Your browser does not support JavaScript!

Prospection archéologique du banc des Esquerquis en plongée robotisée

04 juillet 2023 Paru dans le N°463 ( mots)

Réunissant des archéologues originaires d’Algérie, de Croatie, d’Égypte, d’Espagne, de France, d’Italie, du Maroc, et de Tunisie, la mission archéologique subaquatique du banc d’Esquerquis menée sous l’égide de l’UNESCO visait à documenter les vestiges d’épaves datant de l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. Elle s’est appuyée sur les moyens technologiques mis au service de la recherche archéologique par le Laboratoire d’Informatique, de Robotique et de Microélectronique de Montpellier (LIRMM, université de Montpellier, CNRS) et notamment sur le navire Alfred-Merlin et le ROV Arthur, dernier né du parc robotique capable d’intervenir jusqu’à 2500 mètres de fond.

Localisé au plein coeur de la Méditerranée, assurant l’interface entre les bassins occidental et oriental de cette mer dont 22 pays se partagent aujourd’hui les rivages marins, le canal, ou détroit de Sicile, n’a cessé de jouer au fil des siècles, un rôle essentiel dans les échanges militaires, commerciaux, culturels et culturels du bassin méditerranéen. Bordé par la Sicile, au nord, et les côtes tunisiennes, au sud-ouest, long d’environ 200 milles nautiques, profond parfois de plus de 1000 m, au large de l’ile de Pantelleria, le canal est large de 145 km en son point le plus étroit, entre le cap Feto, proche de Marsala, en Sicile, et le cap Bon, dans le gouvernorat de Nabeul, en Tunisie. 

Position approchée de 41 des 45 épaves de la seconde guerre mondiale localisées dans le canal de Sicile et notamment sur les abords immédiats de Skerki Bank.

Formidable verrou naturel de la circulation maritime méditerranéenne, cette route maritime s’est logiquement imposée au fil des millénaires comme un lieu stratégique majeur que chaque conquérant ambitionnait de maîtriser, ou dans laquelle il entendait que soit au moins préservée la libre circulation des hommes et des marchandises. Semé de volcans sous-marins, dont six récemment découverts, à moins de 25 km des rivages de la Sicile, dans la zone nord-ouest du détroit, le canal de Sicile est par ailleurs bordé à l’ouestsud/ouest par une vaste zone de hautsfonds. Désignée sous le nom de Skerki Bank ou banc des Esquerquis, cette émergence rocheuse barre transversalement l’entrée occidentale du canal à proximité de la Tunisie. Des passionnés du patrimoine militaire ont recensé et partiellement localisé 45 épaves dans le canal de Sicile, dont plusieurs à proximité du banc. Cette première liste, qui compte 29 navires de guerre italiens, 13 navires anglais et 3 allemands, n’est au demeurant pas exhaustive puisque l’on sait que nombre d’autres navires marchands, absents de cet inventaire, ont été torpillés à proximité de Skerki Bank durant les deux grands conflits mondiaux du XXe siècle. 

OBJECTIFS DE LA SURVEY

Le navire de recherche Alfred Merlin.

A plusieurs dizaines de kilomètres au nord-est du banc des Esquerquis, la survey 2022 s’est fixée pour objectif principal de revisiter des sites déjà signalés par des chercheurs américains, Anna Marguerite McCann et John Peter Oleson en se concentrant sur certaines des épaves découvertes de 1988 à 1997 : l’épave F (époque romaine impériale), l’épave A (médiévale) et ISIS (Romaine Tardive). Le temps réservé à ces premières investigations sur le plateau continental italien étant limité à trois jours, la mission souhaitait notamment vérifier leur état de conservation et profiter des nouvelles possibilités qu’offrent les progrès technologiques dans le domaine de la robotique mise au service de la recherche archéologique, notamment le ROV Arthur du DRASSM (France) et tous les moyens techniques mis en œuvre. C’était aussi une opportunité pour les chercheurs des différents pays engagés dans cette mission multinationale de travailler et de vivre une expérience singulière dans le domaine de l’archéologie subaquatique des profondeurs. 

EQUIPEMENTS MIS EN ŒUVRE

Mise à l’eau du robot Arthur.

Second grand navire construit depuis 2012 par le DRASSM, université de Montpellier, CNRS, l’Alfred Merlin est un bateau conçu spécifiquement pour la recherche archéologique sous-marine. Ce navire a été pensé comme un support multitâche capable tout à la fois de réaliser des prospections électroniques systématiques, d’accompagner des plongeurs dans les divers modes d’opérations archéologiques subaquatiques ou permettre l’étude des épaves situées par très grande profondeur. Long de 46 mètres pour une largeur maximale de 10,80 m, l’Alfred Merlin a un tirant d’eau de 3.20 m et peut naviguer à une vitesse maximale de 15 noeuds. Construit en composite et doté d’un tonnage de 498 UMS, le Merlin est un des navires professionnels de recherche en composite le plus grand du monde. Ce navire peut héberger, en autonomie complète, jusqu’à 28 personnes, équipage inclus, et accueillir à la journée jusqu’à 45 intervenants (dans une zone à moins de 20 milles de la côte). 

Vérification des cibles en plongée par le ROH Hilarion

Il permet l’activité d’une vingtaine de plongeurs professionnels travaillant à l’air ou avec des mélanges gazeux de type nitrox. Il est équipé pour cela d’un grand PC scientifique, d’un vaste PC robotique, d’une architecture informatique très complète pour la robotique et la détection acoustique, de treuils et de systèmes de mise à l’eau optimisés, d’un laboratoire pour la conservation préventive et d’un lieu de stockage sécurisé pour le mobilier archéologique. Doté d’un système de positionnement dynamique et de deux centrales inertielles, le Merlin est en mesure de se positionner et de se maintenir au mètre près à la verticale du site archéologique. L’Alfred Merlin embarque dans une gondole placée sous sa quille, un sondeur multifaisceaux Kongsberg EM2040 MKII, système multifréquence (200 à 400 kHz) qui permet de réaliser des fauchées jusqu’à 170° à une profondeur maximale de 400 m (à 200 kHz). La gondole héberge également un courantomètre, ou ADCP (Acoustic Doppler Current. Profiler), Nortek Signature 500 d’une portée de 75 m. Le navire possède un système de positionnement acoustique (USBL) de type iXBlue GAPS qui permet de localiser en temps réel les robots par rapport au navire et en contrôler ainsi la navigation. Le navire peut en outre embarquer un gradiomètre transversal Geometrics composés de deux magnétomètres G-882 qu’il peut mettre en oeuvre jusqu’à 1000 m de fond, de même qu’un sonar à balayage latéral tri-fréquence Edgetech 4205 qui peut être déployé simultanément. 

LES ROBOTS SUBAQUATIQUES ARTHUR ET HILARION

Les sites relocalisés en 2022 sont ceux qui ont été découverts par les équipes américaines entre 1988 et 1997 (Skerki D, F et G).

Développé par le Laboratoire d’Informatique, de Robotique et de Microélectronique de Montpellier et le DRASSM, le ROV Arthur, dernier né du parc robotique, est capable d’intervenir jusqu’à 2500 mètres de fond. Ce prototype est innovant par sa taille réduite, qui lui permet d’intervenir également dans des sites particulièrement accidentés. Pesant moins de 80 kg, il est capable d’effectuer des vidéos de documentation en Ultra Haute Définition (4K), des vidéos pour la réalisation des photogrammétries, de souffler ou d’aspirer les sédiments et de prélever des artéfacts ou des échantillons. Arthur est en outre doté d’éclairages puissants pour un robot de cette taille. La cage/garage, qui accompagne le robot est elle-aussi dotée d’une caméra et d’éclairages qui lui sont propres. Arthur est le ROV déployé dans cette mission pour documenter les épaves découvertes par la mission américaine des années 1988-2003, entre 760 et 850 m. Le ROV Hilarion est l’un des premiers prototypes spécialement conçus pour l’archéologie sous-marine et développé par le DRASSM. De dimensions réduites, Hilarion est spécialisé dans la photographie et la vidéo jusqu’à 500 m, grâce à ses éclairages particulièrement puissants (jusqu’à 300000 lumens) et à sa caméra en haute définition. Le robot est de plus équipé d’une caméra acoustique de type Blueprint Subsea - Oculus 1200 d’une portée de 50m. Doté d’une caméra de type GoPro 4K pour des prises de vues photogrammétriques, Hilarion est utilisé pendant la mission pour vérifier et documenter les cibles détectées lors de la prospection sur le banc des Esquerquis. RÉSULTATS La vérification des cibles a été effectuée grâce au ROV Hilarion. Le nombre total des cibles identifiées au cours du survey s’élève à vingt-quatre dont huit seulement ont fait l’objet de vérification (après analyse des données) par le ROV Hilarion. La prospection géophysique conduite au banc des Esquerquis, en plus de permettre une reconstitution morphobathymétrique détaillée des fonds marins, a permis la localisation et l’identification préliminaire de trois épaves désignées SK1, SK2 et SK3: 

SK 1 : est une grande épave métallique, grossièrement orientée est-ouest (cap 110° - 290°), dont les vestiges s’élèvent très nettement au-dessus du fond. D’une longueur conservée de 74 m pour une largeur de 10 m, le navire repose sur sa quille à une profondeur de 80 mètres. Peu d’éléments sont distincts sur l’épave à l’exception d’une ancre, d’une hélice, d’un safran, de trois bossoirs, ainsi que d’une section d’étrave attestée brisée du navire. La poupe, tournée vers l’ouest, au cap 290/300, est très bien conservée, enélévation. Le safran est en place, de même que l’hélice qui assurait la propulsion du bâtiment. A l’avant, faisant face au cap 110/120, l’étrave en revanche est partiellement disloquée, ce qui laisse penser que le navire a frappé de face la barrière des récifs avant de venir couler dans l’est de Keith. On peut du même coup émettre l’hypothèse que le navire faisait route vers l’est au moment où il a frappé le banc rocheux. Au niveau du pont supérieur, large d’une dizaine de mètres, le navire est encore bien conservé. On aperçoit en survol l’intérieur de la cale puisque les panneaux de cale ne sont plus en place. Sur bâbord et tribord, les jambettes du bastingage et une partie des passavants sont encore en place, quoique le passavant bâbord soit partiellement écroulé en parte centrale. On note que sur chaque flanc les bossoirs des chaloupes de sauvetage sont tournés vers l’extérieur, signe que l’équipage et de possibles passagers ont pu sans doute quitter le navire. On ne voit en effet aucune trace autour de l’épave de vestiges de chaloupe. L’ensemble de l’épave repose sur une légère pente, de sorte qu’au niveau de la poupe, la profondeur est de 81 m, et à l’étrave de 91 mètres. Depuis l’étrave et par l’ouverture des panneaux de cale on n’observe aucune trace de marchandise en place, sinon des blocs de roches en nombre. On peut supposer, soit que le navire transportait une cargaison qui s’est dispersée ou dissoute dans l’eau de mer, des produits alimentaires comme du blé par exemple, soit qu’il naviguait sur ballast, à lège de toute cargaison, les blocs de roche servant précisément de lest, soit encore que ces mêmes blocs constituaient une part encore préservée en place de la cargaison. Au regard des traits de la construction du navire SK1, bâtiment motorisé, arrière en voute très arrondie, safran symptomatique, il est permis de penser que l’épave SK1 a fait naufrage dans les dernières décennies du XIXe s. ou les débuts du XXe s. Si les observations réalisées sur place ne permettent naturellement pas d’identifier d’emblée le navire SK1, on peut en revanche conjecturer que la perte d’un navire de cette taille consignée par de possibles survivants a pu laisser des traces dans les archives italiennes ou tunisiennes, voire françaises puisque la Tunisie est demeurée protectorat français de 1881 à 1956. Il serait donc opportun d’entreprendre des recherches documentaires (archives maritimes, gazettes locales, etc.) afin de vérifier la possibilité d’identifier l’épave. 

SK 2: est une épave d’époque contemporaine en bois mesurant environ 15 m de longueur. Orientée presque au nord 10° à 15° NS, elle git par 64 mètres de profondeur. Au centre du bâtiment de nombreuses membrures de la structure transversale sont encore visibles. A l’intérieur de l’épave, un amas de pièces de bois rectilignes, tombées pratiquement dans l’axe longitudinal du navire, méritent sans doute d’être identifiées comme des éléments de mâture. A proximité de l’épave un autre élément de mâture est couché le long de la carène. Il ne semble pas que ce petit bâtiment ait bénéficié d’une quelconque motorisation mais ce premier constat mériterait d’être vérifié lors d’une expertise plus approfondie du site. Les dimensions de l’épave, sa mâture et quelques autres détails donnent à penser qu’il s’agit peut-être d’un navire armé à la pêche à la fin du XIXe s. ou dans les premières décennies du XXe siècle. Il n’est pas impossible d’imaginer que des recherches, en Italie ou Tunisie, permettraient de retrouver la trace de ce naufrage. 

SK 3: est une épave antique dont la cargaison principale se compose d’amphores à vin de type Dressel 2-4 probablement d’origine italique. Le site est constitué d’un tumulus d’amphores qui s’étend sur une longueur d’environ 15 mètres et une largeur de quelques 5 mètres. La hauteur du talus est d’environ 1 m à 1,30 m. L’épave repose à une profondeur de 66 mètres et elle est axée sud-sud-ouest, est-nord-est, soit au 210 – 30, sans qu’il soit possible à ce stade de l’expertise de préciser à quelle extrémité du gisement se trouve la zone de l’étrave. A l’extrémité sud-ouest, des éléments de bois affleurent la surface du sédiment, avec des clous métalliques à section carré. Le monticule d’amphores est totalement recouvert par des concrétions marines qui donnent à l’ensemble du gisement une tonalité marron/grise. Partiellement enfouie dans le sédiment, l’épave SK1 offre un précieux témoignage sur les échanges maritimes en Méditerranée, peut-être même entre Rome et Carthage, au début de notre ère. On sait en effet que les vins italiques étaient particulièrement prisés par la bourgeoisie carthaginoise. En l’absence de prélèvement et d’analyse de la cargaison, il est toutefois difficile de certifier l’origine italique de ces amphores, ou de préciser la nature réelle (et son origine) du contenu des amphores Dr 2/4 de la cargaison car l’identification typologique s’est basée uniquement sur l’examen morphologique des amphores en s’appuyant sur les images photographiques et vidéographiques acquises pendant la mission. Ce type d’amphore Dressel 2-4 ayant été largement diffusé et reproduit en imitation dans de nombreux ateliers découverts autour du bassin méditerranéen, en Espagne, en Gaule et même à Carthage, seules des analyses archéométriques poussées permettraient donc de préciser avec quelques certitudes le lieu de fabrication des contenants observés sur SK3 ainsi, possiblement, que l’origine du vin transporté. 

CONCLUSION 

La mission, qui s’est achevée le 3 septembre 2022 dans le port de Bizerte se conclut par des avancées significatives dans le domaine de l’exploration archéologique sous-marine. Les découvertes opérées, qui témoignent d’une large chronologie allant de l’époque romaine au début du XXe siècle, confirment le banc des Esquerquis comme une zone d’intérêt archéologique et naturel exceptionnel pour l’étude, la conservation et la valorisation du patrimoine culturel subaquatique.

Cet article est réservé aux abonnés, pour lire l'article en entier abonnez vous ou achetez le
Acheter cet article Voir les abonnements