Périodiquement, à l'occasion d'orages ou de fortes pluies, certaines eaux de captage ou de forage se troublent en se chargeant de matières en suspension plus ou moins colloïdales. Face à cette situation, il est tentant de mettre en place une simple filtration, assortie ou non de l’ajout d'un coagulant, de façon à éviter un traitement complet avec floculation-décantation-filtration, dont les investissements deviennent vite trop onéreux pour les petites collectivités (lesquelles sont les plus concernées).
En outre, les périodes d’eaux troubles sont parfois si brèves et si peu nombreuses dans l'année que la simple filtration paraît plus souple pour répondre rapidement à l’événement, sans investissement lourd. Toutefois, le procédé connaît des limites que nous proposons d'explorer ensemble ; la première réside dans la nécessité ou non d’ajouter un réactif coagulant en amont de façon à « coller », comme on dit, les matières en suspension sur le filtre.
QUELQUES RAPPELS SUCCINCTS
Rôle de la floculation
L’eau trouble contient soit des matières en suspension (MES) suffisamment grosses et denses pour se déposer d'elles-mêmes par gravité, soit des colloïdes, autres MES de très petites tailles (0,1 à 1 µm) porteuses de charges identiques (en général négatives) provoquant leur répulsion et leur maintien en suspension stable.
La floculation consiste à rompre cette stabilité en introduisant dans l’eau un sel de fer ou d’aluminium (sels les plus utilisés en production d'eau potable), porteur de charges opposées capables de neutraliser celles des colloïdes (coagulation) et de favoriser ensuite l'agglomération des fines particules en flocons (flocs) volumineux et suffisamment denses pour décanter.
Rôle de la filtration
Il est de retenir au travers d'un milieu poreux (en général un lit de sable) les MES de l’eau (floculées ou non).
En pratique, l'effet de rétention des MES, par « tamisage » des particules de tailles supérieures aux pores des filtres, est prédominant. Il en résulte deux événements :
— un colmatage rapide de la surface du filtre, si les MES sont grosses et importantes en quantité ; — une traversée des colloïdes non floculés dans l’eau filtrée.
Deux remarques sont intéressantes à faire :
— d’autres mécanismes que le tamisage (lequel est prépondérant comme nous l’avons déjà signalé plus haut) peuvent intervenir lors de la filtration, selon la nature du matériau filtrant, par exemple, la fixation par adsorption (avec le charbon actif) ; — avec la filtration sur sable, les particules floculées porteuses d'un excédent de charges positives enrobent les grains de sable de silice chargés négativement ; ceux-ci peuvent ainsi capter les colloïdes négatifs non floculés jusqu’à ce que l’accumulation de ces derniers confère aux grains encrassés un léger excès de charges négatives qui empêchera toute nouvelle adhésion. C’est l’explication du principe de « collage » sur filtre pratiqué lors de la floculation sur filtre.
But de la floculation sur filtre
Comme nous venons de le voir, il est de débarrasser l’eau des matières en suspension (colloïdes compris) par filtration directe (sans décantation préalable).
En pratique, cela revient à éliminer la turbidité et la couleur de l’eau, cette dernière étant due à une suspension colloïdale, soit de sels métalliques (fer par exemple), soit de matières organiques plus ou moins complexées et donc difficiles à éliminer. La nécessité de faire précéder la filtration d'une floculation s’impose donc d’autant plus que l’eau est chargée de colloïdes.
LES LIMITES DE LA FLOCULATION SUR FILTRE
Elles sont liées à plusieurs facteurs : — la qualité souhaitée de l'eau traitée (en général bien définie lorsqu’il s'agit de produire de l’eau potable) ; — la nature de l’eau à traiter ; — la nature du prétraitement mis en œuvre ; — la nature et la composition du milieu poreux utilisé et le mode de fonctionnement du filtre.
Tous ces facteurs influent les uns sur les autres.
L’objectif visé en qualité d'eau filtrée est d’atteindre au moins celle obtenue avec une filière classique de floculation-décantation-filtration sur sable, c’est-à-dire :
— turbidité inférieure ou égale à 0,5 JTU (CMA Directive CEE 4 JTU), — couleur inférieure ou égale à 5 mg/l de Cobalt-platine (CMA Directive CEE 20 mg/l Co-Pt), — matières organiques oxydables au permanganate de potassium à chaud, en milieu acide, inférieures à 5 mg/l, valeur fixée par la CMA de la directive CEE sur la qualité des eaux de consommation.
Or, dans un filtre classique de floculation-décantation-filtration, la floculation doit assurer la formation d’un floc volumineux et dense par ajout à l’eau d’un taux de réactif coagulant suffisant et parfois d'un taux complémentaire d’adjuvant de floculation. Il en résulte la formation de quantités importantes de boues qui se déposent dans le décanteur, le filtre ne recevant qu’une eau clarifiée peu chargée en MES de taille uniforme et homogènes (fines particules de flocs). Le colmatage du filtre à sable se produit en pénétrant peu sous la surface du lit et engendre un accroissement de perte de charge d’autant plus rapide que la concentration des MES en surface croît et que le pouvoir colmatant de l’eau décantée reste élevé (voir le diagramme des pressions illustré par la figure 1, dans un filtre à différents instants d’un cycle de filtration).
La floculation sur filtre quant à elle, en l'absence de décanteur, doit conduire à la formation d'un floc petit et résistant afin de permettre sa pénétration en profondeur dans la masse filtrante. Celle-ci doit jouer également le rôle de capacité de rétention des MES que jouait précédemment le décanteur.
La porosité du matériau filtrant sera un facteur limitant et la quantité de boue produite devra être moindre qu’avec un décanteur.
La porosité (p), c’est-à-dire le volume de vide interstitiel présent entre les grains de sable, dépend des densités réelle et apparente :
p = 1 – da/dr
da représente la masse d'un litre de sable non tassé dans l'air,
dr représente la masse d'un litre de sable (sans les vides).
da dépend de la granulométrie et de l'agencement des grains, donc de leur forme ; celle-ci est donnée par un coefficient de sphéricité (rapport des surfaces d'une sphère équivalente et réelle d'un grain de sable) lequel doit être le plus proche possible de l'unité. La forme des grains assurant la plus grande porosité et un écoulement le plus laminaire possible dans la masse filtrante est en effet la sphère.
Compte tenu de ce qui vient d’être évoqué plus haut, d'une manière générale, la floculation sur filtre devrait être exclue (sans essais de faisabilité préalables) pour des eaux à traiter présentant les caractéristiques suivantes :
- — une turbidité supérieure à 25 JTU,
- — une teneur en MES supérieure à 200 mg/l,
- — une couleur supérieure à 20 mg/l de Co-Pt,
- — une oxydabilité au permanganate de potassium à chaud en milieu acide supérieure à 4 mg/l,
- — un pouvoir colmatant mesuré au colmatomètre Beaudrey supérieur à 4 " !
Avec des eaux à forte oxydabilité au KMnO₄, la filière classique avec décanteur ménage un temps de contact suffisant à la mise en œuvre d'une préoxydation de l'eau : elle est donc préférable à la floculation sur filtre qui nécessiterait des surdosages en oxydant et en coagulant pour atteindre des abattements voisins.
En général, jusqu’à des doses de l'ordre de 40 mg/l en coagulant nécessaires à l'obtention d’une bonne floculation en laboratoire (jar-test), la floculation sur filtre s'applique sans problème avec des doses réduites de moitié par rapport au jar-test. Ce gain s'explique par la nécessité de coaguler uniquement les colloïdes, sans chercher à floculer pour grossir le floc comme en décantation. Au-delà de 40 mg/l obtenus en jar-test, les doses nécessaires en floculation sur filtre se rapprochent de celles nécessaires avec décanteur et il en résulte le colmatage rapide des filtres à sable.
Filtre mono ou bicouche ?
Se pose alors le problème du choix entre un filtre à sable (monocouche) ou bicouche.
Pour le bicouche, généralement, deux types de matériaux sont retenus en couche dégrossisseuse, l’anthracite ou la ponce, associés à une couche finisseuse de sable (voir les figures 2 et 3 donnant l'expansion de différents matériaux dans l'eau).
Les matériaux de filtration sont caractérisés par :
— leur granulométrie (taille effective et coefficient d'uniformité) ;
— leur friabilité (résistance à l'attrition) ;
— leur densité apparente dans l'air ;
— leur densité réelle ;
— leur porosité déduite des densités ;
— leur forme de grains (anguleux ou sphériques).
Le tableau 1 renseigne sur ces éléments tels qu'on les rencontre couramment, exception faite du coefficient de forme rarement précisé par les fournisseurs.
Éléments | Sable | Ponce | Anthracite |
---|---|---|---|
Taille effective (en mm) | 0,75 à 1,25 | 0,95 à 3 | 0,95 à 2 |
Coeff. d'uniformité | 1,25 à 1,7 | 1,2 à 1,4 | 1,4 à 1,7 |
Densité apparente | 1,40 à 1,55 | 0,45 à 0,55 | 0,65 à 0,75 |
Densité réelle | 2,55 | 1,75 | 1,32 |
Porosité (%) | 35 à 45 | 70 à 75 | 42 à 50 |
Friabilité (perte en poids à l'attrition 750 coups) % | 6 | 7 | 20 |
La friabilité après 750 coups est jugée :
— très bonne : entre 6 et 10 % de perte en poids,
— bonne : entre 10 et 15 % de perte en poids,
— médiocre : entre 15 et 20 % de perte en poids,
— à rejeter : au-delà de 20 % de perte en poids.
Critères de choix
Filtration bicouche (figure 4)
Le choix pourra s’orienter sur une floculation sur filtre bicouche sable-anthracite ou sable-ponce dès lors que l'eau ne dépassera pas l'une ou plusieurs des valeurs suivantes :
— teneur en matières en suspension supérieure à 15 mg/l,
— turbidité supérieure en permanence à 25 JTU,
— couleur supérieure à 20 mg/l Co-Pt,
— oxydabilité au KMnO₄ en milieu acide supérieure à 5 mg/l,
— pouvoir colmatant mesuré au colmatomètre Beaudrey supérieur à 4 l",
— dose de coagulant au jar-test supérieure à 40 g/m³.
Les principaux avantages par rapport au monocouche sont :
— une capacité supérieure de rétention de matières ;
— une montée en pression progressive avec des durées de cycles supérieures ;
— un meilleur comportement face à des variations brusques de qualité d'eau, notamment en ce qui concerne un accroissement du pouvoir colmatant.
Les principaux inconvénients sont :
— la nécessité de reclasser les couches après lavage (d'où une hauteur de filtre disponible à cet effet) et des équipements de lavage capables d’assurer des débits d'eau plus élevés (50 à 60 m³/h par m² de filtre selon les cas),
— des séquences de lavage plus nombreuses (abaissement du plan d'eau, brassage à l'air puis à l'air et à l'eau, rinçage et reclassement à l'eau),
— la perte de matériau par attrition (friabilité élevée), en cas d'utilisation de l'anthracite.
Filtration sur sable (figures 5, 6, 7)
Le choix d'une floculation sur filtre à sable devrait se limiter aux eaux dont les principales caractéristiques suivantes sont respectées :
— teneur en MES inférieure à 10 mg/l,
— turbidité inférieure à 15 JTU,
— couleur inférieure à 20 mg/l Co-Pt,
— oxydabilité au KMnO₄ en milieu acide inférieure à 4 mg/l,
— pouvoir colmatant inférieur à 2 l",
— dose de coagulant au jar-test inférieure à 40 g/m³.
Ses principaux avantages par rapport au bicouche sont de plusieurs sortes :
— pas de nécessité de réserver une hauteur de filtre au reclassement du matériau ;
— pertes négligeables en sable ;
— équipements moins puissants pour le lavage (débit d'eau maximum 20 m³/h par m² de filtre) ;
— consommation d'eau de lavage moindre.
Les principaux inconvénients sont :
— la nécessité d'une eau de qualité moyenne peu chargée et relativement constante pour conserver les performances ;
— le colmatage en surface du lit, avec durée de cycle réduite par une montée rapide en pression.
CONCLUSION
Si la floculation sur filtre paraît très séduisante par rapport à une filière classique, du fait que le décanteur disparaît de l'investissement, il faut bien se garder de la mettre en œuvre sans vérification de ses limites et principalement celles liées à la couleur et au pouvoir colmatant de l'eau à traiter.