L'eau potable est consommée de plus en plus loin du lieu où elle est captée ou produite. Il y a quelques décades, rares étaient les agglomérations qui ne trouvaient pas dans leur sous-sol ou en surface les quantités d'eau dont elles avaient besoin. De nos jours, par contre, de nombreuses concentrations urbaines sont obligées de faire appel à des ressources éloignées des points de consommation. De plus, de nombreuses et parfois modestes collectivités rurales se groupent souvent pour former des syndicats intercommunaux parfois très importants qui réalisent des ouvrages de production et de transit considérables, susceptibles de fournir à d'autres collectivités les quantités d'eau dont elles ont besoin. L'eau peut ainsi être transitée sur des distances importantes avant d'arriver chez l'utilisateur. Ce transit se fait par l'intermédiaire de canalisations de nature diverse (acier, fonte, amiante-ciment, béton, plastique) avec lesquelles l'eau sera en contact quelquefois pendant plusieurs jours et qui ne devront pas altérer les qualités du fluide transporté.
La production d'une eau potable à partir d'une eau brute telle qu'on peut la trouver dans le sol ou, a fortiori, en surface dans des retenues artificielles ou en rivière fait fréquemment appel à des procédés de correction physico-chimiques. Le traiteur d'eau qui définit les procédés de traitement et l'exploitant qui met en œuvre les installations réussissent généralement à produire une eau de bonne qualité dans la mesure où les caractéristiques de l'eau brute restent voisines de celles qui ont servi de base à la définition du projet et dans la mesure où il n'est pas demandé aux installations de produire un débit nettement plus élevé que le débit nominal pour lequel elles ont été calculées.
Que l'eau produite soit excellente au départ de l'usine de production, cela est indispensable mais n'est pas suffisant car l'eau n'est pas consommée sur place. Elle doit conserver ses qualités physico-chimiques, organoleptiques et bactériologiques jusque chez l'abonné ; il faut donc limiter autant que possible les interactions de l'eau sur les canalisations de transfert et empêcher la prolifération des germes.
Dans une première partie, nous ferons un rappel des altérations que peut subir l'eau au cours de son transit, puis nous évoquerons les moyens dont dispose le traiteur d'eau pour limiter, sinon supprimer, ces altérations et enfin nous donnerons quelques exemples concrets de problèmes qui se sont posés sur des réseaux et des solutions qui y ont été apportées.
I — ALTÉRATIONS POSSIBLES DE LA QUALITÉ DE L'EAU DURANT LE TRANSIT
— Altérations biologiques :
L'eau produite à partir d'un captage ou d'une usine de traitement ne constitue généralement pas un milieu stérile au sens strict. Elle est certes dépourvue de germes pathogènes mais elle contient souvent, en faible quantité, des germes qui vont trouver dans les canalisations et réservoirs des conditions favorables à leur prolifération. Ce développement de germes banaux ne semble pas présenter d'inconvénients graves pour la qualité de l'eau, toutefois les Services de Santé et les laboratoires de contrôle y attachent plus d'importance qu'il y a quelques années et exigent des distributeurs un contrôle plus rigoureux de la qualité bactériologique de l'eau. Or, plus les canalisations de transit sont longues, plus les temps de séjour de l'eau sont importants et il est plus difficile d'éviter le développement des germes banaux, en particulier lors des fluctuations de la température.
Le développement d'une activité biologique dans une canalisation peut parfois se manifester au niveau de la consommation de l'oxygène dissous dans l'eau. Il n'est pas rare, par forte chaleur, de constater un abaissement sensible de la teneur en oxygène de l'eau au cours du transit, simultanément avec une augmentation de la teneur en gaz carbonique libre et donc un abaissement du pH. À titre d'exemple, sur une canalisation en acier de 500 mm qui alimente la Charente-Maritime à partir de la Vendée, on notait, le 19 juillet 1976, les valeurs suivantes au départ du réservoir principal d'accumulation :
— Température en °C : 22,5 — pH : 8,1 — Oxygène dissous en mg/l : 8,5
alors que 35 kilomètres en aval, les caractéristiques étaient devenues les suivantes :
— Température en °C : 23 — pH : 7,5 — Oxygène dissous en mg/l : 3,9
— Évolution des caractéristiques carboniques :
On sait que les caractéristiques carboniques de l'eau : pH, Titre Alcalimétrique Complet (T.A.C.), teneur en gaz carbonique libre, doivent présenter entre elles, en fonction de la température, une relation idéale pour que l'eau puisse être considérée comme étant à l'équilibre carbonique. En d'autres termes, pour une température donnée, la teneur en gaz carbonique libre doit être suffisante pour éviter le dépôt de carbonate de calcium, mais ne doit pas être excessive pour ne pas donner lieu à une attaque par du gaz carbonique agressif. Lorsque cette relation idéale est obtenue, l'eau est dite « à l'équilibre carbonique ». Les eaux traitées sont normalement à l'équilibre carbonique au départ de l'usine de production sinon au départ du réservoir de mise en charge. Il apparaît toutefois que, l'équilibre carbonique étant défini en fonction de la température, une même eau ne pourra pas être à l'équilibre dans le réseau public de distribution et dans le circuit d'eau chaude de l'usager.
L'expérience du transit de l'eau montre que les caractéristiques carboniques évoluent fréquemment au cours du transfert. Il est assez courant de constater, après plusieurs heures de séjour dans une canalisation, une modification des pH, T.A.C., teneur en gaz carbonique libre qui se traduit généralement par une baisse des pH et T.A.C. et une augmentation de la teneur en CO₂ libre. L'eau qui était à l'équilibre au départ de l'usine ou du réservoir devient donc progressivement agressive au cours du transfert et susceptible d'attaquer les canalisations. Le phénomène est surtout sensible lorsque l'eau transite dans des canalisations métalliques qui ne sont pas revêtues intérieurement. L'eau devenue agressive dissout du fer, ce qui donne lieu, à certains moments, au phénomène « d'eau rouge » dont se plaignent parfois les usagers surtout lorsque le régime d'écoulement est sujet à des variations brutales.
— Actions de l’eau sur le revêtement intérieur des canalisations :
Dans le but de prévenir la dissolution du fer sous l'action d'une eau agressive ou plus généralement corrosive, les fabricants de tuyaux ont mis en œuvre des canalisations revêtues intérieurement de produits à base de bitume ou de ciment. La technologie a, sur ce point, fait de gros progrès et les revêtements actuels semblent donner satisfaction.
Il est toutefois intéressant de signaler que les revêtements à base de bitume peuvent ne pas être inertes vis-à-vis de l'eau, du moins durant les premières années d'utilisation. Plusieurs exemples concrets ont montré que le revêtement consommait de l'oxygène au détriment de l'eau ce qui, dans les cas limites où la vitesse d'écoulement était faible, pouvait entraîner une disparition totale de l'oxygène dissous et une réduction de sulfates et nitrates de l'eau qui devient ainsi impropre à la consommation. Il est toutefois généralement possible de pallier cet inconvénient en assurant, fût-ce artificiellement, une vitesse d'écoulement suffisante, surtout en saison estivale où les réactions sont accélérées par l'élévation de la température.
II — REMÈDES À LA DISPOSITION DES DISTRIBUTEURS D'EAU
— Sur le plan bactériologique :
Le traiteur d'eau dispose généralement, au niveau du captage ou plus souvent à l'usine de traitement, de moyens efficaces de destruction des germes. Cette opération, qui est fréquemment désignée à tort sous le nom de « stérilisation », se fait généralement par l'utilisation de produits chlorés ou d'ozone.
Pour éviter une prolifération ultérieure des germes dans les réseaux et réservoirs, il faut que l'eau ne soit pas un milieu favorable au développement de ces germes ; il faut qu'elle possède un certain pouvoir bactériostatique qui implique en général la rémanence dans les canalisations de refoulement, sinon de distribution, de faibles quantités de chlore résiduel, voire libre.
Le traiteur d'eau peut agir sur le dosage des produits chlorés en fonction de la teneur résiduelle qu'il veut obtenir en un point donné. Il est cependant parfois difficile de concilier le maintien d'une qualité bactériologique parfaite avec les goûts et habitudes du consommateur français qui accepte difficilement qu'on lui livre une eau ayant une teneur sensible en chlore résiduel.
On peut d'ailleurs se poser la question de savoir où est l'intérêt véritable de l'utilisateur sur le plan de la santé : est-ce de boire une eau contenant des germes banals ou est-ce de consommer une eau pratiquement stérile mais riche en résidus chlorés ? La réponse ne semble pas évidente dans l'état actuel de nos connaissances.
L'utilisation de l'ozone seul en stérilisation n'apporte souvent pas de résultats suffisants en matière de pouvoir bactériostatique, du moins lorsque les réseaux sont importants. Il est, de ce fait, assez courant de compléter l'action de l'ozone par une addition d'un produit chloré. L'utilisation de l'ozone n'en demeure pas moins intéressante de par l'amélioration sensible des qualités organoleptiques de l'eau qui en résulte.
— Sur le plan chimique :
Pour éviter la dégradation de l'équilibre carbonique durant le transit et l'apparition du caractère agressif de l'eau, le traiteur d'eau peut essayer de produire, au départ de l'usine, une eau légèrement entartrante, c'est-à-dire dont le pH soit sensiblement supérieur au pH d'équilibre. Cette disposition est cependant assez rapidement limitée par le fait que la mise à l'équilibre carbonique de l'eau est généralement réalisée en amont des pompes de reprise et qu'il faut éviter de bloquer ces pompes sous l'effet d'une carbonatation. L'expérience montre, en effet, qu'il est facile de provoquer le dépôt d'une faible pellicule de carbonate de calcium sur les roues des pompes centrifuges et que ce dépôt peut assez rapidement devenir suffisant pour empêcher les pompes de tourner, surtout lorsque la température de l'eau s'élève. De plus, le fait de refouler, à partir d'une usine, une eau entartrante entraîne la formation, dans le réservoir de mise en charge, d'un dépôt de carbonate de calcium qui limite, ipso facto, la portée de la mesure utilisée, car assez rapidement le pH de l'eau redescend au pH d'équilibre. Par ailleurs, la précipitation de carbonate de calcium dans le réservoir peut entraîner une augmentation sensible de la turbidité de l'eau.
Lorsque les temps de séjour dans les canalisations sont importants, il peut être parfois nécessaire de remonter le pH de l'eau en cours de transit par l'injection d'un réactif alcalin. Cette mesure présente certes des sujétions d'exploitation, mais elle est quelquefois indispensable pour éviter l'attaque des canalisations et la dissolution du fer.
III — QUELQUES EXEMPLES DE DIFFICULTÉS RENCONTRÉES LORS DU TRANSIT DE L'EAU
L'équilibre carbonique d'une eau est une condition nécessaire pour qu'il n'y ait pas attaque des canalisations par l'eau. L'expérience prouve que ce n'est pas une condition suffisante. Il faut, de ce fait, différencier les eaux agressives qui ont, par définition, un pH inférieur au pH d'équilibre, des eaux corrosives qui gardent une possibilité d'attaque du métal, même lorsqu'elles sont à l'équilibre carbonique.
Les eaux peuvent être corrosives parce que leur dureté carbonatée n'est pas suffisante ou bien parce que, au contraire, leur minéralisation est élevée. Dans le premier cas, on fait allusion au fait qu'il n'y a pas suffisamment de bicarbonate de calcium dans l'eau pour donner lieu à la formation d'un dépôt protecteur de carbonate de calcium et d'oxyde ferrique qui isolerait le métal de l'action de l'eau. On admet généralement qu'une eau n'est plus corrosive lorsque sa dureté carbonatée atteint 8 à 10 °F.
À l'opposé, si la minéralisation est trop élevée, la résistivité de l'eau est faible et toute formation de dépôt localisé dans le tuyau peut donner lieu à un couple générateur d'un courant de corrosion qui peut être suffisant pour entraîner le percement par piqûre d'une canalisation en acier.
Les eaux naturelles sont, en réalité, assez fréquemment corrosives ; les eaux idéales sont rares, d'autant plus que les régimes d'écoulement sont variables dans le temps et qu'il est absolument impossible qu'il en soit autrement en exploitation normale. Le phénomène de variation de vitesse d'écoulement est particulièrement sensible dans les réseaux qui desservent des zones à population variable (réseaux côtiers des régions touristiques par exemple). Dans ces réseaux, en hiver, la vitesse de l'eau est faible, voire nulle au voisinage immédiat de la paroi des canalisations, ce qui est favorable à la décantation des matières en suspension que peut contenir l'eau et à la dissolution de fer résultant de la corrosion. En été, par contre, la consommation est beaucoup plus forte et l'augmentation de vitesse qui en résulte provoque une remise en suspension des dépôts, ce qui est, bien sûr, préjudiciable à la qualité de l'eau.
Il est donc souhaitable que l'eau soit transitée par des canalisations munies intérieurement de revêtements inertes. En réalité, beaucoup de canalisations non protégées intérieurement sont en service depuis de nombreuses années et il est indispensable de mettre en œuvre les moyens d'éviter une dégradation de la qualité de l'eau ou de celle des conduites.
— Transit d'une eau très peu minéralisée :
Certaines eaux de surface de la région des Landes ont des minéralisations extrêmement faibles. Ainsi, une eau brute de l'étang de Cazaux (Landes) présentait en février 1975 les caractéristiques suivantes :
— pH ........................................... 7,15 — Résistivité en Ω·cm .......................... 7 500 — T.A.C. en °F ................................ 1,5 — T.H. en °F .................................. 2,3 — Teneur en gaz carbonique libre en mg/l ...... 1
Après mise en contact avec du marbre, c'est-à-dire après suppression de l'agressivité au sens strict, cette eau prend un pH de l'ordre de 9, mais le T.A.C. reste très faible. Il est évident que cette eau, même à l'équilibre carbonique, ne pourra pas donner lieu à la formation d'un dépôt de carbonate de calcium et que son transit en canalisation métallique, non revêtue intérieurement, va poser des problèmes de dissolution du fer. Après un essai infructueux d'utilisation d'un polyphosphate qui s'est traduit par une prolifération d'algues dans le réseau, il est apparu que la seule solution consistait en une reminéralisation de l'eau de façon à ramener la dureté carbonatée vers 8 °F. Cette reminéralisation, conduite d'abord par l'apport de bicarbonate de sodium et de chlorure de calcium, puis par l'action de gaz carbonique sur de l'eau de chaux, s'est effectivement avérée efficace et a permis de réduire considérablement, sinon supprimer totalement, le caractère corrosif de l'eau.
— Transit d'une eau minéralisée :
En pays calcaire, les eaux de nappes ont parfois des T.A.C. de l'ordre de 30 °F, voire davantage, et des pH d'équilibre voisins de 7, sinon inférieurs. Le transit de ces eaux ne pose généralement pas de problème difficile. Cependant, le transfert d'une eau légèrement moins minéralisée, aux caractéristiques suivantes :
— Température en °C ........................... 14 — pH .......................................... 7,3 — T.A.C. en °F ................................ 23 — T.H. en °F ................................. 29
a donné lieu, sur un réseau en acier, à l'apparition de nombreuses fuites dues à des piqûres d'origine interne. La correction mise en œuvre a permis d'arrêter assez rapidement le phénomène de corrosion. Elle consistait en une addition de carbonate de soude au départ de la station de pompage de façon à rendre l'eau incrustante et à provoquer la formation d'un dépôt protecteur de carbonate de calcium. Certes, il est difficile, sinon impossible, de maîtriser la formation d'un dépôt dans des tuyaux et il est vraisemblable que la formation du dépôt a été plus importante dans la zone proche de l'injection du carbonate de soude qu'en extrémité de réseau. L'expérience entreprise pendant un certain temps s'est toutefois avérée nettement positive.
— Transit d'une eau de minéralisation moyenne :
L'exemple suivant montre les difficultés concrètes qui peuvent apparaître dans le transport à distance de l'eau dans des canalisations non pourvues de revêtement intérieur alors même qu'en principe les caractéristiques chimiques de l'eau au départ du réservoir de mise en charge pouvaient laisser penser qu'il ne devait pas y avoir d'interaction notable de l'eau et du métal des conduites.
L'alimentation de la Charente-Maritime, à partir de deux usines de traitement d'eau de retenues artificielles du Bocage Vendéen, se fait par des feeders en acier de 500 mm de diamètre qui ont été posés à une époque où la technologie des revêtements intérieurs n'était pas encore au point. Ces canalisations ne sont donc pas revêtues intérieurement, ce qui donne lieu, à certaines périodes, en fonction des vitesses d'écoulement, à la dissolution de fer par l'eau et à la mise en suspension de particules d'hydroxyde ferrique. Le phénomène est apparu de façon particulièrement nette sur une canalisation acier posée en 1964 pour assurer la jonction