Il est encore là, niché dans un écrin de verdure, majestueux mais désaffecté. « Il » c'est l'un des barrages les plus hauts du monde. S'il est connu, ce n'est pas pour l'énergie qu'il a produit - il n'a jamais été exploité - mais pour une immense tragédie qu'il a indirectement provoqué, il y a maintenant 50 ans.
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Il est encore là, niché dans un écrin de verdure, majestueux mais désaffecté. « Il », c’est l'un des barrages les plus hauts du monde. S’il est connu, ce n’est pas pour l’énergie qu’il a produite — il n’a jamais été exploité — mais pour une immense tragédie qu’il a indirectement provoquée, il y a maintenant 50 ans.
Nous sommes en novembre 1956 dans le nord-est de l'Italie, à une centaine de kilomètres de Venise, au pied du mont Toc. L’ingénieur principal Carlo Semenza et ses 400 ouvriers s’apprêtent à donner le coup d’envoi d'un immense chantier d'excavation. L’objectif ? Construire dans la vallée du Vajont un barrage-voûte en béton de 200 mètres de hauteur d'une capacité de rétention de 58 millions de m³. L'ouvrage, à vocation hydroélectrique, doit répondre à la demande croissante en énergie électrique. Le projet, formé dans les années 1920, a été plusieurs fois abandonné du fait de l'instabilité politique du pays puis de la seconde guerre mondiale. Mais en 1948, les besoins en énergie explosant, il devient impératif de le relancer. Malgré
L'opposition des populations locales et avant même l'obtention de l'autorisation officielle qui n’arrivera que six mois plus tard, le chantier démarre.
Pourtant, les études géologiques menées lors du premier projet de barrage en 1928 et relancées en 1948 avaient montré la nécessité de compléter les investigations sur l'ensemble de la vallée où devait se situer la future retenue. Mais les ingénieurs de la SADE (Società Adriatica Di Elettricità) n’en ont cure. Tout entiers tendus vers leur objectif, ils n’attendent pas les résultats de ces études qu’ils jugent inutiles. Elles ne débuteront d'ailleurs qu'à partir du mois de janvier 1957, c'est-à-dire après le début des travaux ! Mieux : pour assurer la rentabilité économique du dossier et faire de l'ouvrage le plus haut barrage du monde, une demande de rehausse de 61 mètres destinée à tripler la capacité du réservoir est déposée et acceptée. Une fois achevé, l'ouvrage fera 261 mètres de haut avec une retenue de 169 millions de m³ !
Des rives dangereusement instables
Malgré la configuration des lieux, une vallée très encaissée difficile d'accès, les travaux de construction se déroulent sans difficulté majeure. Mais en août 1957, alors que le barrage s'élève déjà à mi-hauteur, un géologue allemand détecte une fragilité sur le mont Toc et propose de réaliser, avec quelques confrères, une étude géologique approfondie de la zone. À la fin du mois d'août 1959, ils découvrent l’existence d'une faille susceptible de générer un risque de glissement de terrain et communiquent leurs conclusions sur l'instabilité des rives au maître d’œuvre. Mais le projet est déjà bien trop avancé pour être remis en cause et la SADE, sourde aux avertissements des géologues, se bornera à demander des études complémentaires.
Un événement va cependant donner du crédit aux constatations des géologues. Car au même moment et à moins de 10 km du Vajont, l’exploitant du barrage du Pontesei, un ouvrage cinq fois plus petit que ne le sera celui du Vajont, doit faire face à des phénomènes préoccupants : bruits sourds le long des berges, apparition de nuages bruns le long des rives accompagnés de bulles et de petits éboulements... On craint un affaissement des berges. Par précaution, le niveau de la retenue est abaissé de 13 mètres. Mais loin de stabiliser le phénomène, cet abaissement du niveau de l'eau va au contraire provoquer l'accélération du glissement et le 22 mars 1959, 3 millions de m³ de roches glissent dans la retenue formant une vague de 20 mètres de hauteur qui emportera le gardien affecté à la surveillance de l'ouvrage et détruira un pont en contrebas.
Ce drame va relancer les études géologiques sur la future retenue du Vajont sans pour autant interrompre la construction du barrage ni remettre en cause le projet. Au début du mois d'août 1960, alors que la mise en eau du barrage a commencé, les géologues sont enfin en mesure de préciser la forme de la faille. Ils l'évaluent à 2 km de long et près de 600 m de profondeur et précisent qu'elle peut provoquer à tout moment l'effondrement de près de 200 millions de m³ de matériaux dans la retenue. Mais les ingénieurs de la SADE, doutant de la validité des études menées et s'appuyant sur les analyses des géologues les plus optimistes qui plaident pour un glissement très superficiel des terres, préconisent la poursuite des études.
Des alertes qui se multiplient
Durant l’été 1960, alors que la mise en eau du barrage est bien avancée, une crevasse apparaît sur la rive gauche de la retenue. Longue de plus de 2 kilomètres, elle ne cessera de s'élargir au fil des mois. Le 4 novembre 1960, un glissement de terrain sur la rive gauche du lac, évalué à 700 000 m³ environ, tombe dans la retenue, provoquant une onde d'eau importante. Une fissure en forme de M de deux kilomètres de long sur un mètre de large apparaît peu après sur la face nord du mont Toc. Mais
Contre toute évidence, l'hypothèse d'une faille superficielle reste privilégiée. Au printemps 1961, l'exploitant lance cependant un projet d'étude hydraulique sur la base d'essais menés sur une maquette à l'échelle 1:200. L'équipe conclut que la cote de 700 m ne devra pas être dépassée pour des raisons de sécurité, la chute de roche pouvant alors provoquer une vague au-dessus du réservoir menaçant le village de Longarone en contrebas.
Durant l'été 1962, l'exploitant procède au deuxième remplissage du barrage. Bien que plusieurs rapports mentionnent des secousses sismiques préoccupantes tout au long de l'année 1962 et que le terrain glisse désormais de 15 cm par jour, la cote atteint 700 m à l'hiver 1962. Le barrage est même rempli à son niveau maximum de 715 m durant l'année 1963. À la fin de l'été, la vitesse de glissement des terrains s'accélère et atteint jusqu'à 20 cm par jour. La compagnie nationale d'électricité ENEL, nouvel exploitant de l'ouvrage, prend conscience du danger et décide de faire baisser le niveau de la retenue de 15 mètres. Mais comme à Pontesei trois années plus tôt, l'abaissement du niveau de l'eau qui soutenait les terrains va provoquer l'accélération du phénomène de glissement. Le dimanche 6 octobre 1963, la route ceinturant la retenue, totalement déformée, devient impraticable. Le lundi 7, l'un des hommes chargés de la surveillance de la zone voit les arbres se coucher et de nouvelles fissures apparaître.
Les villageois les plus proches du lac sont évacués, mais pas ceux des villages situés en aval du barrage. Mercredi 9 à 17 h, les carabiniers interdisent le trafic sur la route du barrage. En surface de la zone d'éboulement, les arbres se couchent les uns après les autres… La panique gagne les géomètres de la SADE qui comprennent que plus rien ne peut empêcher la catastrophe…
Un drame désormais inévitable
Le 9 octobre à 22 h 39, le glissement de terrain tant redouté se produit : plus de 260 millions de m³ de terres et de roches se déversent à plus de 100 km/h dans la retenue. Le vacarme est assourdissant. L'éboulement comble quasi instantanément la retenue en formant deux vagues de 25 millions de m³, dont l'une se propage en amont et l'autre en aval de la retenue. Une gigantesque vague de plus de 150 mètres de hauteur franchit la crête du barrage et s'engouffre, tel un méga-tsunami, dans la gorge en direction du village de Longarone. L'avancée de cette masse d'eau furieuse dans les gorges très étroites de la vallée provoque des phénomènes d'une violence inouïe : l'air compressé brutalement par l'eau forme un effet de souffle qui va ravager la vallée, immédiatement suivi par une masse d'eau monstrueuse qui va balayer instantanément six villages situés en contrebas du barrage et de nombreux autres situés aux alentours. Entre 1 900 et 2 300 personnes, selon les sources, seront tuées par le souffle puis le déferlement de ce méga-tsunami. À peine la moitié d'entre elles pourront être identifiées. Malgré les 10 000 hommes dépêchés sur place dès le lendemain, seuls 73 survivants seront secourus.
La stabilité des pentes et l'étude de leur comportement feront désormais systématiquement partie des projets de barrage. L'étude approfondie de la catastrophe par des géologues américains permettra d’ailleurs d’en éviter une autre dans les années 1970 au Canada, sur un projet de barrage près de Revelstoke. L'identification d'une faille similaire à celle qui a provoqué la catastrophe du Vajont a permis d'assurer la stabilité des rives à l'aide de galeries et de tubes de drainage et ainsi de permettre la construction du barrage encore en service aujourd'hui.
Quant au barrage du Vajont, il existe toujours aujourd'hui mais ne joue plus aucun rôle. Le terrain qui a glissé du Mont Toc a comblé la vallée auparavant très encaissée, si bien que l'on peut marcher aujourd'hui sur l'éboulement reconquis par la végétation, à peu près 400 mètres au-dessus de l'ancien fond de vallée...
Des poursuites pénales sont engagées contre l'exploitant, la commission de contrôle et le ministère. Cinq ans plus tard, en février 1968, onze responsables comparaissent lors du procès pour homicides par imprudence. Parmi les chefs d'inculpation figurent le caractère prévisible du glissement de terrain, les variations de niveau de la retenue qui ont aggravé le phénomène alors que de fortes pluies avaient alourdi le terrain et lubrifié le plan de glissement. Et surtout, malgré l'imminence du drame, le fait qu'aucune alerte ni évacuation des personnes menacées n’avait été décidée alors que l'imminence de la catastrophe était patente. L'un des inculpés se suicidera et deux autres décéderont avant le jugement. La plupart des autres responsables seront relaxés hormis l'ingénieur en chef du projet condamné à cinq ans de prison mais qui bénéficiera d'une grâce un an plus tard.
Mais la catastrophe aura fait progresser les connaissances. Outre les caractéristiques du barrage, qui n’a pratiquement pas été endommagé, celui-ci existe encore aujourd’hui, même s'il ne joue plus aucun rôle. Le terrain qui a glissé du Mont Toc (à gauche sur la photo) a comblé la vallée auparavant très encaissée, si bien que l’on peut marcher aujourd’hui sur l’éboulement, 400 mètres au-dessus de l’ancien fond de vallée...