C'est pour fêter cet anniversaire et répondre à ces questions qu’Électricité de France avait organisé sur place, du 6 au 9 novembre dernier, un colloque international à l’attention des spécialistes, des élus locaux et de la presse.
Gigantesque ouvrage de génie civil, la digue, qui barre l’estuaire de la Rance sur une longueur de 750 m abrite l'usine marémotrice, encadrée par des bâtiments d’exploitation, un barrage mobile comportant 6 pertuis de vannage de 15 x 10 m, une écluse et une digue morte de 160 m de longueur. Compte tenu de l’amplitude exceptionnelle des marées en cet endroit, variant de 5,40 m en morte-eau à 13,50 m en grande marée, le volume d’eau amené peut atteindre 184 millions de m³ sur une surface de 22 km².
L'usine comprend 24 groupes bulbes d’une puissance unitaire variant suivant la hauteur de chute de 3,2 à 10 MW dans le sens bassin-mer et de 2 à 10 MW en sens inverse. Fonctionnant en pompe, ils peuvent élever de 170 à 225 m³/s à des hauteurs s'étageant entre 1 et 3 m. La puissance totale des groupes atteint ainsi 240 000 kVA (avec une production annuelle de 600 millions de kWh), chaque groupe pouvant donc turbiner dans les deux sens de l’écoulement de l'eau, marée descendante ou montante ; en outre, ils peuvent en heures creuses pomper pour surélever le niveau du bassin (d'une hauteur qui peut atteindre 3 mètres) : la production en est accrue d’autant, puisque pompée sous chute faible, l’eau travaillera quelques heures plus tard sous une chute forte ; l'emmagasinement permet en outre de fournir de l’énergie aux moments de forte demande.
[Photo : L'embouchure de la Rance et le barrage de l'usine marémotrice.]
Pour remplir leur double rôle, les pales des roues motrices, d'un diamètre de 5,35 m, tournant à 94 t/mn, sont orientables de –5° à +35°. Les alternateurs, dont le rotor est d’un diamètre de 4,35 m, ont leur entrefer limité à 4,5 mm et leur refroidissement est assuré par de l’air comprimé à 2 bars circulant dans un échangeur air-eau. Ils produisent du courant à la tension de 3 500 V, portée à 225 kV par trois transformateurs de 80 000 kVA.
Où en est cette centrale unique au monde après vingt années de service ?
Depuis 1966, environ 7 000 milliards de m³ ont franchi l’ouvrage, lequel a fonctionné pendant environ 90 000 h avec une disponibilité des groupes de 97 % et 3 % d’arrêts (dont 1 % dû à des incidents et 2 % à des contrôles) soit au total 500 000 démarrages des groupes...
Les structures en béton armé n'ont présenté aucune déformation, ni érosion ou fissures notables et leur étanchéité est tout à fait satisfaisante. À part des opérations de démoulage (moules, algues, coquillages) qui ont lieu périodiquement sur les bajoyers, leur entretien ne pose aucun problème.
Toutes les précautions avaient été prises pour protéger les turbines contre la corrosion, alors qu’immergées en permanence dans l’eau de mer, de grandes craintes pouvaient être fondées à ce sujet... Grâce à l’utilisation d’aciers au chrome-nickel, d’alliages cuivreux et de cupro-aluminium, mais surtout à la protection cathodique qui protège toutes les installations métalliques, aucune oxydation notable n’a pu être constatée ; les turbines se sont d’ailleurs revêtues d’un dépôt calcomagnésien de quelques dixièmes de mm qui assure leur protection, et sous lequel, après grattage, on retrouve le métal à l’état neuf. Par contre des joints radiaux non protégés, atteints par la corrosion, ont dû faire l’objet de modifications ; quelques recharges et meulages ont été effectués sur les pales pour faire disparaître de légers effets de cavitation.
Les plus gros incidents ont touché les alternateurs (dont le rotor frottait sur le stator après 9 ans de service) qui ont été réparés de 1975 à 1982. Simultanément les pôles des 24 rotors ont dû être révisés pour éviter l’électro-érosion.
D’une façon générale, le matériel électrique s'est comporté aussi bien qu’ailleurs
[Photo : Un groupe bulbe.]
[Photo : Plan schématique.]
en raison notamment de son isolation par de l'air sec de ventilation (prélevé loin de l'estuaire).
Les vannes du pertuis elles-mêmes, soumises à un torrent d’eau salée quatre fois par jour, dotées d'une protection cathodique et revêtues de peinture, ont résisté pendant 15 années avant d’être revues...
Les seuls incidents notables concernent une conduite de vidange en acier de 350 mm de diamètre et de 350 m de longueur, qui a dû être remplacée par une canalisation en résine époxy de 300 mm, et l'entretien des 16 pompes d’exhaure, sollicitées par l’abrasion et la cavitation, qui seront remplacées par des pompes immergées.
Quant au calculateur de conduite, pièce maîtresse de l’installation, un peu dépassé maintenant, il sera remplacé en 1987 par un appareil qui rendra d’ici peu l'exploitation entièrement automatique, le seul poste en service permanent étant alors celui de l’éclusier, dont la présence est indispensable (deux agents restant alors en astreinte à domicile).
Notons également les filets de protection des navigateurs mis en place à l’amont et à l'aval du barrage, comportant 3 000 m de fil d’acier et 2 500 bouées support pour 9 bouées d’amarrage (dont certaines d'un volume atteignant 13 m³) de mise au point délicate et dont l’entretien s’élève annuellement à 1 MF (ils n’ont pas empêché un véliplanchiste d’être entraîné sous les grandes vannes pour se retrouver sur les rochers sain et sauf !).
La centrale marémotrice s'est donc comportée de façon remarquable pendant ces vingt années et il y a tout lieu de penser que les prévisions initiales concernant l'amortissement de ses installations (50 ans, dont 25 pour les équipements électromécaniques) seront largement dépassées, compte tenu de leur excellent état d’entretien actuel.
Sur le plan économique, les prévisions précédant la mise en exploitation étaient les suivantes en GWh : turbinage 608,5, pompage 64,5, production nette 544. Elles se sont révélées optimistes, les résultats effectifs étant sur 20 ans de (10 000 - 900) GWh soit 9 100 GWh nets, avec une production record en 1985 de 612 - 118 = 494 GWh. Sur ces bases, le prix de revient du kWh ressort à 16 centimes, prix particulièrement compétitif pour les livraisons en heures de pointe auxquelles s’attache l’usine, dispatchée depuis Nantes pour subvenir aux besoins des quatre départements bretons.
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L'environnement de la Rance n’a pas fait l’objet en 1960 d’études particulières : à l’époque, les études d’impact n’étaient pas encore imposées...
En fait, si la création de cette petite mer intérieure a modifié le comportement des usagers de la Rance, pêcheurs, plaisanciers, véliplanchistes, lesquels n’ont plus le libre accès à l’estuaire, doivent emprunter l’écluse. Ils profitent en revanche d'un large plan d’eau calme et disponible sur une durée journalière plus longue (les liaisons routières bénéficient par contre du raccourcissement des liaisons côtières que procure le barrage).
Les pêcheurs et ostréiculteurs ont retrouvé les peuplements normaux mais ils ne pêchent plus « comme avant », bien que les services d’exploitation du barrage s’efforcent de modifier des programmes, ce qui conduirait, par exemple, à une étale de 24 heures le dimanche, et d’éviter les déphasages nuisibles au plancton ; les riverains eux-mêmes ont vu leur paysage modifié notamment par l’allongement de la durée d’immersion des rives. Par ailleurs, l’envasement de la Rance ne paraît pas avoir augmenté.
En fait les inconvénients sont relativement mineurs, si parfois ils sont pittoresques : tel le cas de courses à bicyclette, dont les sprinters se sont heurtés, un jour de juillet, à la chaussée du pont placée dans la position verticale pour donner passage à des voiliers !
[Photo : Coupe du barrage.]
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[Photo : Coupe longitudinale d'un groupe.]
L'expérience mérite-t-elle d’être renouvelée ?
La technique des bulbes, inaugurée avec la mise en service du barrage, s’est révélée très féconde puisqu’elle a été reprise en France (3 centrales sur le Rhin et 12 sur le Rhône) et à l’étranger pour l’équipement des basses chutes (Corée, Hongrie, Portugal, Yougoslavie, USA) tout en donnant lieu à un grossissement des puissances unitaires (les Japonais prévoient prochainement 64 MW et on peut envisager 80 à 100 MW).
Une centaine de sites d’usines marémotrices ont été recensés dans le monde, parmi lesquels le projet le plus avancé est celui de la Severn où les Anglais ont l’intention, avec l’aide de nos techniciens, d’installer 200 groupes de 36 MW chacun (7 200 MW !).
En France, après avoir abandonné le barrage qui devait fermer, au large, la baie du Mont Saint-Michel, E.D.F. a étudié dans les mêmes parages un projet en forme de couronne fermant un grand atoll au large de Granville. Cet ouvrage verra-t-il le jour ? Les ingénieurs sont dubitatifs... Face aux grands chantiers nucléaires actuels, les 500 MW de la Rance, produits à 16 c le kWh, ne pèsent pas lourd aujourd’hui dans la balance, et c’est peut-être la raison pour laquelle cette usine est encore la seule de son espèce...
Roger GICQUEAU
N’oublions pas les entreprises constructrices qui ont permis cette réussite, parmi lesquelles on peut relever : — pour le génie civil : Campenon-Bernard, Fougerolle ; — pour les groupes : Alsthom, Jeumont-Schneider, Neyrpic ; — pour l’appareillage électrique : Alsthom, Merlin-Gérin, Société Générale d’Entreprises, Trindel...