Une usine de produits chimiques fabriquait 70 tonnes par jour d'une protéine de synthèse. Elle aurait coulé des jours heureux sur un marché en expansion si, malheureusement, les associations de pêcheurs locaux ne lui avaient brutalement rappelé qu'une petite rivière passait par là, et que cette rivière se mourait du fait de la pollution déversée par l'usine.
Trois ans plus tard, la production avait augmenté de 20 % grâce à un investissement de 7 MF récupérable, du fait de la valeur de la production supplémentaire, en moins de quatre années. On trouve déjà assez peu d’investissements rentabilisés en quatre ans ; mais en connaissez-vous beaucoup qui, en outre, permettent — à titre de prime, pour ainsi dire — de diviser par dix la pollution de l'usine ?
On pourrait citer d'autres cas, et dans les domaines industriels les plus divers : une entreprise de sables et graviers pyrénéenne, une cartonnerie alsacienne, une aciérie lorraine, une usine de chlore dauphinoise, une usine de panneaux de fibres gasconne, une féculerie à l’est de Paris, et bien d’autres encore : de toutes tailles, situées aux quatre coins de la France, appartenant à toutes les branches d’activité sans beaucoup d’exceptions.
Toutes se sont trouvées confrontées, plus ou moins brutalement, au problème de leur pollution — qu’il s’agisse d’eaux usées, de poussières, de rejets gazeux ou de déchets solides — pollution que les exigences actuelles de protection de l’environnement rendaient inacceptables.
Toutes ont un jour, moyennant un certain investissement, apporté des modifications ou des adjonctions à leurs ateliers de production, et ont réussi, ce faisant, non seulement à améliorer la productivité de leur entreprise, mais encore à résoudre leurs problèmes de pollution.
Et, dernier miracle, elles ont obtenu tout cela tout en économisant de l’argent...
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En matière de gestion industrielle, les miracles n’existent pas. Ce qui existe, en revanche, c’est le pouvoir parfois fantastique de l'innovation lorsqu’elle s’attaque à un comportement classique qui s’est peu à peu transformé en routine avec le temps.
Classique est le problème des pollutions industrielles. Il connaît donc des solutions dites classiques : les eaux usées se traitent dans des stations d’épuration, les poussières sont piégées par des filtres, les déchets solides se traitent, s’incinèrent, etc.
Autrement dit : tout effluent est susceptible d’un traitement permettant d’extraire les éléments polluants qu'il contient, et de les détruire.
Ces traitements dits classiques s’adressent à l’effluent tel qu’il est émis par l’usine. Ils le considèrent comme une donnée intangible. S’ils cherchent à le modifier, et c’est bien là leur but, c’est par une action exercée indépendamment de l’activité productrice de l’usine : c’est pourquoi ils sont qualifiés d’externes, c’est-à-dire externes aux processus productifs polluants responsables de l’effluent.
Aux traitements externes s’opposent, comme il se doit, les traitements internes ; il convient d’ailleurs plutôt de parler à ce propos d’équipements ou de méthodes internes, le terme traitement n’étant plus exact et risquant de prêter à confusion.
La méthode interne de réduction d’un effluent pollué n’accepte pas cet effluent comme une donnée. Partant du principe que la meilleure manière de résoudre un problème est de ne pas le poser, elle cherche à agir sur les conditions de formation de cet effluent afin, soit d’en éviter complètement l’apparition, soit de le remplacer par un effluent moins nuisible.
L’effluent n’est donc plus considéré isolément des ateliers productifs. Deux voies sont utilisées :
a) On peut tout d’abord modifier les conditions technologiques de formation de l’effluent afin de le remplacer par un effluent moins nuisible ou, pourquoi pas, afin de le supprimer complètement. Cette première voie consiste à remplacer le procédé utilisé par l’usine par un nouveau procédé moins polluant.
b) On peut aussi greffer sur l’effluent une activité productrice dont les effluents, à leur tour, seront soit moins
nuisibles soit même inexistants. Cette deuxième voie revient à récupérer, pour les valoriser, les sous-produits polluants de l’activité principale.
c) Entre ces deux voies extrêmes, des intermédiaires sont imaginables qui en sont des combinaisons : tel est le cas par exemple du recyclage, qu’il s’adresse à des eaux usées ou à des gaz polluants. L’effluent final sera réduit à la purge de recyclage, qu’il n’est pas toujours possible de supprimer complètement lorsque la température ou certaines concentrations constituent des facteurs limitants. Dans le cas du recyclage, une modification plus ou moins profonde du procédé productif sera le plus souvent nécessaire afin de lui permettre de fonctionner dans les nouvelles conditions créées par le recyclage. Par ailleurs, il y a bien valorisation des sous-produits contenus dans la différence entre l’effluent primitif et la purge finale.
Les processus productifs mis au point dans une usine après une action interne de réduction des pollutions sont communément appelés « technologies propres ».
Pour nous résumer, disons que là où les méthodes externes d’épuration cherchent à retirer des effluents, et à détruire ce qui y a été mis lors du processus productif, les méthodes internes ou « technologies propres » cherchent à éviter de mettre les produits polluants dans les effluents, l’idéal étant bien sûr de les incorporer aux produits finis.
Technologies propres et méthodes externes sont donc aussi éloignées l’une de l’autre que peuvent l’être prévention et guérison.
Quiconque a un tant soit peu participé à la vie d’une usine sait la somme d’efforts à déployer pour faire atteindre aux ateliers leur régime de production, et pour les y maintenir.
Les méthodes externes d’épuration s’interdisent de toucher aux processus de production. On comprend bien qu’elles aient été utilisées les premières et puissent, du fait de l’antériorité, être qualifiées de « classiques ».
Ces méthodes, hélas, sont d’une efficacité limitée — nous reviendrons sur ce point — alors que certaines technologies propres permettent d’atteindre des réductions de pollution fort spectaculaires.
C’est en cela que le comportement classique peut tomber dans une routine préjudiciable non seulement à la qualité de l’environnement mais encore au développement industriel lui-même.
Si nous tentons à présent de tirer des conclusions de l’enquête à laquelle nous avons dû nous livrer pour présenter la plaquette publiée par la D.P.P.N. sous le titre : « Usines propres, la technologie au service de l’environnement » (1) et qui reprend, sous forme de fiches indépendantes, vingt-quatre exemples de solutions industrielles effectivement réalisées, une première remarque s’impose.
(1) Disponible à la Documentation Française, 29-31, quai Voltaire, 75340 Paris-Cédex 07. Tél. 261.50.10.
a) Certaines technologies propres mettent en jeu des processus complexes dont la mise au point nécessite des recherches et autres actions de développement d’un niveau scientifique élevé. D’autres, cependant, étonnent par la grande simplicité des idées sur lesquelles elles reposent. Ce ne sont d’ailleurs pas celles dont les résultats sont les moins spectaculaires.
Dans ces derniers cas, il semble que l’obstacle à leur mise en œuvre ait résulté d’un certain laxisme ou, même, d’un certain gaspillage et que l’apparition des exigences de protection de l’environnement ait provoqué une prise de conscience salutaire à tous égards.
b) Quel est, par ailleurs, l’intérêt des technologies propres et comment se comparent-elles aux méthodes classiques, externes, d’épuration ?
Sur le plan technique, les technologies propres se caractérisent par leur fiabilité, infiniment plus grande que celle des techniques d’épuration.
Étant intégrées aux processus productifs, les technologies propres évoluent avec ces derniers ; elles se trouvent automatiquement adaptées à leurs variations quelles qu’en soient l’ampleur ou la rapidité. Or, ces variations — qui font partie de la vie quotidienne d’une usine — se traduisent par des variations des effluents qui sont la cause principale du mauvais fonctionnement des équipements d’épuration.
La fiabilité d’un équipement de réduction de la pollution est une caractéristique d’importance, et qui deviendra de plus en plus importante dans l’avenir, au fur et à mesure que s’améliorera la qualité de l’environnement. Pour un niveau de qualité donné, c’est en effet aux variations brusques de pollution qu’est sensible l’équilibre écologique d’un milieu naturel, et cette sensibilité est d’autant plus grande que la qualité du milieu est meilleure.
Toujours plus fiables, les technologies propres sont en outre, très souvent, plus efficaces. Sans chercher à démontrer rigoureusement cette affirmation qui nécessiterait une analyse approfondie, disons qu’il est plus aisé d’agir sur un polluant encore isolé que lorsqu’il a été dilué dans un effluent liquide ou gazeux.
c) Sur le plan économique, deux types de bilans doivent être examinés.
Un premier bilan examinera la rentabilité au sens usuel d’une technologie propre, indépendamment de la diminution de pollution qu’elle permet d’obtenir.
Un tel bilan, fort incomplet, est à peine imaginable à l’époque actuelle, mais présente au moins l’intérêt de montrer que nombreuses sont les technologies propres rentables dans ce sens restrictif.
Le deuxième bilan doit intégrer les aspects de pollutions ; c’est-à-dire comporter en déduction des dépenses le coût de l’équipement d’épuration permettant d’atteindre le même résultat.
À supposer qu’il existe un tel équipement — et nous venons de voir que le facteur fiabilité permet d’en douter fortement — ce deuxième bilan est toujours positif et met en évidence une rentabilité de la technologie propre largement supérieure au taux considéré comme normal pour des investissements industriels. On peut exprimer différemment le même fait en calculant la durée de remboursement des technologies propres qui, sur l’échantillon étudié, varie de moins de deux mois à quelques années, pour des abattements de pollution toujours supérieurs à 80 % et, le plus souvent, supérieurs à 98 %.
d) Remarquons enfin que les technologies propres, dans la mesure où elles se refusent à détruire les polluants, tendent à une meilleure utilisation des matières premières.
Malgré l'évidente application qui peut être faite à notre sujet, il n’entre pas dans mes intentions de traiter du thème de l'antigaspillage car il fait l'objet de débats par ailleurs. Je me bornerai donc à souligner qu’à une époque où l’incertitude des approvisionnements et des prix devient un élément des décisions industrielles, les technologies propres trouvent là un avantage supplémentaire que ne reflétaient pas les bilans économiques mentionnés plus haut.
En tout état de cause, je pense qu'il irait de l’intérêt bien compris des industriels de caractériser dorénavant les process industriels de production non plus seulement par leur coût, leur rendement et la nature des produits qu'ils permettent de fabriquer, mais d'y ajouter également la nature et la quantité des déchets et effluents produits.
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Peut-être mon exposé pousserait-il certains à croire qu’il suffit à l’industriel pollueur d’acheter le brevet d’une technologie propre pour connaître instantanément la tranquillité, la fortune et la gloire... quelques remarques devraient permettre de fixer les limites raisonnables de l’optimisme.
J’ai déjà dit le mérite qui s’attache à un industriel qui consent à modifier son processus de production : habitudes acquises, procédures de gestion longuement rodées, automatismes d’intervention en cas de difficultés, tout cela doit être remis en cause, sans compter la restructuration des ateliers qui peut se traduire par des difficultés, ou même un arrêt de l'exploitation.
On comprend donc que la mise en place d’une technologie propre soit le plus souvent un processus de longue haleine, dont l’usine entière sortira modifiée et qui par conséquent ne peut connaître le succès sans une adhésion consciente de l'ensemble du personnel de l’usine.
S’en déduisent certaines limites qu’il sera difficile de dépasser dans une telle expérience : notamment, la transformation de l’activité productrice ne doit pas être trop éloignée du champ d’activité traditionnel de l’usine. C’est ce qui explique l’échec de certains procédés, pourtant séduisants sur le papier, de récupération de sous-produits : si le féculier, le levurier, ou le laitier peuvent se lancer dans la récupération de protéines à usage d'alimentation animale, il n'en est sans doute pas de même du sidérurgiste ou du papetier. Car il ne suffit pas de produire, il faut encore se placer sur un marché et s'y maintenir.
En revanche, le sidérurgiste et le papetier, au même titre que le féculier, le levurier, le laitier et que bien d'autres industriels appartenant à la catégorie — toute provisoire, espérons-le — des pollueurs, ont commencé chacun pour ce qui le concerne, à examiner d’un œil critique leurs usines ; dans l'optique des technologies propres, la chasse à la fuite de pollution se complète logiquement d'une chasse au gaspillage. L'industriel s'aperçoit, au bout du compte qu'une usine propre doit être bien gérée.
Chargés de fixer des objectifs à la lutte contre la pollution dans les industries, les Services du Ministère de la Qualité de la Vie s'acquittent de cette tâche en sachant qu’ils peuvent contribuer par là à entretenir le dynamisme industriel.
Cela ne signifie pas, cependant, qu’aucun effort ne sera exigé de celui qui ne disposerait pas de la technologie idéale, propre et anti-gaspillante. Agir ainsi, même et peut-être surtout dans les circonstances actuelles, ne serait guère réaliste et constituerait plutôt un frein au développement de l’innovation.
C’est aujourd'hui que l'environnement doit commencer à s’améliorer : les méthodes d’épuration externes seront donc utilisées, soit à titre de compléments, soit à titre principal dans les cas les plus urgents.
Les technologies propres devraient connaître un essor pleinement justifié par leurs avantages. Elles bénéficieront en tout cas de l'aide normalement réservée aux investissements anti-pollution, notamment de la part des Agences financières de Bassin. En outre, elles continueront de bénéficier des aides spécifiquement réservées à la promotion des technologies, soit au plan de la recherche, soit au plan de la démonstration.
J.-M. BOUCHARD.