La sulfato-réduction est un processus au cours duquel l’énergie est obtenue par l’oxydation de certains composés organiques (ou inorganiques) avec une réduction concomitante du sulfate en sulfures (Hansen 1994). Ce processus métabolique est réalisé par un groupe spécialisé de bactéries anaérobies strictes, les bactéries sulfato-réductrices (BSR) (Widdel 1988). Leur rôle dans la dégradation des différents intermédiaires de la digestion anaérobie de la matière organique a été essentiellement étudié dans des habitats où le rapport car-
Le rapport carbone/soufre (C/S) est faible. Dans ces écosystèmes, il a été établi que l'acétate et l'hydrogène sont utilisés principalement via la réduction du sulfate (voir Widdel et Hansen 1992). Contrairement à ces biotopes, très peu d'études ont concerné le rôle des BSR dans des habitats où le rapport C/S est important tel que celui décrit dans ce travail : il s'agit d'un écosystème méthanogène constitué de réacteurs de 20 litres (Photo 1) traitant, par digestion anaérobie, un effluent de distillation vinicole. Cet effluent contient, comme la plupart des rejets polluants de l'industrie agro-alimentaire, des éléments minéraux et des substrats organiques, dont les principaux sont le glycérol et l'acide lactique. Ces deux composés représentent à eux seuls environ 60 % du carbone organique total, le reste se répartissant en substrats multiples tels que l'acide malique, des sucres, des polyphénols, etc. La concentration en sulfate varie entre 0,6 et 1,2 g/l (Tableau 1).
Dès l'ensemencement de ces effluents, avec un inoculum provenant d'une lagune proche d’une distillerie, on note une rapide formation d'AGV (acides gras volatils), l’acide propionique constituant plus de 80 % des AGV. La dégradation de cet acide est immédiate et très rapide : 1,2 mM l⁻¹ h⁻¹. La production de méthane est enregistrée dès le début de la fermentation, même pendant la phase acidogène, avec une proportion de 40 % de méthane dans le biogaz. Une inversion des proportions des gaz intervient lors de la phase de dégradation des AGV (CO₂ : 26 %; CH₄ : 74 %) (Bories, 1981 ; Bories et al. 1982). Un ensemencement des vinasses avec 2 % (v/v) de cet inoculum conduit à la fermentation complète de ce substrat à 35 °C. De plus, de très bonnes performances sont obtenues à 20 °C. Ainsi, en fermentation continue, un temps de séjour de 13 jours est actuellement appliqué pour la fermentation des vinasses à 30 000 mg O₂/l de DCO. D'un point de vue économique, la méthanisation de ces déchets industriels présente un intérêt particulier dans la mesure où elle peut être utilisée comme moyen de contrôle de pollution de ces effluents tout en produisant un biogaz directement utilisable (Qatibi et Bories 1988). Cependant, la quantité de sulfate présente dans ces rejets (voir Tableau 1) n'est pas suffisante pour oxyder toute la matière organique en gaz carbonique ; il était donc important de connaître les substrats dégradés par fermentation ou par sulfato-réduction et les relations de ce second processus avec la méthanogenèse.
Matériel et méthodes
Le milieu de culture utilisé pour cette étude est un milieu strictement minéral sans sulfate ; le tampon et le réducteur utilisés sont respectivement le tampon phosphate et la cystéine (Qatibi et al. 1990). Avant d'effectuer nos expériences, la culture mixte indéfinie est prélevée directement des fermenteurs de 20 litres, stérilement et en anaérobiose ; elle est diluée dans un ballon de 6 litres contenant le milieu minéral sous atmosphère d’azote pur, préalablement stérilisé (20 min à 120 °C) et réduit. La dilution effectuée est de 40 à 50 % (v/v). Après dilution, la culture mixte indéfinie est incubée à 35 °C pendant 3 à 4 jours afin de stimuler la croissance bactérienne et de consommer complètement le sulfate provenant de l'inoculum. Le milieu de culture est ensuite distribué dans des fermenteurs d’1 litre de volume utile, munis d'une sonde de pH reliée à un régulateur maintenant le pH choisi par addition de soude 3 N ; la température est stabilisée à 35 °C par un circuit d'eau externe provenant d’un bain thermostaté. L'homogénéisation des milieux se fait par agitation magnétique. Les substrats, le sulfate et le chloroforme à 0,003 % (inhibiteur de la méthanogenèse) sont ajoutés à partir de solutions stocks stériles. Toutes nos expériences ont été effectuées en batch.
Le dénombrement des différents groupes trophiques et le dosage du glycérol, du lactate, du 1,3-propanediol, des acides gras volatils, du méthane et de l'hydrogène ont été décrits précédemment (Qatibi et al. 1990 ; Qatibi et al. 1991).
Le milieu de culture utilisé étant fortement coloré, les méthodes colorimétriques de dosage des sulfures se sont avérées inefficaces. Dans ces milieux complexes, on a donc développé une méthode indirecte de dosage des sulfures, basée sur l'oxydation complète d’un composé instable (sulfures) en un composé stable (sulfate) à l'aide d'un oxydant puissant tel que le peroxyde d'hydrogène (H₂O₂) :
2 H₂O₂ + SH⁻ → SO₄²⁻ + H⁺ + 2 H₂
2 H₂O₂ + S²⁻ → SO₄²⁻ + 2 H₂
2 H₂O₂ + S → SO₄²⁻ + 3 H₂
Préparation des solutions étalons : 2,5 ml d'eau distillée anaérobie, sous atmosphère d'azote, préparée selon la technique d’Hungate (Hungate, 1960) modifiée par Bryant.
Tableau 1 : Exemple de composition d’une eau résiduaire de distillerie (préconcentrée 3 fois)
pH | 4,5–4,7 |
DCO (g/l) | 78,83 |
DBO₅ (g/l) | 34,41 |
Matières en suspension (g/l) | 0,75 |
Glycérol (g/l) | 18,62 |
Acide lactique (g/l) | 13,25 |
Acide malique (g/l) | 3,95 |
Sucres totaux (glucose) (g/l) | 4 |
Polyphénols (équiv. gallique) (g/l) | 0,085 |
Azote total (Kjeldahl) (g/l) | 0,21 |
Phosphore (g/l) | 0,20 |
Potassium (g/l) | 0,048 |
Sodium (g/l) | 0,051 |
Sulfate (g/l) | 0,6–1,2 |
[Photo : Réacteurs de 20 litres (Biolafitte) et accessoires périphériques. Les conditions opératoires sont les suivantes : agitation mécanique, 50 rpm ; charge appliquée, 0,4 g DCO l⁻¹ j⁻¹ ; temps de séjour, 60 jours ; température, 35 °C ; pH : 7,1–7,5 ; l'alimentation est semi-continue à raison d’1 l de substrat tous les 3 jours]
[Photo : Dispositifs servant à effectuer les expériences de fermentation en batch avec une régulation automatique de pH (voir texte). Noter la différence de coloration du milieu en fonction de la teneur en sulfures.]
(1972) ont été distribués dans des tubes d'Hungate dégazés et scellés avec des septums (Bellco Glass Inc., Vineland, NJ, USA). Des cristaux lavés de Na₂S·9H₂O ont été dissous dans de l'eau distillée anaérobie à une concentration connue et contenant quelques cristaux de soude afin de maintenir un pH basique ; à ce pH, les sulfures sous forme d'H₂S dans l'atmosphère sont négligeables. 2,5 ml de cette solution concentrée ont été transférés dans le premier tube contenant 2,5 ml d’eau en utilisant des seringues purgées à l'azote. De cette manière, des dilutions successives ont été réalisées pour avoir différentes concentrations en sulfures.
Détermination des sulfures solubles :
On dose d’abord le sulfate existant sous son état oxydé (SO₄²⁻ réel) ; on traite ensuite l’échantillon au peroxyde d’oxygène (0,1 % v/v) puis on dose le sulfate total (correspond au sulfate réel + le sulfate provenant des sulfures). La différence entre le sulfate total et celui existant réellement donnera la quantité de sulfures solubles. On arrive à doser des concentrations inférieures à 1 mM (Figure 1). À noter que cette technique peut être également utilisée pour la détermination des sulfures totaux ; pour cela, on remplace 5 % de l’échantillon à analyser avec 5 % de l’acide phosphorique (en présence du peroxyde d’oxygène, l’acide chlorhydrique dégage du Cl₂, gaz toxique) puis on traite l’échantillon au peroxyde d'oxygène et on procède comme décrit ci-dessus. Le temps d’analyse dépend de la méthode de dosage du sulfate utilisée. Si le sulfate est dosé par HPLC (comme c’est le cas ici), le temps d’analyse dépendra du débit, température, pH, longueur de la colonne, etc. Le temps d’élution dans nos conditions d’analyses est de 5 minutes ± 5 %. Cette technique peut être applicable pour le dosage des sulfures libres ou complexes dans les milieux complexes (couleur, différents métaux comme les ions Fe³⁺ susceptibles de complexer les sulfures...). Le dosage du sulfate proprement dit est réalisé par HPLC selon les conditions décrites par Qatibi et al. (1991).
Résultats
Comme le montre la figure 2a, en l'absence de sulfate, le glycérol est dégradé rapidement en 1,3-propanediol avant la formation du propionate et de l'acétate. Le 1,3-propanediol est à son tour dégradé, mais moins rapidement que le glycérol, en propionate et acétate avec un rapport approximatif acétate/propionate de 2,3. Le rendement évalué à partir du carbone total dissous mesuré et calculé est de 53 % lors de la disparition du glycérol, contre 90 % à la fin de l'incubation (résultats non montrés). Ceci révèle la pré-
Sulfate (mM)
y = 1,0277 e-5 + 1,0200 x R² = 1,000
20 25
Sulfures libres (mM)
[Photo : Courbe étalon de correspondance entre la concentration des sulfures solubles et du sulfate.]
0 —e— Glycérol
e——e— 1,3 Propanediol
4 —2— Propionate
& w——+— Acétate
0 5 Temps (jours) 10
Substrat/Produits (mM)
5 10
15
Temps (jours)
[Photo : Cinétique de dégradation anaérobie du glycérol par la culture mixte indéfinie en l’absence de sulfate (a) et en présence de sulfate (b).]
[Photo : Figure 3 : Dégradation anaérobie du lactate par la culture mixte indéfinie en l'absence de sulfate (a) et en présence de sulfate (b)]
Présence d'un ou plusieurs intermédiaires non détectés par nos méthodes d'analyse et qui seraient convertis en propionate et acétate. La production de propionate n’est pas couplée à la dégradation du glycérol, pourtant sa formation à partir du glycérol est thermodynamiquement favorable (ΔG' = -150 kJ/mole). En présence de sulfate (figure 2b), le glycérol disparaît rapidement, accompagné d'une production de sulfures qui coïncide avec une formation transitoire de 1,3-propanediol dont la concentration est fortement abaissée, et d'autres intermédiaires comme le montrent les rendements calculés : 8 % contre environ 100 % à la fin de l'expérience (résultats non montrés). La production des sulfures continue après la disparition du glycérol, avec une production parallèle de propionate. Si l’on compare la quantité de propionate produite (en terme de carbone) à celle du 1,3-propanediol consommée, on trouve un rapport d’environ 5. Ceci montre clairement que la production de propionate est le résultat de la dégradation d'autres sources de carbone produites lors de la consommation du glycérol.
La dégradation anaérobie du lactate a été étudiée en l'absence et en présence de sulfate. En l’absence de sulfate, le lactate est décomposé rapidement, en acétate et en propionate (figure 3a).
Le rapport acétate/propionate est de 0,6. Le propionate est dégradé à son tour mais lentement ; il est à noter que la disparition du propionate n’est pas complète. Par contre, l’acétate se décompose le quatrième jour en produisant du méthane (résultats non montrés) et vraisemblablement du gaz carbonique. En présence de sulfate, l’oxydation du lactate est accompagnée d’une production de sulfures (figure 3b) ; celle-ci s'arrête lorsqu’il n’y a plus de lactate ; l’acétate est le seul acide produit ; très peu de propionate s'accumule.
Le dénombrement des groupes bactériens impliqués dans la dégradation complète du glycérol et du lactate confirme les changements métaboliques observés en présence du sulfate et montre en effet que les BSR jouent un rôle important dans la dégradation de ces substrats (tableau 2).
Ces résultats montrent également que les BSR n’ont aucun effet sur la transformation de l'acétate.
En effet, ce substrat est utilisé préférentiellement par les bactéries méthanogènes acétoclastes (Qatibi et al. 1990).
Dans le but de connaître plus clairement la relation qui s’établit entre la sulfato-réduction et la méthanogenèse, dans l'écosystème étudié, des expériences d'inhibition sélectives ont été réalisées (l'inhibition de la méthanogenèse a été obtenue par l'addition de chloroforme à une concentration finale de 0,003 % (v/v). L'inhibition de la sulfato-réduction a été réalisée en épuisant le milieu de culture en sulfate. Contrairement à l'hydrogène qui est un substrat commun des BSR et des bactéries méthanogènes (Qatibi et al. 1990), le sulfate n’a aucun effet sur la dégradation de l'acétate (tableau 3).
Discussion
Il a été donc établi que les BSR jouent un rôle significatif dans la dégradation du glycérol et du lactate et sont en compétition avec les bactéries propioniques.
De la même manière, il a été montré que la
Tableau 2 : Dénombrement des différents groupes trophiques impliqués dans la dégradation anaérobie des principaux composés (glycérol et du lactate) des effluents de distillation vinicole
Substrats |
Cellules viables/ml |
Produits |
Glycérol (20 mM) |
25 × 10⁶ |
P A + M |
Glycérol (20 mM) + sulfate (20 mM) |
15 × 10⁶ |
A + S |
1,3-Propanediol (20 mM) |
40 × 10⁶ |
P A + M |
1,3-Propanediol (20 mM) + sulfate (20 mM) |
25 × 10⁶ |
A + S |
Lactate (20 mM) |
25 × 10⁶ |
P A |
Lactate (20 mM) + sulfate (20 mM) |
42 × 10⁶ |
A + S |
Propionate (20 mM) |
30 × 10⁶ |
A M |
Propionate (20 mM) + sulfate (20 mM) |
16 × 10⁶ |
A + S |
Acétate (20 mM) |
31 × 10⁶ |
S + M |
Acétate (20 mM) + sulfate (20 mM) |
50 × 10⁶ |
S + M |
H₂/CO₂ (20 bars) |
45 × 10⁶ |
M |
H₂/CO₂ (2 bars) + sulfate (20 mM) |
35 × 10⁶ |
S + M |
P : propionate ; A : acétate ; M : méthane ; S : sulfures.
Tableau 3 : Effets du chloroforme et du sulfate sur l’oxydation de l’acétate par la culture mixte indéfinie (Concentrations en mM). Chl : chloroforme
Substrats testés |
Initiale (Acétate / Sulfate) |
Finale (Acétate / Sulfure / Méthane) |
Acétate |
19,6 / 0 |
0 / 0 / 23,2 |
Acétate + Sulfate |
19,2 / 16,4 |
0 / 1,96 / 22,5 |
Acétate + Chl |
20,7 / 0 |
20,5 / 0 / 0 |
Acétate + Sulfate + Chl |
19,7 / 16,3 |
0 / 1,57 / 0 |
La dégradation anaérobie du 1,3-propanediol (intermédiaire réactionnel de la dégradation du glycérol) et du propionate est liée à une activité sulfato-réductrice, en ce sens que l’addition de sulfate oriente la dégradation du 1,3-propanediol en 3-hydroxypropionate et celle du propionate en acétate.
Ceci est important car ces deux intermédiaires constituent l’étape limitante de la biométhanisation des effluents de distillation vinicole (Qatibi et al. 1990 ; Qatibi et al. 1991). Il a été en effet démontré que les concentrations des BSR impliquées dans ce métabolisme sont supérieures à celles des syntrophes.
Contrairement à l’hydrogène qui est un substrat commun des BSR et des bactéries méthanogènes, le sulfate n’a aucun effet sur la dégradation de l’acétate ; en effet, le nombre des BSR utilisant l’acétate est largement inférieur à celui des bactéries méthanogènes acétoclastes.
Ceci est d’autant plus important que 70 % du méthane produit dans un digesteur provient de l’acétate. Sur la base de ces résultats, il a été proposé un procédé de digestion anaérobie pour optimiser la fermentation méthanique des effluents de distillerie vinicole, impliquant la séparation des phases acidogène et méthanogène.
Références bibliographiques
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- Bories A, Raynal J, Jover JP (1982) Fixed film reactor with plastic media for methane fermentation of distilleries. In : Strub A, Chartier P & Schleser G (eds) Energy from Biomass. Applied Science Publisher, London, pp 567-571
- Bryant MP (1972) Commentary on the Hungate technique for culture of anaerobic bacteria. Am J Clin Nutr 25 : 1324-1328
- Hansen TA (1994) Metabolism of sulfate-reducing prokaryotes. Antonie van Leeuwenhoek 66 : 165-185
- Hungate (1960) Microbial ecology of rumen. Bacteriol Rev 24 : 353-364
- Qatibi Al, Bories A, Garcia JL (1994) Sulfate reduction and anaerobic glycerol degradation by a mixed microbial culture. Current Microbiol 22 : 47-52
- Qatibi Al, Bories A, Garcia JL (1990) Effects of sulfate on lactate and C2–C3-volatile acid anaerobic degradation by a mixed microbial culture. Antonie van Leeuwenhoek 58 : 244-248
- Qatibi Al, Bories A (1988) Glycerol fermentation and sulfate utilization during the anaerobic digestion process. In : Tilche A, Rozzi A (eds) Fifth Intern. Symp. Anaerobic Digestion. Monduzzi Editore, Bologna, pp 69-73
- Widdel F (1988) Microbiology and ecology of sulfate- and sulfur-reducing bacteria. In : Zehnder AJB (ed) Biology of anaerobic microorganisms. New York : John Wiley, pp 469-585
- Widdel F, Hansen TA (1992) The dissimilatory sulfate- and sulfur-reducing bacteria. In : Balows A, Trüper HG, Dworkin M, Harder W, Schleifer KH (eds) The Prokaryotes, 2nd ed. New York : Springer-Verlag, pp 583-624
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