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Les secrets du lac Vostok

30 novembre 2012 Paru dans le N°356 à la page 192 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET

C?est l'un des sites les plus mys¬térieux de la planète. Un lieu invisible, inviolé, obscur et glacé, qui pourrait abriter dans ses eaux fossiles des formes de vie inconnues sur Terre. L?endroit, découvert au début des années 1970, n?avait jamais été exploré et restait mystérieux. Mais le travail engagé par la commu¬nauté scientifique pour atteindre cet écosystème si particulier est en passe de porter ses fruits'

L’Antarctique, recouvert à 99 % d’une calotte glaciaire permanente, est le seul continent au monde qui échappe à la juridiction classique des États. Après quelques revendications territoriales émanant d’États riverains ou de conquérants de vastes espaces vierges, le traité sur l’Antarctique, conclu à Washington en 1959, a conféré à ce continent un régime international unique en son genre : un régime de coopération internationale original qui place à égalité tous les États parties, qu’ils soient possessionnés ou pas. Depuis, de nombreuses expéditions scientifiques se sont rendues en Antarctique, généralement sous l’égide des États parties au Traité. C’est que le continent Antarctique est à la fois un espace vierge, témoin d’équilibres naturels encore peu affectés par les activités humaines et une source de mémoire du climat mondial dans ses neiges et ses glaces. C’est aussi un point d’observation irremplaçable pour certains phénomènes atmosphériques ou climatiques.

[Photo : Le lac Vostok mesure 250 km de long sur 50 km dans ses dimensions les plus larges. Sa profondeur moyenne est de 344 m et son volume estimé avoisine les 5 400 km³.]

et un milieu extrême dans lequel certaines formes de vie très particulières ont pu s’adapter. C’est dans ce contexte qu’à la fin des années 1950 les Russes implantent au cœur de l’Antarctique, à 3 500 mètres d’altitude, la station russe de Vostok. C’est grâce à cette implantation que l’on découvrira bien des années plus tard l’un des écosystèmes les plus énigmatiques de la planète, le lac Vostok.

L’un des écosystèmes les plus énigmatiques de la planète

L’endroit choisi pour l’implantation de la station est inhospitalier, avec sa température annuelle moyenne de – 55 °C, pouvant descendre jusqu’à – 90 °C. Mais il est vaste, plat et surtout très sec. Or, les Russes veulent faire du carottage dans la calotte glaciaire pour reconstituer l’évolution du climat sur la planète à partir des éléments contenus dans les glaces. La situation de Vostok, l’un des endroits les plus secs et les plus froids de la planète, sur lequel ne se déposent que 2 cm de glace par an, va permettre d’approcher la glace la plus ancienne, datant de 400 000 ans. Pendant une vingtaine d’années les forages réalisés à Vostok vont permettre de reconstituer la composition de l’atmosphère des 420 000 dernières années, mettant à jour quatre cycles climatiques différents sur cette période.

Jusqu’à ce que, au début des années 1970, on découvre presque par hasard, à 3 750 mètres de profondeur sous la glace, juste au-dessous de la station, un immense lac d’eau douce ! Un lac de 250 km de long sur 50 km de large, grand comme deux fois la Corse, avec une surface de 14 000 km² et un volume d’eau estimé de 5 400 km³. Ses 344 mètres de profondeur le classent d’emblée parmi les dix lacs les plus profonds sur Terre. Une gigantesque poche d’eau qui s’est vraisemblablement formée dans un fossé d’effondrement il y a environ 40 millions d’années. Soumis à l’époque à des conditions climatiques bien plus clémentes qu’aujourd’hui, ce lac a vraisemblablement abrité une faune et une flore diversifiées avant de se refermer il y a environ 15 millions d’années, piégé par 4 km de glaces. Depuis, malgré sa localisation, le lac Vostok est resté à l’état liquide sur une profondeur d’environ 200 mètres, grâce à l’action conjointe de la pression (350 atmosphères) et de la chaleur géothermique émanant de la croûte terrestre. Pour les scientifiques, le lac se serait formé à ciel ouvert à la suite d’un refroidissement climatique. Puis, piégé peu à peu par les glaces, il serait demeuré tel qu’il est aujourd’hui pendant 420 000 ans.

Aujourd’hui recouvert, totalement isolé de l’atmosphère, le lac Vostok est un environnement sous haute pression, caractérisé par des conditions extrêmes d’obscurité, de température, de pauvreté en oxygène et en éléments nutritifs. Des formes de vie remontant aux origines du lac peuvent-elles s’être maintenues dans cet environnement privé de tout échange avec la surface, du moindre rayon de lumière, et dans lequel la température ne remonte jamais au-dessus de – 50 °C ? Certains scientifiques le

[Photo : Situé au cœur de l’Antarctique, le lac Vostok est probablement l’un des sites les plus énigmatiques de la planète.]
[Photo: Vue aérienne de la station Vostok.]

pensent, arguant du fait qu'il n'existe pas d'eau sans forme d'activité bactérienne. Dès lors, les spéculations vont bon train. L'idée que l'eau de ce lac, isolée de l'atmosphère depuis plus de 420 000 ans, puisse abriter une vie microbienne agite la communauté scientifique. En 1996, les Russes stoppent les travaux de forages scientifiques, de peur de contaminer cet immense réservoir naturel. Ils sont alors à moins de 100 mètres de la surface des eaux liquides du lac. Les derniers carottages, les plus profonds jamais réalisés, sont analysés par plusieurs équipes scientifiques américaines, russes et françaises. Les laboratoires de paléoclimatologie constatent qu'entre – 3540 mètres et – 3750 mètres la glace présente une composition différente, particulière, sans doute le résultat d'une fonte puis d'un nouveau gel. Ils acquièrent la certitude que cette eau glacée est passée par le lac et qu'ainsi, sans l'atteindre dans sa partie liquide, ils examinent sous leurs microscopes électroniques l'eau même du lac. Les premières analyses de ces carottes révèlent la présence de nombreuses bactéries. En 1999, une équipe de l'université du Montana identifie des bactéries congelées en concentration élevée dans une carotte prélevée à 100 mètres à peine de la surface du lac. Une autre équipe de l'université d'Hawaii confirme la découverte et dénombre 300 bactéries différentes dont certaines, placées à une température positive de 3 °C, sont redevenues actives.

Pourtant, certains spécialistes restent sceptiques. Malgré toutes les précautions prises, ces bactéries ne sont-elles pas le résultat de défaillances dans la méthode d'échantillonnage, lors du prélèvement ou de l'analyse ? Les carottes ne seraient-elles pas contaminées par des bactéries venues de la surface ? À l'appui de cette thèse, l'analyse ADN de ces bactéries, qui ne révèle pas de différences sensibles avec d'autres bactéries déjà connues. La seule façon de trancher de manière définitive est de prélever de l'eau du lac sans le contaminer pour réaliser des mesures in situ et remonter un peu de cette fameuse eau.

Prélever de l'eau du lac sans le contaminer

Durant de nombreuses années, le trou du forage réalisé par les Russes sera maintenu ouvert grâce à l'injection massive de kérosène et de fréon. Près de 60 tonnes de ce mélange stagnent dans les 3500 mètres du forage, dont une tonne aux abords immédiats du lac. Si ces substances y pénétraient, la contamination qui en résulterait serait catastrophique et sans doute fatale à l'équilibre et l'intégrité de cet écosystème. Dès lors, les scientifiques s'interrogent : comment, dans un premier temps, récupérer ce mélange puis accéder aux eaux du lac sans provoquer la contamination de cette eau primitive ? Le challenge, qui passe par la mise au point de nouvelles technologies, fascine les chercheurs. La NASA elle-même s'y intéresse. D'abord parce que les conditions climatiques qui prévalent ressemblent beaucoup à celles de Mars et surtout d'Europa, l'une des deux lunes qui gravitent autour de Jupiter. Un satellite couvert de glace, que la NASA soupçonne, grâce aux observations de la sonde Galileo, d'abriter un immense océan liquide caché sous les glaces. Plonger dans les eaux du lac

[Photo: En 1996, les Russes stoppent les travaux de forages, de crainte de contaminer l'immense réservoir naturel.]

Les carottages glaciaires : 400 000 ans d’archives climatiques

[Encart : Les calottes glaciaires forment une accumulation de glace qui s’est faite sur une période très longue de plusieurs dizaines de milliers d’années. Cette glace a enregistré la trace de chaque caractéristique climatique, de chaque événement géologique du passé : conditions climatiques, composition de l’atmosphère, éruptions volcaniques, chutes de météorites, tout est lisible dans une carotte de glace. L’étude, centimètre par centimètre, d’une de ces carottes permet d’étudier par exemple les variations de la composition des isotopes stables du deutérium et de l’oxygène qui sont de très bons indicateurs de températures (paléotempératures), les bulles de gaz qui ont été piégées dans la glace et qui sont autant d’échantillons de l’atmosphère ancienne (particulièrement pour l’analyse du contenu en CO₂) ou encore les poussières volcaniques qui nous renseignent sur les grandes éruptions passées et sur les effets de voile.]

Vostok serait pour l’agence américaine une manière de préparer une future mission sur Europa. Les planétologues et autres astro-biologistes rêvent de faire atterrir une sonde sur Europa pour prélever un peu d’eau qui se trouverait sous les glaces. Pour la NASA, l’exploration du lac Vostok représente une occasion inespérée pour tester grandeur nature l’instrumentation qui ira plus tard sonder les glaces d’Europa à la recherche d’une éventuelle trace de vie extra-terrestre. Dès la fin des années 1990, la NASA cherche donc à se doter de techniques d’échantillonnage qui permettraient d’étudier l’eau sans la contaminer.

Mais ce sont les Russes qui mèneront le marathon à son terme. Il leur faudra pas moins de quinze ans pour parcourir les derniers mètres. Car en 1991, l’URSS s’effondre et, faute de crédits suffisants, le forage est stoppé. Les opérations ne reprennent qu’en 1996 avant d’être à nouveau interrompues deux ans plus tard, à 189 mètres au-dessus de la surface des eaux du lac.

La communauté scientifique craint une catastrophe écologique liée à l’introduction des produits de forage dans les eaux du lac. Le forage ne reprendra qu’en 2006, une fois ces questions résolues, pour aboutir enfin le 5 février 2012. À 22 h 25 ce jour-là, la tête de forage pénètre dans l’eau liquide à 3 769 mètres de profondeur, mettant fin à 420 000 ans de totale isolation.

Une quarantaine de litres de la précieuse eau sont prélevés aux fins d’analyse. En octobre 2012, une équipe de chercheurs russes et français livre les premiers résultats : seuls quatre micro-organismes différents sont recensés dans les échantillons prélevés. La déception est d’autant plus grande qu’au moins trois d’entre eux sont issus des lubrifiants utilisés pour le forage…

Pourtant les chercheurs ne renoncent pas et placent beaucoup d’espoirs dans la réalisation d’échantillonnages de parties plus profondes du lac et des sédiments qui le tapissent. Mais pour cela, une nouvelle campagne devra être mise sur pied qui n’interviendra pas avant la fin 2013.

Le mystère de l’un des écosystèmes les plus méconnus de la planète sera alors levé. Avec à la clé, des révélations sur la vie terrestre telle qu’elle se présentait il y a plusieurs millions d’années, et la possible découverte de formes de vie là où nul ne l’aurait cru possible il y a seulement cinq décennies.

[Photo : Le forage ne reprendra qu’en 2006, une fois les problèmes de contaminations résolus, pour aboutir enfin le 5 février 2012 à 22 h 25 à 3 769 mètres de profondeur mettant fin à 420 000 ans de totale isolation.]
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