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L'un des chantiers les plus meurtriers de l'Histoire : le canal de la Baltique à la mer Blanche

30 septembre 2014 Paru dans le N°374 à la page 116 ( mots)
Rédigé par : Antoine DERUEL

Le canal de la Baltique à la mer Blanche a été construit à marche forcée par quelque 300 000 prisonniers dans des conditions effroyables, au prix de dizaines de milliers de morts. Le creusement de ce canal, objet d'une propagande intense, marque l'entrée de l'univers concentrationnaire dans le système économique soviétique.

HISTOIRES D'EAU

[Photo : Le canal de la Baltique à la mer Blanche a été construit à marche forcée par quelque 300 000 prisonniers dans des conditions effroyables, au prix de dizaines de milliers de morts. Le creusement de ce canal, objet d’une propagande intense, marque l’entrée de l’univers concentrationnaire dans le système économique soviétique.]

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Nous sommes en 1929. Alors que les États-Unis et l'Europe subissent de plein fouet les premiers effets d’une crise économique qui va les terrasser, à l'Est, Staline, sûr d'un pouvoir désormais bien établi, commence à marcher dans les traces d'Ivan le Terrible et de Pierre le Grand.

Il reprend notamment à son compte le projet de ce dernier d’ouvrir un canal de la mer Baltique à la mer Blanche, une voie d'eau de 227 kilomètres qui relierait Saint-Pétersbourg à Bielomorsk en passant par les lacs Ladoga, Onega puis en traversant l'isthme séparant le lac Vygozero de la mer Blanche.

[Photo : Canal de la Baltique à la mer Blanche]

Un projet qui permettrait de raccourcir de plus de 4 000 kilomètres le parcours océanique séparant Saint-Pétersbourg d'Arkhangelsk. Mais surtout, une réalisation qui permettrait de donner corps au système dit des « cinq mers », un réseau de canaux, d’écluses, de fleuves unissant le port de Moscou aux mers Baltique, Blanche, Caspienne, Noire et d’Azov dont l’épine dorsale serait la Volga et qui ferait de la capitale soviétique le plus grand port fluvial du monde. Ce projet, Pierre le Grand en avait rêvé... C’est finalement Staline qui le concrétisera en lançant au début de l'année 1930 le Belomorsko-Baltiyskiy Kanal imeni Stalina (le canal de la mer Blanche à la mer Baltique de Staline), plus connu sous l’abréviation Belomorkanal. On estime aujourd’hui que sa construction, présentée à l’époque comme un modèle de réussite, fit environ 30 000 morts. Elle marqua en tout cas la montée en puissance du système concentrationnaire soviétique.

Belomorkanal ou la montée en puissance du système concentrationnaire

Dès le début des années 1920, la nécessité d’atteindre les objectifs de ce qui constituera bientôt le plan quinquennal commande de se procurer en grande quantité charbon, gaz, pétrole et bois, des ressources qui se trouvent essentiellement dans le grand nord et en Sibérie. Mais la mobilisation de ces ressources, tout comme le lancement de la politique de grands travaux initiée par Staline, nécessite une importante quantité de main-d’œuvre. Pour la trouver, on aura recours au travail forcé, une pratique déjà courante sous le régime tsariste lorsqu’il s'agit de construire des villes ou mettre en valeur de nouveaux territoires. Pierre le Grand lui-même n’a-t-il pas fait construire sa capitale, Saint-Pétersbourg, ses forteresses et ses canaux par ce biais ? Lénine, verbalement, puis Staline effectivement, reprendront cette pratique à leur compte en présentant dès 1926 le travail forcé comme méthode de rééducation. Le Goulag, substantif formé à partir des initiales des mots Glavnoïe Oupravlénié Lagouerei (Direction des camps de rééducation par le travail) venait de naître et le canal de la mer Baltique à la mer Blanche allait en devenir le premier laboratoire.

Ainsi, dès le mois de septembre 1931, le creusement du canal est amorcé par 100 000 détenus, les fameux zeks, traduction des initiales « z/k » pour « détenus du canal » qui désigneront ensuite par extension tous les détenus du Goulag. À la base donc, on trouve ces zeks, pour la plupart, des koulaks — hommes, femmes, enfants — expropriés puis déportés suite à la collectivisation des terres. Ils sont encadrés par des détenus politiques ou des droits communs. Au sommet de la pyramide, Nephtali Frenkel, chef de chantier du canal de la mer Blanche, l'inventeur de la fameuse « échelle du ventre », qui consistait à indexer la ration journalière sur le travail effectué, éliminant ainsi ceux qui n’étaient pas à la hauteur des attentes. Quant à l’objectif, il est très simple : fixé par Staline lui-même, il consiste à construire en moins de 20 mois un canal de 5 mètres de profondeur et de 230 km de longueur reliant Saint-Pétersbourg à Bielomorsk. Par souci d’économie, aucun moyen mécanique ne sera mis à la disposition des détenus qui devront creuser le canal dans la taïga.

[Photo : Dès le mois de septembre 1931, le creusement du canal est amorcé par 100 000 détenus, les fameux zeks.]
[Photo : Sous-alimentés, mal vêtus, exposés à un froid intense, épuisés par un rythme de travail insupportable, les hommes, femmes, enfants, meurent au cours de l’hiver 1931-1932 au rythme de plusieurs centaines par jour.]

de leurs mains, avec le seul concours de pelles, de pioches et de brouettes. Le chantier qui démarre alors sera l'un des plus terribles et des plus meurtriers de cette période. Tout cela pour finalement aboutir au percement d'un canal qui s’avéra rapidement inadapté à la navigation.

Un canal inadapté à la navigation

Les travaux durent 21 mois. Ils sont menés à main d’homme, avec un outillage rudimentaire, dans des conditions si effroyables que l'on peine à les imaginer. Sous-alimentés, mal vêtus, exposés à un froid intense, épuisés par un rythme de travail insupportable, les hommes, femmes, enfants, meurent au cours de l’hiver 1931-1932 au rythme de plusieurs centaines par jour. Souvent épuisés par les tonnes de gravats à charrier et les longues digues à bâtir, les détenus ne perçoivent que le minimum de nourriture, une ration tout juste suffisante pour survivre. Une pitance susceptible d’être ajustée en fonction de l'attitude du prisonnier. La faim est érigée en système pour briser les hommes.

Pour assurer le remplacement de la main-d’œuvre, on fait venir des prisonniers des îles Solovetski situées en mer Blanche, mais il apparaît très vite que les délais imposés ne seront pas tenus. Or, Staline lui-même a présenté le canal comme un modèle de réussite du plan quinquennal, soutenu par nombre d’artistes et d’écrivains qui en firent la propagande, parmi lesquels Maxime Gorki, Alexei Tolstoï ou Victor Chklovski. Impossible d’avouer un retard ou pire encore, d’assumer un échec. Pour respecter les délais imposés par Staline, on décide de faire creuser moins profond en limitant la profondeur du canal à 3,60 mètres. Décision fatale qui rendra le canal impropre à toute navigation, la plupart des navires ne disposant pas d'un tirant d’eau suffisant.

[Encart : texte : Le réservoir de Rybinsk : un avatar du plan « Grande Volga » Comme la Volga, cette « mère des cinq mers », n’était pas assez profonde pour la navigation l’été à certains endroits, un oukase de 1932 donne le départ de gigantesques aménagements sur le fleuve : barrages, digues, canaux, écluses avec, près de la ville de Rybinsk, la construction d'un barrage et la création d'un immense réservoir sur 45 000 km² résultant du détournement de 60 rivières. Mis en eau au mois d’avril 1944, le barrage provoquera la submersion de 650 villages et le déplacement de 250 000 personnes dont les 35 000 habitants de la cité antique de Mologa, engloutie sous les eaux. Aujourd’hui encore, les eaux du réservoir, très pauvres en oxygène, affichent une teinte verdâtre due à la décomposition des forêts submergées.]
[Photo : Par souci d’économie, aucun moyen mécanique ne sera mis à la disposition des détenus qui devront creuser le canal dans la taïga de leurs mains, avec le seul concours de pelles, de pioches et de brouettes.]
[Photo : Au mois d’août 1933, Staline inaugure le canal en présence de diplomates, de nombreuses personnalités et de prestigieux écrivains. L’ouvrage, long de 230 kilomètres, compte pas moins de 5 barrages et 19 écluses.]

Les apparences sont sauves. Au mois d’août 1933, Staline inaugure le canal en présence de diplomates, de nombreuses personnalités et de prestigieux écrivains. L’ouvrage, long de 230 kilomètres, émaillé de 5 barrages et 19 écluses, est présenté comme un modèle de réussite : « Le caviar est servi à la louche, écrira par la suite l’écrivain Alexandre Avdeenko. Nous mangeons et buvons à volonté sans payer. Des saucissons fumés. Des fromages. Du caviar. Des fruits. Du chocolat. Des vins. Du cognac. Et tout cela en pleine famine. »

On estime aujourd’hui que 200 000 détenus furent employés à la construction du canal de la Baltique à la mer Blanche. De 30 000 à 60 000 d’entre eux y laissèrent leur vie. La police politique de Staline, la redoutable Guepéou, constatant que le chantier employait 100 000 détenus au commencement et autant à la fin, en conclura qu’il n’y avait pas eu de mort…

Tout cela pour rien, ou pas grand-chose… La navigation sur le canal s’avérera vite, malgré les dénégations du pouvoir politique, impossible, faute de profondeur suffisante.

En avril 1966, alors qu’il achève l’écriture de « L’Archipel du Goulag », Alexandre Soljenitsyne passera une journée entière au bord du canal. Il y constatera que les navires qui y circulent, de simples barges, se comptent sur les doigts d’une seule main…

Mais l’achèvement du canal de la Baltique à la mer Blanche ouvrira la voie à d’autres projets : le percement du canal Moscou-Volga, qui mobilisera à son tour 450 000 prisonniers de 1932 à 1937. Puis la construction du canal Volga-Don, qui sera achevée en 1952, donnant ainsi corps, au moins théoriquement, au système des cinq mers si cher à Staline…

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