Les procédures d'évaluation détaillée des risques associés aux polluants conditionnent fréquemment le devenir d'un site pollué dans la mesure où elles permettent de définir des critères et objectifs argumentés pour les actions curatives et / ou de surveillance qu'il convient de mettre en oeuvre sur le site. La plupart des paramètres à prendre en compte pour étudier le devenir d'un polluant dans la géosphère et la biosphère sont cependant affectés d'imprécisions et d'incertitudes dont la prise en compte est nécessaire pour assurer la rigueur d'une étude de risque. Cet article présente un cas réel de pollution d'aquifère par des solvants chlorés. Le problème étudié concerne la possible apparition dans l'aquifère des produits de dégradation des solvants infiltrés dans le sol. Les observations de terrain ainsi que le risque associé à l'apparition des produits de dégradation sont traités en utilisant, d'une part, un modèle mathématique tenant compte de la dégradation en chaîne des polluants et, d'autre part, une approche probabiliste et la théorie des possibilités : la logique floue
Les informations utilisées dans l’étude des risques pour l’environnement et la santé humaine associés aux polluants ne sont jamais « parfaites ». Ces imperfections peuvent se traduire en termes d’imprécisions et d’incertitudes, que ce soit pour les données qui sont interprétées ou pour les résultats qui résultent de cette interprétation. Dans le domaine des sites pollués, les imprécisions et incertitudes sont nombreuses et liées essentiellement : (a) aux difficultés d’échantillonnage et d’analyse des polluants
dans les phases liquides, solides et gazeuses des milieux géologiques, (b) à l’hétérogénéité de ces milieux, (c) aux comportements complexes des polluants dans ces milieux, (d) d’un point de vue sanitaire, au fait que les conséquences des expositions aux polluants ne sont pas encore toutes bien documentées, voire identifiées.
Ces difficultés techniques sont par ailleurs accentuées par : (e) le caractère souvent historique des pollutions de site, (f) le coût des opérations de reconnaissance de site qui limite généralement le nombre d’observations.
Un problème fréquemment rencontré en phase d’évaluation détaillée des risques liés à un site pollué est l’estimation du devenir le plus probable, dans le temps et l’espace, des polluants infiltrés dans un sol. Lorsque le transfert de ces polluants n’est pas limité à la zone non saturée des terrains mais affecte également la nappe, l’étude du risque environnemental doit tenir compte de la fraction dissoute des polluants se déplaçant dans la nappe. Cette étude repose alors en grande partie sur l’utilisation de modèles mathématiques destinés d’une part à reproduire le mieux possible les observations et, d’autre part, à prévoir le comportement des polluants. Bien qu’ils fassent l’objet de développements et d’améliorations permanents, ces modèles sont également associés à des imprécisions et incertitudes d’ordre phénoménologique.
Pour illustrer ces diverses difficultés, il est fait référence à un cas réel de pollution d’aquifère par des solvants chlorés.
Méthodes de prise en compte des imprécisions et incertitudes
Méthode de type « Monte-Carlo »
Cette méthode classique utilise des procédures de type aléatoire pour résoudre des problèmes non aléatoires. Chaque paramètre étudié (par exemple la porosité d’un aquifère) est caractérisé par une distribution de probabilité. Les valeurs de ce paramètre sont ensuite tirées « au hasard » dans cette distribution. Lorsque l’on utilise un modèle faisant intervenir ce paramètre, on effectue alors non plus un mais « n » calculs où « n » correspond au nombre de tirages et doit être suffisamment grand. Une difficulté de cette approche, et notamment dans l’étude des sites pollués, réside dans le fait que les observations sont souvent trop peu nombreuses pour déterminer de façon rigoureuse la distribution de probabilité des paramètres. Les valeurs effectivement mesurées sur le terrain sont généralement utilisées comme valeurs les plus vraisemblables de la distribution et la forme de cette distribution fait ensuite l’objet d’une hypothèse (issue de données bibliographiques, mais également subjective).
Méthode de type « Floue »
Le concept d’ensemble flou (Zadeh, 1965) permet de considérer des classes d’objets dont les frontières ne sont pas clairement déterminées, par l’introduction d’une fonction dite fonction d’appartenance (μA) des objets à la classe. Cette fonction prend des valeurs entre 0 et 1. Pour un ensemble classique il y a deux possibilités : l’élément appartient (1) ou il n’appartient pas (0). Pour un ensemble flou, on module l’appartenance : l’élément appartient avec une graduation entre 0 et 1.
Par exemple, la porosité est un paramètre nécessaire à l’étude des transferts de polluants dans les aquifères mais est rarement mesurée sur le terrain. Sur la base de son expérience, l’ingénieur peut très bien estimer pour un site donné :
• que la porosité est d’environ 20 % (sans exclure d’autres valeurs possibles) ;
• qu’il n’est pas possible pour certaines raisons (lithologie par exemple) que la porosité soit inférieure à 5 % ou au contraire supérieure à 35 %.
Il est alors très commode de pouvoir représenter ce constat sous forme d’un nombre flou ayant une fonction d’appartenance égale à 1 pour la valeur 20 % et 0 pour des valeurs inférieures à 5 ou supérieures à 35. À titre d’illustration, la figure 1 propose, d’une part, une représentation de cette fonction d’appartenance et, d’autre part, la représentation équivalente dans le cas probabiliste.
Le calcul d’un résultat y sous forme d’une fonction d’appartenance μ(y) pour un ensemble de n variables (x1, x2,…, xn) est donné alors par le principe d’extension de la théorie des ensembles flous (Dubois et Prade, 1988) :
μ(y) = Sup_{y = f(x1,x2,…,xn)} Inf_{x∈A(x)}
où Sup et Inf représentent les bornes supérieure et inférieure, au sens mathématique.
On perçoit une différence importante entre possibilité et probabilité :
• la probabilité modélise très bien les événements aléatoires avec compensation (les cas extrêmes ne peuvent pas apparaître en même temps) ;
• la possibilité (logique floue) modélise très bien la notion d’erreur ou d’imprécision (les cas extrêmes sont considérés comme possibles).
Application
Contexte : données disponibles
L’étude a eu lieu à la suite d’une fuite d’un petit réservoir de stockage, enterré à envi-
Sur un mètre de profondeur, de deux produits : le tétrachloroéthylène (PCE) et le trichloroéthylène (TCE). Cette fuite a été découverte tardivement, environ 50 jours après le début des premières infiltrations de solvants vers la nappe. Une première reconnaissance des sols du site et de la nappe a été effectuée dans les trente jours suivants. Ainsi, les premiers résultats relatifs à la qualité chimique de la nappe ont été obtenus environ 80 jours après le début des infiltrations.
Les sols ont été reconnus par échantillonnage et analyse, d’une part, des gaz des sols et, d’autre part, de la phase solide des sols. Cinq piézomètres ont été implantés sur et dans l’environnement du site : un au niveau de la zone d’infiltration, un à son amont hydraulique et trois à l’aval. Ces cinq ouvrages ont été utilisés pour des relevés piézométriques, une mesure de la perméabilité in situ, un échantillonnage des eaux de la nappe pendant environ six mois. Les carottes prélevées en phase de foration ont fait l’objet d’analyses physiques (porosité, masse volumique, granulométrie) et chimiques au laboratoire.
Les résultats obtenus sur les sols ont montré que les solvants n’étaient plus présents qu’à l’état de trace dans la zone non saturée du site mais que, en revanche, la qualité chimique de la nappe était très clairement détériorée. L’étude a donc été orientée sur la nappe et plus particulièrement sur la menace pouvant être portée à une ressource en eau localisée à 1,1 km à l’aval hydraulique du site.
Au total, les principales données disponibles pour l’étude correspondaient à : cinq valeurs de perméabilité, porosité, granulométrie, masse volumique, fraction de carbone organique des sables fins constitutifs de l’aquifère, six séries de relevés piézométriques, une analyse des organo-halogénés volatils (dont PCE et TCE) dans les eaux (en cinq points d’observation de la nappe et pour six pas de temps : environ 80, 90, 120, 160, 200 et 240 jours après le début des infiltrations).
Quelques caractéristiques des solvants chlorés
Le tri- et le tétrachloroéthylène font partie des polluants les plus souvent rencontrés dans les aquifères. Leur comportement dans les eaux a ainsi fait l’objet de nombreuses études et synthèses (cf. Bourg et al., 1992, Oleszkiewicz et al., 1993). Nous ne rappelons ici que deux caractéristiques importantes pour l’étude de la migration des fractions dissoutes.
Dégradation
L’aptitude des solvants chlorés à être biodégradés en milieu anaérobie a été largement reconnue. La possible transformation du PCE en TCE, dichloroéthylène (DCE) et chlorure de vinyle (CV) a ainsi été décrite tant au laboratoire (cf. Vogel et McCarty, 1985) que sur le terrain (Milde et al., 1988). D’autres solvants peuvent également être impliqués et, à titre d’illustration, la figure 2 propose la chaîne de dégradation du PCE et du 1,1,1-trichloroéthane (TCA), telle que présentée par Dragun (1988). Dans les eaux souterraines, ces transformations sont cependant peu aisées à quantifier du fait notamment de la grande variabilité des cinétiques de dégradation. Par exemple, les valeurs publiées pour la constante de dégradation du PCE, dans l’hypothèse de cinétiques du premier ordre, varient suivant les auteurs et les milieux d’observation entre 7 × 10^-4 et 4 × 10^-1 jour^-1, soit des temps de demi-vie de l’ordre de 100 à 1700 jours (voir par exemple Howard et al., 1991).
Sorption
En milieu saturé, les données expérimentales sur la sorption des solvants chlorés sont généralement en bon accord avec la théorie de l’adsorption pour des composés organiques non polaires. Les relations classiques faisant intervenir le coefficient de partage octanol-eau, Kow, du solvant et la fraction de carbone organique, foc, du
solide sont ainsi souvent utilisées. Les solvants chlorés étant relativement peu hydrophobes (log Kow < 2,6), ils s’adsorbent relativement peu comparativement à d’autres polluants organiques. Au laboratoire, les résultats sur l’adsorption du PCE et du TCE témoignent d’isothermes le plus souvent linéaires (cf. Mouvet et al., 1992) mais également non linéaires de type Freundlich (King et al., 1996).
Modèle de transfert à l’état dissous
Pour l’étude présentée dans cet article, on cherche à simuler le transfert à l’état dissous de plusieurs composés pouvant, soit être directement introduits dans l’aquifère, soit résulter de la dégradation d’un ou plusieurs autres composés.
Si l’on admet que ces composés font partie d’une chaîne de transformations successives avec des cinétiques du premier ordre, alors le formalisme suivant peut être utilisé (exemple d’une configuration monodimensionnelle) :
\[ \begin{aligned} &\frac{\partial (\theta C_i)}{\partial t} + V\frac{\partial C_i}{\partial x} = D\frac{\partial^{2} C_i}{\partial x^{2}} - \lambda_{1} C_i + \lambda_{2} C_{i-1} \\[4pt] &\frac{\partial (\rho S_i)}{\partial t} = k_f C_i - k_r S_i - \lambda_{1} S_i + \lambda_{2} S_{i-1} \end{aligned} \]
où C est la concentration en solution (ML⁻³), S est la concentration adsorbée (MM⁻¹), θ est la teneur volumique en eau (MM⁻¹), V est la vitesse de Darcy (LT⁻¹), D est le coefficient de dispersion (LT²), ρ est la masse volumique (ML⁻³), x est la distance (L), t est le temps (T). λ₁ et λ₂ (T⁻¹) sont les constantes de dégradation du premier ordre respectivement au sein des phases liquides et solides. La première équation est pour le premier composé en tête de chaîne, la seconde est pour les i composés suivants.
Pour des géométries et des conditions initiales et aux limites diverses, ce système est classiquement résolu par une méthode numérique. Pour une géométrie monodimensionnelle, une solution analytique intéressante a également été proposée par Van Genuchten (1985). Quel que soit le mode de résolution adopté, les imprécisions et incertitudes sur les valeurs des paramètres du modèle peuvent être prises en compte avec la théorie des probabilités comme avec celle des possibilités.
Résultats
Le calage du modèle s’effectue sur les concentrations observées en fonction du temps et de la distance.
Approche de type Monte-Carlo
À titre d’illustration, la figure 3 présente la comparaison « observations-simulations » pour les concentrations en PCE, TCE, DCE et CV, 160 jours après le début des infiltrations.
Pour chaque composé, on a représenté en fonction de la distance l’étendue des concentrations simulées (minimum, maximum et moyenne) à l’échelle de 1000 réalisations. L’apparition progressive du DCE et du CV en tant que produits de dégradation est reproduite de façon convenable par le modèle. Les valeurs des principaux paramètres pris en compte sont proposées dans le tableau 1.
Une loi de distribution log-normale a été choisie pour tous les paramètres à l’exception des coefficients de partage octanol-eau, ces derniers étant en fait relativement bien connus et peu variables.
Les constantes calculées pour la dégradation des solvants chlorés correspondent à des temps de demi-vie moyens de l’ordre de 300 à 350 jours. Ces valeurs sont comparables à celles obtenues par d’autres auteurs.
Une extension à cette simulation concerne l’estimation de la probabilité de dépassement des valeurs limites de potabilité pour les quatre solvants reconnus dans l’aquifère. On se place alors au niveau de la ressource en eau susceptible d’être menacée, à environ 1,1 km à l’aval hydraulique de la zone d’infiltration des polluants.
La figure 4 illustre cette estimation, en fonction du temps. Pour le cas traité, on montre ainsi qu’il faudrait attendre plus de sept ans (après le début de l’incident) pour que la probabilité de dépassement des seuils de potabilité des quatre polluants devienne négligeable.
Approche de type « Floue »
La figure 5 présente la comparaison des solutions « floue » et probabiliste dans le cas du PCE à deux distances, 50 et 300 m, de la zone d’infiltration et à 160 jours.
On remarque que les deux approches fournissent environ les mêmes valeurs les plus vraisemblables (représentées par les plus grandes fréquences pour l’approche Monte-Carlo et la valeur 1 de la fonction d’appartenance pour l’approche « floue »).
Tableau 1 : Valeurs des principaux paramètres de calcul
Paramètre |
---|
Perméabilité (m/s) |
Dispersivité (m) |
ρ (g/cm³) |
foc (.) |
PCE (µg/l) |
NICE (µg/l) |
ADCE (µg/l) |
αV (1) |
KOC PCE |
En revanche des différences notables sont observées pour les « queues » de distribution qui sont en fait fondamentales pour l’estimation des risques.
L’approche « floue » propose ainsi un résultat qui tient compte d’une façon plus prudente des imprécisions et incertitudes sur les données et paramètres du modèle.
Conclusion
La gestion des imprécisions et incertitudes fait partie intégrante des procédures d’évaluation des risques liés à la présence de polluants dans les sols et eaux souterraines.
Les méthodes permettant cette gestion peuvent être couplées sans difficulté majeure aux modèles phénoménologiques utilisés pour étudier le transfert des polluants.
À ce titre, la théorie des possibilités constitue une alternative intéressante à l’approche plus classique reposant sur un tirage aléatoire des valeurs de paramètres au sein de distributions statistiques prédéfinies.
En particulier, elle offre une solution « prudente » et permet à l’ingénieur de valoriser le nombre limité d’observations généralement disponibles sur un site.
Cette méthode, déjà largement utilisée dans plusieurs secteurs de l’industrie, mériterait d’être plus développée dans le domaine de l’environnement. Le cas d’une pollution par des solvants chlorés présenté dans cet article montre qu’une composante essentielle du risque peut être liée aux produits de dégradation des polluants initialement introduits dans le milieu naturel. L’utilisation conjointe d’un modèle de transfert intégrant la dégradation en chaîne des polluants, l’approche probabiliste et la logique floue a permis de :
- (a) reproduire convenablement les observations de terrain,
- (b) proposer une estimation de la possibilité et de la probabilité de dépassement de seuils de potabilité,
- (c) orienter les mesures à prendre pour protéger une ressource en eau.
Références bibliographiques
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- • Howard P.H., Dehning R.S., Jarvis W.F., Meylan W.M., Michalenko E.M., 1991. Handbook of environmental degradation rates. Lewis Publishers, 724 p.
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- • Midde G., Nersry M., Mergher R., 1988. Biological degradation of volatile organic hydrocarbons in groundwater. Water Science and Technology, 20, 677-.
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- • Zadeh L., 1965. Fuzzy sets. Information and Control, 8, 338-353.