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Ophélie : le premier système expert de pilotage d'une usine de traitement d'eau

29 novembre 1986 Paru dans le N°105 à la page 27 ( mots)
Rédigé par : Jean TASSONE

Notre compagnie (C.E.O.) exploite des usines de traitement d’eau de taille moyenne. Il lui faut, pour mener à bien cette tâche, être capable de diagnostiquer avec sûreté les incidents qui peuvent y survenir à tout instant. Sans que la rapidité d’action soit une contrainte très pressante, il faut pouvoir rétablir une situation sans perdre de temps. De nos jours, où les automatismes locaux sont assez largement répandus, quelques techniques d’optimisation commencent à apparaître, mais force est de constater que l’exploitation et surtout l’identification des problèmes éventuels reposent encore en grande partie sur les opérateurs.

Un système expert, capable de faire le lien entre les spécialistes des domaines du traitement de l’eau (peu nombreux et physiquement absents du lieu où les problèmes se trouvent) et l’opérateur qui, lui, peut se trouver dépassé par les événements, serait de nature à fiabiliser l’exploitation et à accroître le niveau moyen de compétence des opérateurs. Dans un tel dispositif, les spécialistes seraient en quelque sorte déchargés des interventions à chaud (téléphone, déplacements) et constitueraient la source de la mise à jour et de l’approfondissement du savoir mis à la disposition des autres, qui se trouverait ainsi emmagasiné dans la base de connaissance du système et non plus seulement dans leur cerveau...

La C.E.O. a identifié une possible contribution des techniques d’intelligence artificielle dans ce domaine et a décidé de l’évaluer à travers un prototype qui a été baptisé Ophélie. Nous exposons ci-après les conditions dans lesquelles Ophélie a pu voir le jour.

OPHELIE : PRINCIPAUX ENJEUX

La réflexion menée a fait apparaître trois centres d’intérêts : stratégique, économique et commercial.

Les points d’ordre stratégique reposent sur la capitalisation des connaissances, l’augmentation de la compétence moyenne et la formation. Ophélie permet de concentrer en mémoire de la machine l’essentiel des connaissances de la société en matière de traitement. Il s’agit d’une localisation sûre (sauvegardée), accessible (télécommunication), transmettant des informations élaborées (l’un de ses atouts réside dans la qualité et la précision des communications avec l’utilisateur). L’absence de tel ou tel spécialiste (retraite, accident, etc.) n’est donc plus une cause de désorganisation. D’autre part, sans rien changer à la ressource humaine, il est possible de mettre des connaissances à la disposition des intéressés en les rendant capables de les utiliser eux-mêmes : tout se passe comme s’ils étaient ainsi devenus plus compétents. Cela entraîne un accroissement de la sécurité du fonctionnement des usines, ainsi qu’une plus grande homogénéité du comportement, car c’est la même connaissance qui est rendue accessible à tous.

Un résultat analogue pourrait être obtenu avec un manuel d’emploi : cependant celui-ci n’est pas aussi aisé à aborder que le dialogue élaboré par Ophélie ; d’autre part, un manuel ne se tient pas aussi facilement à jour. Enfin, puisqu’il est possible de lui demander le déroulement d’un raisonnement et le pourquoi d’un diagnostic, Ophélie constitue un excellent outil de formation du personnel.

Les points d’ordre économique concernent tous les gains de temps que peut amener l’emploi d’un tel système : par exemple, les problèmes de traitement non résolus par l’opérateur mobilisent partiellement des techniciens du secteur, voire de la région et occasionnent un certain nombre de liaisons avec les locaux de l’exploitant. Une grande partie de cette mobilisation peut maintenant disparaître et il est possible de centraliser les équipes de spécialistes pour en tirer le meilleur profit.

On constate d’autre part un allégement de la charge financière de formation des opérateurs à la résolution de nouveaux problèmes, conséquence de la dégradation des eaux brutes, de nouveaux types de pollution, de la prise en compte de nouvelles normes puisque, de

fait, l'information se trouve disponible, sous forme expliquée et utilisable.

Les points d’ordre commercial ont trait à la relation avec les clients : Ophélie étant un facteur de sécurité et de fiabilité accrues, il constitue un avantage supplémentaire. L'apport technologique qu’il constitue permet en particulier aux communes de prouver à leurs administrés leur souci constant d’améliorer leur confort, grâce au choix d’un prestataire à la pointe de son art, et ceci tout en contrôlant l’évolution de leur budget (puisqu’il ne s’agira pas d’acquérir cet outil, qui reste sous le contrôle exclusif de l'exploitant). Il participe de façon significative au maintien d'une image résolument novatrice et efficace de la collectivité. Il vient aussi en complément des autres prestations élaborées, qui peuvent être proposées, comme la recherche automatisée de fuites, l'optimisation de la conduite des réseaux ou d'usines, etc.

Enfin, pour ce qui concerne les activités à l'exportation, on peut noter qu'une livraison d’usine à l’étranger nécessite la formation de son personnel afin qu’il puisse l'exploiter correctement par la suite. Cela demande la présence de personnel métropolitain, à maintenir in situ pendant un certain temps. Ophélie peut fournir un appui sur de tels marchés par son caractère d’outil de formation et par le fait que la connaissance qu’il a emmagasinée constitue une sorte de prolongement de la présence des formateurs pendant toute la vie de l'usine. On peut donc d'une part réduire la durée de présence sur place d’ingénieurs et de techniciens qualifiés et, d’autre part, offrir au client une certaine sécurité d’exploitation par du personnel autochtone.

LE PROTOTYPE

La réalisation du prototype s’inscrit dans le cadre d'un projet complet se décomposant en deux phases :

— élaboration d'un prototype pour délimiter les problèmes techniques, fournir un sujet de sensibilisation au personnel, de perfectionnement du système aux experts et de familiarisation avec les futurs utilisateurs ;

— amélioration de ce modèle puis, lorsque la stabilisation paraît correcte, écriture et programmation de la première version du produit industriel (optimisation du temps de réponse, interface utilisateur en langage complètement naturel).

Dans le cadre d'une usine de traitement, les techniques de l'intelligence artificielle interviennent à deux niveaux :

— le diagnostic, lors du déclenchement d’une alerte, afin d’évaluer les données de la situation ;

— la décision, pour le guidage dans le choix de celle-ci.

Des techniques de type algorithmique peuvent éventuellement s’y greffer (recherche opérationnelle par exemple) afin d’optimiser la mise en œuvre de l’action.

Les données de la situation, à savoir les résultats d’analyses, la mesure de l’évolution de la situation ou encore les effets observés lors d’actions antérieures, constituent la base des faits, leur introduction dans le système étant faite manuellement (au stade du prototype).

Les modes de réaction des experts ou des utilisateurs avertis et les processus déductifs sont introduits sous forme de règles qui vont constituer la base de connaissance : c'est dans celle-ci que se situe principalement le savoir-faire de l'activité. Les règles sont du type : si... et si..., alors...

Les facteurs entrant dans le processus (faits et règles) doivent être assortis d'une incertitude ou d'une vraisemblance car on ne dispose pas souvent de données certaines et de réactions imparables à 100 % ; c'est un point très important pour l’efficacité du système et cela constitue une difficulté technique non négligeable.

Le schéma d’ensemble du processus est indiqué sur la figure 1.

Les deux niveaux auxquels la mise en œuvre des techniques d’intelligence artificielle font appel y apparaissent clairement.

Le dialogue avec l'utilisateur s’insère aux deux points A et B. Il doit pouvoir être local ou central suivant la difficulté du problème rencontré. La nécessité d’un dis-

[Photo : Fig. 1 – Schéma d'ensemble du processus.]

positif de télécommunication est ici évident : à la phase « diagnostic » correspond le besoin d'un outil informatique local : la station de travail, et à celle de la « décision » celui d’un outil central (éventuellement utilisé pour les cas simples de façon décentralisée) : le serveur de connaissances. Ces deux niveaux de fonctionnement (local et central) constituent l'une des originalités les plus marquantes d’Ophélie, ainsi que l'un de ses avantages par rapport à d'autres outils d’intelligence artificielle ; l'architecture, répartie en station de travail et centre serveur est en effet de nature à inclure deux avantages directs :

  • - d'une part, localement, les événements (ou incidents) sont enregistrés en temps réel et à l'état natif ; l'exploitation des informations par l'informatique doit entraîner une économie des tâches, ou, plus vraisemblablement, avec la même charge de travail, une couverture plus étendue des informations ;
  • — d’autre part, les services techniques, informés immédiatement des incidents par le site central, peuvent laisser le système jouer son rôle, ou s’ils le jugent nécessaire, modifier son déroulement automatique normal, reprendre les commandes en tant qu’experts plus compétents et enrichir ainsi le système central d'un nouvel historique.

CALENDRIER DE LA RÉALISATION

Les problèmes que pose la construction d'un système expert ne sont pas seulement d’ordre informatique ; en effet, l'un des obstacles qu’il faut surmonter réside dans l'extraction des connaissances des experts : il faut naturellement que ceux-ci adhèrent au projet et soient prêts à transmettre leur savoir ; cependant, même quand ce point est acquis, il reste encore à les faire communiquer de manière satisfaisante avec les informaticiens. Dans ce but, on crée en général une équipe chargée de veiller à la bonne qualité de cette communication.

Dans notre cas particulier, une équipe à trois composantes a été créée :

  • — les experts de la C.E.O., associant d'un côté la pratique (le directeur régional) et de l'autre, la théorie (les services techniques) ;
  • - les ingénieurs systèmes experts, de la société G-Line Systèmes ;
  • - les groupes de suivi et de contrôle du projet, ainsi que leur interface, assurés par la société I.O.S.

Dans le calendrier prévu, une première version du prototype, prête au début d’avril 1985, a été perfectionnée et mise au point in situ jusqu’à la fin de juin 1985, échéance de la remise du prototype à la C.E.O.

Les travaux de perfectionnement et de mise au point impliquent aussi bien la collecte des informations que la participation des experts (règles complémentaires, reformulations, etc.).

Pour aller vite dans la phase de développement, le prototype devait être écrit dans un langage puissant, permettant d’avancer rapidement dans la conception, sans prêter beaucoup d’attention aux performances de rapidité ; par contre, le produit industriel devrait être récrit dans un langage plus performant et orienté vers la structure à deux étages communicants. A.P.L. a été choisi pour la phase de développement ; dans le produit industriel, certaines parties ont dû être accélérées, donc réécrites dans d’autres langages (C par exemple).

Le calendrier de réalisation du prototype s'est étalé sur douze mois, au cours desquels une attention toute particulière a été apportée à deux sources de difficultés :

  • - la première n'est pas à caractère informatique ; il s’agit du transfert des connaissances. Cette communication a été difficile, non seulement dans le sens des experts vers le groupe-système, mais également dans le sens inverse ; il a fallu travailler beaucoup plus formellement à l’établissement de cette communication et une méthode a été mise au point avec succès pour assurer la bonne qualité de la communication des connaissances ;
  • — la deuxième raison est liée à la prise en compte des informations approximatives ou incertaines, à la structuration des faits et règles en résultant, ainsi qu’à la nécessité de manipuler les calculs aussi bien que des concepts, notion encore assez nouvelle dans le domaine des systèmes experts, ce qui a entraîné un travail de recherches assez lourd.

Ces difficultés ont été bien surmontées et leurs résolutions constituent autant d’atouts dont dispose le système Ophélie.

La version 1.0 du prototype a été présentée à l’équipe de travail en juin 1985 et la phase de perfectionnement in situ a commencé au début de l’été 1985. Elle intègre, pour une partie d’usine réduite, la totalité des concepts du futur système : sur ce point, aucune impasse n’a été faite. Au fur et à mesure, d'autres modules de traitement ont été ajoutés à la version initiale, pour constituer aujourd'hui une usine générique à partir de laquelle il est possible de reproduire les schémas des usines de la C.E.O.

CONCLUSION

Les dispositions originales d’Ophélie par rapport aux systèmes experts connus (hors les systèmes utilisés par l’armée américaine, secrets) sont les suivantes (figure 2) :

  • — la structure des données est enregistrée sous forme de frames (utilisation d’un mode de représentation « objets » à la manière des systèmes développés par Intellicorp de Stanford) ;
  • — l’incertitude sur les faits (vraisemblance) et sur les règles (notion de force) est prise en compte pour aboutir à des déductions ou à des diagnostics vrais.

semblables (du type : « il est probable à 60 % que… ou bien à 20 % que… etc.) ;

[Photo : Fig. 2 – Les composantes du système Ophélie.]

— la manipulation des calculs s’effectue aussi bien que celle des concepts ;

— la notion d’objectif est introduite dans la recherche déductive (ce qui est à notre connaissance sans équivalent), en permettant un meilleur couplage entre l’utilisateur et le système.

La première implantation décidée est celle de l’usine d’Itteville (Essonne), assurant la production d’eau pour une vingtaine de communes. Le personnel va se familiariser avec le dialogue. De cette première expérience vont certainement découler des suggestions et des remarques qui seront examinées et éventuellement prises en compte dans la version définitive, préalablement à l’installation d’Ophélie dans les autres usines de la C.E.O.

[Photo : Figure 3 – Exemple d’un dialogue Ophélie]
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