Pour fournir l’énergie de pointe, l’hydraulique à l’appel
Si la part de l’hydraulique, hier prépondérante dans la production française d’énergie électrique, ne représente plus aujourd’hui qu’un quart de sa totalité, la sollicitation actuelle de ses centrales s’est accrue, sans une notable augmentation de productibilité. Cette nouvelle forme d’appel est liée à deux types de phénomènes qui s’inscrivent dans une même perspective : d’une part, la différence de plus en plus grande entre les prix proportionnels des sources énergétiques (dont les coefficients multiplicateurs vont de 1 à 5), de l’autre, l’augmentation et la disponibilité de la réserve de puissance d’EDF par rapport aux stricts besoins de la consommation.
Ainsi, la prise en compte des stocks hydrauliques, notamment les réservoirs saisonniers, servait auparavant à garantir une certaine puissance durant tout un hiver. Or, actuellement, le parc de production global est capable, en situation normale, de fournir plus que la demande ne l’exige ; il est donc naturel que le Service des mouvements d’énergie ait tendance à privilégier, désormais, le court terme par rapport au moyen terme. C’est dire que, s’il est plus économique de faire démarrer une centrale hydraulique qu’une centrale au charbon ou au fioul, il n’hésitera pas à le faire en priorité. Le choix n’est plus entre une défaillance de l’outil énergétique face à la puissance appelée et l’évaluation des coûts de production, il se situe simplement autour de ce coût.
C’est pourquoi l’énergie hydraulique est sollicitée de façon plus urgente et plus discontinue qu’auparavant, d’abord pour les centrales de transfert d’énergie par pompage (actuellement Revin, La Coche, Montézic et, bientôt, Grand’Maison), pour lesquelles, en 1983 par rapport à 1982, le nombre de démarrages a augmenté de 60 % à 100 %.
Pour les centrales de lac, le même phénomène s’observe. Le stockage d’énergie de printemps et d’été existait traditionnellement dans les Alpes et les Pyrénées où la neige — qui fond à ces saisons — était utilisée l’hiver suivant. Dans le Massif Central, c’étaient surtout les pluies d’automne et de printemps qui servaient à la mise en réserve. Ces lacs ne sont plus utilisés de manière aussi saisonnière afin de garantir une consommation prévue d’avance, mais pour y puiser de l’énergie de manière quasi instantanée, à n’importe quel moment de l’année, afin de répondre à la demande. Ce nouveau mode de fonctionnement a d’excellentes répercussions économiques, surtout s’il vient s’ajouter à des pluies de printemps ou d’automne supérieures à la normale sans augmenter la capacité de production hydraulique, mais en l’utilisant mieux, compte tenu de la conjoncture actuelle.
Pour les centrales au fil de l’eau, c’est une volonté constante du Service des mouvements d’énergie de concentrer leurs puissances à certaines heures plus
favorables à l'exploitation, plutôt que de les utiliser de façon continue comme autrefois.
Cette situation entraîne évidemment une manière d'utiliser le matériel sans rapport avec le passé. Il est difficile d’en évaluer aujourd'hui les conséquences, car ces centrales sont fiables, robustes. En effet, la plupart de ces ouvrages bénéficient d'une concession de 75 ans, avec une possibilité de la renouveler pour trente années. De plus, la préoccupation constante de la Production hydraulique a été de les entretenir et de les maintenir dans le meilleur état afin de répondre aux besoins, et ces efforts ont été payants. Peut-être qu'au niveau des vannes, des galeries, des alternateurs, du matériel de coupure (comme les disjoncteurs ou les sectionneurs, dont la fréquence de réponse à la sollicitation est plus intense que les calculs ne le prévoyaient à l'origine), il y aura des surprises, mais rien n’est sûr.
Le seul problème immédiat concerne la programmation de l'entretien de ces centrales. En effet, jusqu’à présent, ces travaux étaient presque prioritaires ; actuellement, il devient plus difficile de les imposer au Service des mouvements d’énergie, compte tenu des conséquences, notamment économiques. C’est donc à la Production hydraulique d’entamer une réflexion à ce sujet et de réviser ses méthodes afin qu’elles pèsent moins lourd dans l'utilisation du parc des barrages et des usines.
Par ailleurs, pour faciliter le démarrage et l'arrêt de ces ouvrages, la plupart des centrales dites « de puissance nationale » sont actuellement télécommandées depuis des postes centralisés, comme ceux de Sainte-Tulle, Lyon, Génissiat, Brive, etc., sinon télésurveillées. Cela représente un gros effort d’investissement, assez exceptionnel, qui a été accompli au cours de ces dernières années. Cet effort va être poursuivi et la transmission des informations hydrologiques va être informatisée et prise en compte de manière à moduler au mieux la production des centrales d’une vallée, comme celle de la Durance, du Rhin ou du Rhône, pour citer des exemples récents. Ainsi, il sera plus facile de répartir d'une manière idéale la somme des puissances dont pourrait avoir besoin instantanément le Service des mouvements d’énergie, en fonction des disponibilités de chacune des usines de la chaîne.
En revanche, la récolte en retour de toutes ces informations pourra permettre de fournir aux exploitants des données appréciables sur les conditions d’hydraulicité des vallées et leur permettre de parer à des coups durs éventuels.
Un dernier point à mettre à l’actif de cette utilisation nouvelle de l'hydraulique, c'est sa participation accrue au téléréglage du réseau. La bande disponible a été augmentée de plus ou moins 330 MW, pour une valeur globale utilisable à la fin de 1983 de 1 900 MW, ce qui représente 20 % de plus que l’année dernière.
Coopération plus suivie des centrales hydrauliques à la fourniture d'énergie de pointe, démarrage plus fréquent des centrales de pompage et d’éclusées, nombre d’éclusées plus important et participation plus intense au téléréglage sur le plan national sont des nécessités nouvelles dont le Service de la production hydraulique s’accommode parfaitement. Sur le terrain, des problèmes plus spécifiques se posent. La Vie électrique s'est rendue aux G.R.P.H. Massif central et Languedoc pour interroger ses responsables.
3 800 MW pour le G.R.P.H. Massif central
« Notre G.R.P.H., explique son directeur, fait partie de l'ensemble des neuf autres unités qui irriguent le territoire français. Il couvre près de 18 départements avec, en particulier, les bassins de la Vienne, de la Dordogne, du Lot et de son principal affluent, la Truyère. Ses 73 usines disposent d’une puissance installée de 3 800 MW (2 700 MW sont « d’intérêt national » et télécommandés depuis Brive). Notre productibilité annuelle moyenne avoisine les 7 milliards de kilowatt-heures.
« Pour alimenter le lac supérieur, nous pompons dès qu’il est possible dans la retenue de Couesque — qui constitue le bassin inférieur —, nous l’élevons, sans nous préoccuper de la météo ou des prédictions de M. Soleil, dès que nous disposons d’un kilowatt marginal pas trop cher. C’est notre moyen de production hydraulique le plus sollicité actuellement ; il n'est pas rare de démarrer en turbine et en pompe jusqu’à dix ou douze fois par jour.
En trois minutes, un groupe hydraulique démarre
« Dans les conditions d’exploitation prévues à l’origine, le pompage devait être hebdomadaire ; désormais, ce mode est obsolète. Si un groupe nucléaire tombe en panne à trois heures de l’après-midi, nous turbinons —
puisque nous disposons des 900 MW qui manquent en puissance — et cela, en trois minutes. À d'autres moments, nous assumons la pointe du matin ou du soir, ou bien encore, s'il y a des incidents sur le réseau et qu'il faille réalimenter par d’autres postes sources pour ne pas échauffer certains transformateurs, nous démarrons : c'est notre vocation de répondre à la demande.
« Avec la chaîne de la Dordogne (Bort, 200 MW, Marèges, 120 MW, l’Aigle, 340 MW, le Chastang, 300 MW) nous possédons également un outil d'une puissance de 900 MW environ, qui peut démarrer sur le champ. Au lieu d’attendre que l'eau du barrage d’amont arrive à celui d’aval, on turbine sur toute la chaîne simultanément, ce qui permet, par exemple, d’obtenir une pointe de 7 à 11 heures du matin.
Des suréquipements hydrauliques très rentables
« Ceci n’est pas nouveau — l’hydraulique a toujours été un moyen de production souple — ce qui l'est, par contre, c'est l'augmentation de puissance de pointe fournie par nos suréquipements. À Saint-Pierre-Marèges, par exemple, qui se construit actuellement, là où il y avait quatre groupes qui tournaient 2 500 heures par an, il existe un cinquième de 120 MW, de manière que le même volume d’eau soit turbiné en 1 700 heures, doublant ainsi la puissance de la vieille centrale SNCF.
Tous ces suréquipements (Sarrans, l'Aigle, Couesque) ont été réalisés à la suite d'études comparatives entre l'investissement d'une part, la fourniture de puissance et d’énergie d’autre part, afin d’obtenir une meilleure cohésion de l’ensemble des ouvrages de nos principales vallées, de la tête aux basses chutes.
« En janvier, février et mars de cette année, notre production a sensiblement augmenté : un total cumulé de 2,1 milliards de kilowatt-heures, soit un quart de notre productibilité totale avant la fin du premier trimestre. Il ne nous reste plus qu’à attendre les pluies du printemps pour remplir nos retenues touristiques, dont le capital a été entamé. »
1 040 MW pour le G.R.P.H. Languedoc
« Notre G.R.P.H. Languedoc est de taille et de puissance modestes, mais il dispose d’un bon nombre d'usines de pointe douées de fortes caractéristiques cinétiques, explique son responsable.
« Notre fleuron, c'est Le Pouget qui comportait jusqu’alors trois turbines Pelton de 40 MW, auxquelles vient s'ajouter un nouveau groupe de 257 MW, qui est le groupe hydraulique gravitaire le plus puissant de France. En outre, une turbine-pompe alimentant un lac supérieur pour en turbiner les eaux qui rend ce site très dynamique.
« Malheureusement, l'année dernière, une crue centennale a ravagé l'usine à peine terminée, ce qui a retardé sa production.
« Parmi les grosses usines, nous avons aussi Montahut sur l’Orb, dont le gros lac de retenue détourne les eaux du côté Atlantique vers le bassin méditerranéen, enfin, l'usine de Nentilla, sur l'Aude. Toutes ces centrales participent efficacement à la puissance de pointe et, fonctionnant selon les besoins en compensateur synchrone, offrent du courant réactif pour régler la tension du réseau.
Le rôle des postes hydrauliques de vallée
« D’autres ouvrages de moindre importance viennent s’ajouter à cet ensemble dont nous avons dû repenser la gestion pour la rendre plus audacieuse et plus économique.
« Par exemple, en ce qui concerne les centrales au fil de l'eau, qui turbinaient 4 m³ ou 600 m³ suivant les débits, nous avons pensé qu’il était préférable d’utiliser l'ensemble des petits réservoirs de ces usines pour les mettre à la disposition du consommateur et fournir une énergie à très grande valeur ajoutée. Ainsi, sur le Tarn, nous possédons une quinzaine d’usines en sus du Pouget, dont la plus importante ne dépasse pas 40 MW, auxquelles nous avons adjoint, en 1983, une centrale à La Croux et bientôt un suréquipement à La Jourdanie. L’ensemble va désormais être télécommandé depuis l'un des premiers postes hydrauliques de vallée (P.H.V.), installé en France.
« À cela s'ajoutent d'autres projets qui nous permettront d’équiper rationnellement le Tarn, sans que l’environnement soit négligé (car tout bon hydraulicien s'accorde avec la nature). Ce P.H.V. va regrouper le personnel de conduite. Il utilisera des logiciels informatiques qui tireront le meilleur parti des apports hydrauliques disponibles pour notre production ; en cas de défaillance, des automates locaux prendront le relais. Ce système hiérarchisé, rattaché au C.I.M.E. Sud-Ouest, sera le plus performant et le plus économique possible. En 1983, cette chaîne des centrales du Tarn a produit 768,5 millions de kilowatt-heures.
« Nous serons donc amenés dans l’avenir à assurer des démarrages encore plus fréquents de nos usines. Heureusement, depuis des années, la Production hydraulique, en même temps que l’Equipement, a tenu à ce que les constructeurs conçoivent des matériels résistants. Parmi eux, les circuits magnétiques qui permettent les dilatations isotropiques des alternateurs lorsqu’ils démarrent à froid et la démontabilité des machines qui s’est améliorée au point de raccourcir nettement les délais de réparation. Nous avons obtenu des gains considérables de qualité dans les métaux de fabrication des turbines, des systèmes de lubrification. Cette souplesse et ce sens de l’économie qui nous est demandé ont toujours été cultivés dans la Production hydraulique. Pour terminer par une boutade : boire de l'eau, pour nous, représente une sorte de gâchis. »
Philippe Curval d’après « La Vie électrique »