Pratique ancienne, la fertilisation des terres agricoles avec des boues urbaines est devenue objet de débat qui n?est pas sans lien avec les crises alimentaires des années 90. Le ministère de l'écologie et les Agences de l'eau, continuent à recommander cette pratique, tout en étant conscients des progrès qui restent à faire pour rassurer tous les acteurs.
Agence de l’eau Rhône-Méditerranée & Corse
Que devient le million de tonnes de boues brutes, produites chaque année par les stations d'épuration des collectivités du bassin Rhône-Méditerranée & Corse ? Actuellement, ces boues, qui quittent les stations après avoir été analysées et déshydratées, connaissent trois principales destinations. L'incinération, dans 30 % des cas, et la mise en décharge, pour 31 %, tendent à augmenter tandis que l'épandage en agriculture (39 %) voit sa proportion stagner, surtout depuis la fin des années 90. Quand elles ne vont pas à l'agriculture, les boues sont par exemple utilisées pour la revégétalisation de pistes de ski ou la revégétalisation de décharges ou de talus routiers. Mais de telles solutions restent évidemment “à la marge”. Les difficultés de la filière d’épandage, couplées à l’augmentation régulière de la production de boues et l'interdiction de leur mise en décharge au 1er juillet 2002, inquiètent le ministère de l'Environnement. Entre 1995 et 2000, en liaison avec les Agences de l’Eau, l’ADEME, le Conseil Supérieur d'Hygiène publique de France et le CNRS, le ministère multiplie les études environnementales, sanitaires et même sociologiques. L'utilisation des boues en agriculture est, rappelle-t-il, une “pratique ancienne”, reconnue et encadrée par les pouvoirs publics, soutenue par les Agences de l'eau, qui estiment qu'elle reste “la seule filière de gestion durable”. Pourquoi alors cette réticence, récente, provenant surtout des industries agroalimentaires et de la grande distribution ?
Un sujet hypersensible
La réponse est d'autant moins évidente que les prises de position se sont multipliées depuis le milieu des années 90. Les collectivités, qui longtemps n'ont eu pour princi-
d'autres interlocuteurs que les agriculteurs, doivent désormais composer avec les associations de riverains ou environnementalistes. Ces dernières redoutent les nuisances olfactives, sinon un éventuel impact écologique de l'épandage sur les sols. Aucun accident de pollution par des boues urbaines n’a jamais été relevé et pourtant les boues ont souvent une image négative. Christian Bardin, qui a porté la double casquette d'élu local et de responsable à la Coopérative Agricole Dauphinoise, près de Vienne, en a fait l'expérience : « Le dossier boues, c'est 2 % d'analyse objective et 98 % d'irrationnel. Tant que les boues seront considérées juridiquement comme un déchet, on restera dans le domaine de la précaution ».
De leur côté, industrie agroalimentaire et grande distribution, soucieux de se construire une image commerciale sur des pratiques de qualité et prétextant les précédentes crises de confiance alimentaire, tentent d’imposer à leurs fournisseurs des cahiers des charges stricts, interdisant, selon les cultures, tout apport de boues de STEP. En Bourgogne, pour Michel Duvernois, le directeur général de la coopérative Beaune-Verdun (1 500 agriculteurs adhérents), les marges de manœuvre sont réduites : « Nous avons un rôle de commercialisation de nos produits : céréales, oléagineux, légumes, viticulture. Notre activité est “tracée” à 98 % et nous devons tenir compte des exigences des filières ».
Autoriser l'utilisation des boues dans un cadre sécurisé
« Nous réfléchissons, avec nos adhérents, à un système sécurisé » continue Michel Duvernois. « Il y a trois ans, nous voulions deux garanties : la mise en place d’un fond de garanties qui puisse être mobilisé pour indemniser les agriculteurs en cas de problème, par exemple la présence de résidus polluants accumulés dans le long terme ; ensuite, une communication vers le grand public qui mette en évidence l'intérêt agricole et environnemental de l'épandage des boues. Comme aucun de ces points n'est validé, nous n'avons pas fait la promotion des boues, rappelant nos réticences à nos adhérents ».
Depuis six mois, pourtant, sa coopérative révise son analyse : « On assiste localement à un développement des améliorations techniques. Elles concernent notamment le chaulage et le compostage des boues, la traçabilité, la sélectivité des produits ou encore l'émergence d’une démarche qualité. Nous réfléchissons donc, avec nos adhérents, à un système sécurisé ».
Des agriculteurs convaincus de l’intérêt du produit
En attendant, certaines coopératives n'hésitent pas à pénaliser les agriculteurs utilisateurs de boues, quitte à les exclure du label AOC – ce qu'interdit pourtant le ministère de l'agriculture. Philippe Canard, éleveur de bœufs charolais en Saône-et-Loire, a connu ce cas. Convaincu de la fiabilité de la station d'épuration du Creusot-Montceau-les-Mines, il utilise ses boues depuis 1992. Pour lui, tout est affaire de contexte local.
« Je respecte un protocole précis et contraignant.
Je suis sûr de la qualité de ces boues et de leur intérêt pour l'environnement. Je ne vois pas pourquoi il faudrait les interdire dans la région : nous avons ici une sécurité maximale. Même la représentante locale de l'UFC-Que Choisir a dit publiquement qu'elle ne s'y opposait pas ».
Groupe national boues
« Tout l'enjeu, c'est de poser des garanties ». En 1998, les ministères de l'environnement, de l'agriculture et de la santé ont renforcé la réglementation (voir encadré). Pour rendre plus explicite la valeur ajoutée des boues urbaines, ils ont constitué dans la foulée un groupe national boues avec tous les acteurs concernés. À charge pour lui de jeter les bases d'un accord-cadre et de communiquer sur les bonnes pratiques en épandage. Le ministère de l’Écologie a dernièrement relancé la réflexion sur la mise au point d’un fond national de garanties qui couvrirrait les risques de pollution des sols. En Allemagne, un fonds national existe depuis 1999. Les collectivités souscrivent au fonds à raison de 10 €/tonne de matière sèche de boues épandue. Ce fond n’a jamais été sollicité en cinq ans de fonctionnement, aucune pollution due à un épandage de boues n’ayant été constatée.
Qu’en pensent les citoyens ?
Le ministère a organisé en novembre 2003 une conférence citoyenne « Quel devenir pour les boues issues des stations d’épuration urbaines ? » Quinze citoyens ont donc été choisis parmi la population, formés et confrontés aux experts représentant les intervenants des trois filières principales : épandage, mise en décharge et incinération. Les citoyens ont ensuite été invités à se pronon-
cer sur la question du devenir des boues (rapport disponible sur le site du ministère de l’écologie www.environnement.gouv.fr).
L’épandage : une pratique convenable qu’il faut continuer d’améliorer
Leur conclusion générale est que l’on ne peut privilégier un mode d’évacuation plutôt qu’un autre, tout étant fonction du contexte local (géographie, acteurs, contraintes financières, etc.). Toutefois, à long terme, il convient de développer un épandage hygiénisé quand cela est possible, afin de faire des boues d’épandage les plus fertilisantes, les plus efficaces et acceptables possibles.
Il est important à ce titre de demander à l’industrie agroalimentaire de clarifier une fois pour toutes sa position au sujet des produits cultivés sur des terres ayant subi un épandage.
L’incinération : plutôt sur les grandes agglomérations
Parallèlement, il faudra privilégier dans les grandes agglomérations le recours à l’incinération.
Deux points forts émergent de leurs recommandations. En premier lieu, renforcer la communication vers le grand public pour une meilleure information et une meilleure prévention des rejets au réseau. Par exemple en organisant une grande campagne sur la problématique des déchets issus du traitement des eaux. En second lieu, renforcer les contrôles de l’État à la fois sur les filières d’épandage de boues et sur les fumées émanant des incinérateurs.
Enfin, les citoyens ont fait des recommandations techniques : bâtir des ouvrages de stockage de boues sur les stations d’épuration, labourer après épandage pour limiter les odeurs, valoriser les cendres résultant de l’incinération… Une conférence à Paris s’est tenue le 16 décembre pour communiquer sur cette opération, lors du colloque de restitution sur la réforme de la politique de l’eau.
Il faut communiquer à tous les échelons
Si la question de « l’évacuation des boues domestiques est un problème politique, qui doit faire l’objet d’une décision publique », une bonne information doit également être organisée au niveau local. En effet, l’essentiel de la population ignore ce que deviennent les eaux usées. 80 % des Français imaginent même qu’elles sont recyclées en eau potable ! Il est donc plus qu’urgent d’enseigner aux citoyens les bases de l’assainissement.
Certains élus se sont attelés à cette tâche en diffusant à leurs habitants des plaquettes d’information sur leur station d’épuration et le recyclage de leurs boues. Autre exemple de pédagogie, la chambre d’agriculture de Saône-et-Loire met à disposition des maires et des écoles une exposition itinérante « Quand l’eau devient la boue ».
L’échelon départemental est également propice au choix des filières et à la communication. En effet, les plans départementaux d’élimination des déchets doivent proposer aux collectivités des solutions d’évacuation des boues. Le Conseil général du Jura a fait réaliser une étude en ce sens, en partenariat avec l’Agence de l’eau RM&C, qui a conclu à la nécessité de construire deux nouveaux centres de compostage des boues. Cette réflexion a été l’occasion d’organiser plusieurs réunions publiques et d’engager des discussions avec les représentants locaux des coopératives et de la grande distribution, qui restent le dernier maillon de résistance à l’épandage des boues.
Les aides de l’Agence de l’eau RM&C favorisent le recyclage
La nouvelle politique d’aide de l’Agence de l’eau RM&C va-t-elle améliorer l’image des boues ? L’Agence de l’eau a renforcé ses mesures en faveur du recyclage, qu’il s’agisse d’encourager de nouvelles filières de traitement pour améliorer la qualité et l’image des boues (par compostage, séchage…) ou de diversifier les utilisations (revégétalisation). Ses interventions concernent les aides à l’investissement pour le traitement des boues dans les STEP (jusqu’à 30 % de la dépense) ou dans des installations collectives (compostage, séchage, incinération), réalisées à l’initiative des maîtres d’ouvrage dans le cadre d’une coopération intercommunale. Elle propose aussi des aides au fonctionnement pour le traitement des boues dans des installations externes conventionnées, ainsi qu’une bonification de l’aide au bon fonctionnement (ABF) pour les collectivités utilisant les filières d’épandage. Un coup de pouce utile, mais qui ne remplace pas l’importance des partenariats locaux.
Les Missions d’Expertise et de Suivi des Épandages (MESE), assurées par les chambres d’agriculture et financées par l’Agence de l’eau, sont justement un moyen de sécuriser les filières d’épandage à l’échelon local et de relancer le dialogue entre les nombreux partenaires de cette filière. Si la filière de recyclage a un avenir, il passe nécessairement par l’amélioration de la qualité des produits recyclés, par une communication positive et par l’application d’un contrôle sans failles. La mise en œuvre d’une véritable politique « produit », avec l’homologation à la clef, est une solution d’avenir.
La parution prochaine d’une norme sur les composts de boues va également dans le bon sens, puisqu’elle permettra aux producteurs fabriquant un compost de qualité de le mettre sur le marché.