Si l'existence des déchets industriels est aussi vieille que l'industrie elle-même (Périclès s’était déjà préoccupé des pollutions engendrées par les tanneries), leur traitement en centres spécialisés ne date guère que d'une dizaine d’années. Auparavant, chaque industriel traitait tant bien que mal ses propres déjections, remettant souvent à un collecteur le soin de trouver une décharge adéquate pour ce dont il devait se débarrasser, lequel collecteur faisait ce qu'il pouvait lorsqu’il était sérieux, c’est-à-dire dans la grande majorité des cas... et ce qu’il voulait dans quelques circonstances plus ou moins inavouables. C’est sous l'impulsion du législateur, fort bien relayé par les Agences Financières de Bassin que des solutions dignes de ce nom ont pu être mises en œuvre. Le législateur fixait les « règles du jeu » et l'Agence Financière évitait à l'industriel de supporter seul le poids financier de cette opération, poids qui pouvait atteindre des proportions notables.
Au début de leur fonctionnement industriel, les Centres ont eu à maîtriser tous les problèmes de manutention et de technologie pour les déchets les plus abondants qui sont aussi par bonheur les plus faciles (ou les moins délicats ?) à traiter : acides et bases usés, bains de trempe cyanurés ou chromés, huiles de récupération, solvants, boues diverses, etc. Puis vint l'âge de la récupération soit d’énergie, soit de sous-produits. Actuellement, on recherche de plus en plus comment prendre en charge les déchets réputés naguère « intraitables » tout en scrutant davantage ce que l'on serait tenté d’appeler — ô combien abusivement — les « vieilles connaissances ». C’est de ce dernier stade que ces quelques lignes vont tenter de dresser un panorama, en s'appuyant sur l’expérience quotidienne des humbles héros des Centres de traitement.
CARACTERISATIONDES DECHETS
« Dis-moi qui tu es, je te dirai comment je te traiterai » serait tenté de dire le philosophe de l'élimination à la prosopopée du déchet ! L’ennui est que la réponse n'est jamais précise, même lorsqu'elle est possible, ce qui n'est pas toujours le cas ! Il ne faut jamais perdre de vue :
- - que le déchet est le résultat d’opérations définies en vue du produit final, effectuées sur une matière première fluctuante ;
- - que le déchet est pour l'industriel un souci qui ne vient qu’après bien d'autres : une usine n’est pas une « fabrique de déchets », elle ne les « engendre » que contrainte et forcée et ne lui accordera jamais plus d’attention qu'il ne faudrait ;
- - que dans une analyse, on ne trouve que ce que l’on cherche : on ne trouvera jamais d’arsenic en cherchant des cyanures !
C'est à partir de cette dernière remarque que les progrès ont pu être réels et importants. Il a fallu savoir d’abord que chercher, c’est-à-dire :
- - les éléments qui peuvent être dangereux lors des inévitables manipulations pendant et surtout avant le traitement. Il faut prêter une attention particulière à tout ce qui peut provoquer un dégagement gazeux, soit lors d’un changement brusque de pH, soit lors d'une variation importante de température. Avoir l'intelligence du déchet (intus — legere = lire à l'intérieur) suppose une longue expérience,
- - les éléments qui peuvent jouer un rôle inhibiteur dans certaines réactions chimiques (citons par exemple la fixation des boues). Pour parler franchement, les études de laboratoire ont été très utiles mais elles n'ont pas pu tout nous apprendre ; comment auraient-elles pu laisser prévoir qu'un camion mal lavé pouvait causer de petites catastrophes dans ce domaine ?
- - les déchets qui réagissent les uns sur les autres à moyen terme (un déchet peut rester plusieurs semaines dans une citerne) ou qui évoluent spontanément, par exemple par polymérisation spontanée, rupture d’émulsion, sédimentation accélérée ou retardée, etc. Mélanger des substances chimiques est souvent hasardeux, que dire quand leur composition n'est ni parfaitement définie ni constante ?
Il ne faut pas oublier, d’autre part, que si l'on peut s’octroyer un certain temps de réflexion avant de décider la prise en charge d’un déchet dont on a reçu un échantillon, il est hors de question de faire attendre un camion plus de quelques dizaines de minutes. L’analyse d'un échantillon (supposé représentatif... et il y aurait de longues pages à écrire sur l'art et la manière de prélever un échantillon « représen-
tatif »... et d’en évaluer la « représentativité » !) doit donc se faire très vite. Schématiquement, on peut dire que l'on a retenu actuellement pour l’incinération sept points principaux :
- — la mesure du PCI (1) qui a parfois des incidences contractuelles ;
- — le dosage des éléments susceptibles de rendre les fumées acides, en particulier les halogènes, le soufre, l'azote et le phosphore ;
- — la teneur en métaux lourds, susceptibles de se retrouver dans les suies et mâchefers ;
- — la teneur en éléments susceptibles de détériorer les réfractaires, essentiellement les alcalins et les alcalino-terreux ;
- — les propriétés explosives ;
- — les éléments concernant la sécurité, en particulier le point éclair, les risques toxicologiques lors de la manutention et les risques d'incendie lors du stockage ;
- — l’évolution à long terme, spécialement les risques de formation de gommes ou de polymérisation.
Les analyses de contrôle se bornent souvent à l’aspect physique et à la détermination du point éclair.
Dans les Centres physico-chimiques on procède à l’arrivée aux essais systématiques suivants : pH — odeur — aspect. Si l’aspect est liquide et le pH acide, on recherche le chrome hexavalent, les cyanures et les phénols ; si l'aspect est liquide et le pH alcalin, on recherche les cyanures et les phénols, le chrome hexavalent après acidification.
S'il s’agit de produits organiques on évalue le PCI et la teneur en chlore. Les huiles solubles donnent lieu à recherche des phénols et aussi du chlore.
Les résultats sont souvent mis en ordinateur ; cela permet de reconnaître les clients sérieux de ceux qui le sont moins. Les conversations avec les industriels ont une grande importance. L'atmosphère a bien évolué durant ces dernières années
(1) Pouvoir Calorifique Inférieur (c’est-à-dire ne tenant pas compte de la chaleur dégagée lors de la condensation de la vapeur d'eau contenue dans les fumées).
et on peut dire que chacun des partenaires, membres de l'administration, industriels et traiteurs de déchets, a maintenant pris conscience de son rôle et apporte sa pierre à l’édifice commun.
L’INCINÉRATION
Un des principaux avantages de l’incinération est de permettre une récupération de chaleur. Pour cette raison, et aussi pour la bonne tenue des réfractaires et des pièces mécaniques en contact avec des gaz à haute température, il est indispensable d’obtenir une combustion aussi régulière que possible.
Ce n’est guère facile avec des déchets industriels. En effet, les uns ont un pouvoir calorifique élevé, d'autres un PCI quasi nul, certains s’enflamment très vite, sont même à la limite de l’explosivité alors que d’autres ont besoin d’un temps de distillation assez long. Ajoutons que l'on trouve de hauts PCI qui brûlent vite (comme les solvants) ou lentement (comme les brais ou les matières plastiques) et des bas PCI qui brûlent vite (comme la paille plus ou moins mouillée) ou lentement (comme les terres souillées). En ce qui concerne les liquides, c’est leur homogénéité qui est en cause ; en effet, une fois mis en réserve, un liquide — surtout un déchet — ne reste pas inactif ! Non seulement il se produit des dépôts solides au fond de la cuve, mais souvent il se sépare en différentes phases, notamment en phase aqueuse et huileuse.
Prenons l’exemple du Centre d'incinération Sédibex de Sandouville, près du Havre. Il y a fallu environ trois ans d’expérience pour savoir mener ses fours et faire en sorte que le dégagement de chaleur (donc la production de vapeur) ne varie pas de plus de 20 ou 30 % autour de la position moyenne (on peut noter en passant que 100 ± 30 signifie que la production varie entre 70 et 130, soit presque du simple au double !). Les principales dispositions à observer sont les suivantes :
- — connaître les déchets solides apportés par les industriels du point de vue de leur pouvoir calorifique mais aussi de celui des émissions nocives de façon que, au moment du mélange des déchets dans la fosse, on sache « préparer » un résultat aussi homogène que possible, acceptable à tous les points de vue ;
- — garder une réserve de déchets difficiles, tels que mélanges solide-liquide, ou pâteux à viscosité très variable en fonction de la température, et une autre réserve de terres ou de déchets presque inertes, bien utiles pour absorber les liquides qui ne manquent pas de suinter dans la fosse ;
- — filtrer soigneusement les liquides et améliorer la technologie des injecteurs ;
- — au lieu de vouloir à tout prix garder homogènes les liquides à injecter, profiter des phénomènes de séparation de phases, de façon à avoir à sa disposition des liquides à haut PCI pour soutenir la combustion et des liquides à bas PCI pour empêcher tout emballement ;
- — apprendre à se servir de l’inertie thermique du four.
Il faudrait aussi citer plusieurs améliorations technologiques telles que celles portant sur la révision du nez de four pour permettre aux déchets humides un séchage suffisant et éviter aux déchets un peu volatils de s’enflammer trop tôt ou sur l’évacuation des mâchefers. Il a fallu de longs tâtonnements pour arriver à une combustion complète en évitant la production de cendres fusibles ; la plage de température acceptable pour un fonctionnement correct du four est finalement assez étroite. Il a fallu également définir les consignes d'exploitation compte tenu des déchets à traiter — en particulier les périodes pendant quelque temps pour un « décrassage » pendant lequel on prend soin de limiter la teneur en cendres des combustibles injectés. Grâce à toutes ces précautions, la production de vapeur a pratiquement doublé entre 1978 et 1981 (figure 1) et l’électricité produite par le turbo-
L'alternateur de l'usine est passée de 534 000 kWh en 1978 à 1 856 000 kWh en 1981 (figure 2).
Dans l’avenir, il faudra poursuivre les études de combustion et surtout perfectionner sans cesse ce que l’on appelle la « préparation » des déchets. Les résidus des industries se modifient rapidement tant à cause des nécessités du marché que du changement des procédés de fabrication (intervenant parfois pour limiter la quantité de déchets au traitement onéreux).
Il ne faut pas sous-estimer toutes ces difficultés : étudier le comportement à la combustion d’un produit dont on doit incinérer 2 000 ou 3 000 tonnes par an ne donnera pas matière à de grands titres dans les journaux, mais ne sera pas pour autant un service négligeable.
LES TRAITEMENTS PHYSICO-CHIMIQUES
Dans ce domaine aussi, la meilleure connaissance des déchets a été un élément déterminant dans l’amélioration des méthodes d’élimination, surtout sous l’influence de la récupération sinon des déchets eux-mêmes, du moins des éléments que des réactions assez simples permettent d’extraire sous une forme relativement pure. Les perfectionnements les plus spectaculaires concernent toutefois la mise au point de filières pour des déchets réputés jusqu’alors « intraitables ». On peut citer deux exemples :
Déchets très spéciaux et déchets de laboratoire
Il s’agit de déchets qui peuvent être explosifs ou extrêmement toxiques (arsine, chlorhydrine sulfurique, phosgène, etc.) qui proviennent de laboratoires ou bien de tous ces flaconnages non identifiés qui hantent les caves et greniers des usines désaffectées ; entrent aussi dans cette catégorie les chargements endommagés lors d’accidents de la route, divers objets abandonnés sur la voie publique, etc. Les caractéristiques communes à tous ces déchets, outre leur caractère toxique ou dangereux, sont de n’être produits qu’en tonnages relativement très faibles : quelques quintaux constituent déjà un poids appréciable. Il faut prendre de grandes précautions lors du transport et de la manutention car la moindre coupure ou piqûre peut causer des accidents très graves au personnel : combinaison, gants, parfois masque à gaz sont indispensables. Seule une longue habitude permet de pressentir la composition d’un gaz non identifié contenu dans une bouteille : forme et couleur de la bouteille, épaisseur de la tôle, caractéristiques du pas de vis, etc. Lorsque la vanne est bloquée par suite de la rouille, il faut la changer, mais il est alors indispensable de tremper préalablement la bouteille dans de la neige carbonique, voire dans l’azote liquide.
Le traitement de ces déchets est souvent l’incinération avec en général un barbotage des fumées dans une solution neutralisante, les boues résultantes étant ensuite envoyées en centre de traitement. Plusieurs déchets sont dilués dans des solvants tels que le benzène ou hydraulisés (fréon, phosgène). Certains explosifs peuvent être mélangés en petite proportion à des acides qui sont ensuite neutralisés.
L’acquis technique très important de cette branche a été le résultat de l’étude de multiples cas d’espèces. Labo-Services, une petite entreprise installée près de Lyon, a maintenant une bonne expérience de ce genre de déchets. Le service rendu aux collectivités locales est considérable, il n’est que de voir les précautions prises par les techniciens de cette société pour entrevoir ce qui se passerait si de tels déchets suivaient les filières d’ordures ménagères !
Eaux-mères des industries chimiques dites parfois « eaux phénolées »
Il s’agit de liquides (le terme d’eau ne doit pas faire illusion !) ayant souvent des pH extrêmes (pouvant atteindre 1 ou 12 mais se trouvant très rarement entre 5 et 9 !) avec une DCO de 100 000 ou 200 000 g/m³ et parfois davantage ; les neutraliser avec d’autres résidus comme cela se pratique pour les déchets habituels des industries chimiques aurait pour résultat la « production » d’une eau ayant par exemple 200 000 g/m³ d’une DCO qui serait alors entièrement dissoute, donc impossible à éliminer par des méthodes financièrement supportables.
On a souvent procédé à une « incinération », c’est-à-dire à une injection dans des fours de traitement de déchets industriels. Pour élégante qu’elle soit, cette solution présente le grave inconvénient de provoquer des chocs thermiques et de mobiliser une partie de la chaleur dégagée par la combustion des déchets pour produire de la vapeur… à l’intérieur du four.
La filière mise au point par Sarp-Industries, qui dans son Centre de Limay traite plus de 120 000 tonnes de déchets chimiques par an, fait appel à une autre technique. Après une petite « préparation physique » notamment pour sédimenter les éventuelles particules en suspension (on reconnaît toujours l’importance de la « préparation », on a pu dire qu’un déchet bien préparé est déjà à moitié traité !), on provoque le dégagement de gaz riches en phénols et autres substances combustibles par une variation brusque du pH ; le liquide est soigneusement dégazé par ruissellement sur des éléments du type « anneaux Raschig » ; ainsi épuré il peut alors être neutralisé puis traité par des méthodes habituelles tandis que les gaz sont brûlés dans un petit four conçu à cet effet. Pour simple qu’il paraisse, ce schéma a demandé plus de deux ans d’études et de mises au point ! L’unité actuellement en place possède une capacité de 12 000 t/an et représente un investissement de 5 MF ; le procédé utilisé a été agréé par l’Agence Financière de Bassin Seine-Normandie.
CONCLUSION
On voit apparaître dans le traitement des déchets des techniques tout à fait semblables à celles de la « chimie fine » qui est à leur source. Le fait que la connaissance des déchets en soit arrivée à un stade suffisant pour permettre de telles innovations constitue à lui seul un événement remarquable.
Bien sûr, il ne s’agit là que d’une étape. S’il est vrai « qu’un homme arrivé ne bouge plus », il est évident que personne ne se sent « arrivé » dans ce monde complexe et captivant des déchets. Cela est d’autant plus certain que ces résidus ne cessent eux-mêmes de changer.
Nouvelles fabrications et recherche des industries pour économiser l’énergie, diminution des charges financières, parfois lourdes, qui résultent du traitement des déchets, ont pour résultat une rapide évolution de la « matière première » des Centres. C’est dire qu’il faut toujours avoir l’œil aux aguets et l’esprit inventif… C’est un excellent remède à la « morosité ».