses à travers ce double filtre intégrant à la fois un processus de patrimonialisation et un effort de promotion d'une activité touristique respectueuse des équilibres naturels. Observons les acteurs intéressés par ce double processus. On peut les diviser en deux grands groupes :
– les acteurs directs agissent directement sur le processus de réfection. On distingue les promoteurs, répartis en trois groupes (consortages, administrations communales et associations privées), et les exécutants, qui effectuent les travaux (et qui peuvent être les mêmes personnes que les promoteurs) ;
– les acteurs indirects participent au processus par le financement, à travers les mécanismes de gestion territoriale et de protection de l'environnement, ainsi que par le biais de la promotion touristique.
Dans les deux cas, les acteurs peuvent se recruter autant à l'intérieur qu’à l’extérieur des structures gérant l’ancien système d’irrigation. Dans le cas du bisse de Saxon, l'impulsion est manifestement venue de l’extérieur, contrairement à celui de Vercorin, par exemple. Dans tous les cas, une part importante du financement provient de l’extérieur du système.
Conclusion
Ce schéma ne constitue qu'une ébauche de réflexion. Il montre toutefois que les anciens canaux en phase de déclin peuvent, comme le soulignent Papilloud et al. (1998), « rebondir une nouvelle fois » sous l'impulsion de nouveaux acteurs et d’un contexte socio-économique favorable.
nouvelles formes de tourisme. Il permet également de percevoir qui sont les acteurs en présence et quelles sont les relations qu’ils entretiennent. Cette réflexion ouvre aussi de nombreuses voies de recherche, tant académiques qu’appliquées.
Ainsi ne connaît-on par exemple que très mal l’organisation actuelle de la gestion des bisses en déclin. Alors que d’innombrables écrits retracent dans le menu l’organisation très stricte de la gestion de l’irrigation jusqu’au début de ce siècle, rien ou presque n’a été écrit sur ce qu’il advient des bisses abandonnés puis remis en eau. Qu’en est-il des consortages, des droits d’eau, des relations que les organes de gestion entretiennent avec les autres acteurs de la gestion de l’eau dans les stations touristiques de montagne…? Question essentielle à l’heure où de nombreuses stations recherchent de nouvelles sources d’approvisionnement pour faire face notamment aux besoins résultant de l’enneigement artificiel ! Il faudrait également essayer d’évaluer les retombées économiques et “psychologiques” de ces différents travaux de rénovation.
(4) Le patrimoine hydraulique que constituent ces réseaux traditionnels d’irrigation n’est pas propre aux versants pyrénéens. Il était très important dans les Alpes françaises, de la Tarentaise au Mercantour, ainsi que dans les zones orientales du Massif Central et des Pyrénées. Dans certaines zones, comme le Briançonnais ou le Pilat, les “béals”, ou “béalières” selon les lieux, font aujourd’hui l’objet au moins d’un inventaire et d’un intérêt historique. Ces actions locales sont peut-être aussi d’un intérêt touristique, facteur de réhabilitation comme en Suisse.
Ce qui est regrettable, c’est que l’on tarde encore à comprendre quel rôle essentiel jouaient ces réseaux de béals dans la gestion globale de l’eau et la lutte contre l’érosion torrentielle.
Ajoutons à la bibliographie d’Emmanuel Reynard les documents cités dans V.E.L.N. de mai 1996 (n° 192 – La bibliothèque, p. 65). Les “levadas” de l’île de Madère (Histoire dans V.E.L.N. de mai 1997, n° 202) constituent encore un patrimoine hydraulique essentiel (hydroélectrique et agricole), dont l’intérêt touristique est un facteur économique complémentaire aussi important que celui des bisses du Valais.
Références bibliographiques
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