Président de l'Union nationale des Fédérations de pêche et de pisciculture de France
À la suite des événements que nous vivons dans le Rhin, après ceux que nous avons vécus naturellement sur le Rhône et dans le département de notre vice-président Pierre Brunet, le Lot, nous devons à nouveau exprimer notre désarroi, notre impuissance et les réactions qu’elles provoquent.
Après les « réflexions sur les pollutions accidentelles » exprimées l’an dernier en pareille occasion, il est du devoir des pêcheurs, de pêcheurs résolus, écologistes avant l’heure, écologistes de constats de terrain, à l’image de l’excellent film de M. et Mme Maurel sur l’eau, de tirer une fois encore et plus violemment la sonnette d’alarme ! Car la transformation de la nature en dépotoir symbolise le cours actuel de la civilisation dite de technologie. L’homme occupe l’ensemble du territoire, en dispose librement, l’aménage, l’adapte, le transforme au fur et à mesure de son expansion économique, c’est-à-dire de ses besoins individualistes et égoïstes de jouissance et de bonheur trop souvent sophistiqués et faciles. Notre conception positiviste de l’univers a fait faillite. Notre monde civilisé porte en lui son véritable carcan ; les meilleurs de nos chercheurs et de nos savants étouffent dans le monde conceptuel que certains de nos puissants ont créé, avec in fine, comme résultante chaque année, deux fois plus de suicidés que de morts sur les routes.
Après en avoir parfaite conscience, faisons ensemble appel à la raison ; cette raison qui doit faire en sorte que notre planète, patrimoine indivis, soit gérée grâce à l’écologie, par l’ensemble de ses habitants, hors de toute compromission idéologique et de dominantes politiques... Mais trop nombreux encore sont ceux qui se posent la question : qu’est-ce, au vrai, que l’écologie ? La racine du mot est la même que la racine du mot « économie ». Si l’économie est la science du rendement, l’art de la gestion, l’écologie est l’étude des milieux où vivent et se reproduisent des êtres vivants, ainsi que l’étude du rapport de ces êtres avec le milieu. Comment, dans ces conditions, ne pas concevoir que l’économie de l’avenir n’aura d’autres supports que dans la parfaite connaissance des données de fait que lui apportera l’écologie ?
Science expérimentale parfaite, et parfaitement définie, l’écologie n’est pas une construction idéologique de l’homme, ni un concept de son esprit ; elle échappe à toute étreinte extérieure, à toute tentative de domination. Les faits naturels qui déterminent la loi de la biosphère sont ses seules et uniques limites ; c’est dans ces limites et seulement en elles que se retrouvent intacts les principes mêmes d’une civilisation.
La truite, dans toute son entité, est, dans la plénitude de sa valeur, l’être vivant occupant une véritable niche écologique, place définie et heureuse dans la communauté biotique. Au sein de cette communauté, l’arbre occupe une niche du même ordre. La bactérie aussi a sa niche écologique dans un milieu humique du couvert végétal ; le milieu, la forêt, la rivière constituent les ensembles au sein desquels s’établissent des échanges constants entre éléments de vie, dans un complexe de réactions précises et d’intérêts réciproques naturellement conçus pour la conservation et la reproduction de la vie. Ces ensembles, ces cosmos biologiques, constituent ce que l’on appelle des écosystèmes. L’ensemble de ces écosystèmes permet de dégager les lois générales qui pourront, demain, sauvegarder la biosphère. Malheureusement, économistes et spécialistes de technologie n’ont pas conscience de l’urgence de la question, sans parler de l’homme lui-même ignorant, inconscient, parfois même au niveau de nos gouvernants.
À l’homme actuel, rien d’impossible, techniquement. Soyouz, Apollo, en sont des démonstrations ; de même, creuser un tunnel sous la Manche, réchauffer la banquise de l’Océan Arctique, détourner le Gulf Stream de son trajet, créer un nouveau courant marin chaud en Sibérie, sont des hypothèses plausibles et réalisables (même si, à l’expérience, ces objectifs se retournent contre leur auteur : tel le barrage d’Assouan qui prive désormais l’économie égyptienne du fruit de milliers de tonnes de sardines auparavant nourries chaque année par les limons du Nil, et cela par défaut d’étude écologique). Mais si, hors de l’écologie, l’homme atteint un seuil technologique à partir duquel le progrès peut être proportionnel à l’effort déployé, encore convient-il de compter avec le phénomène d’accélération de l’histoire de notre planète, phénomène inquiétant et de nature à nous rendre très circonspects.
Moyenne de la vie humaine : 40 ans jusqu’en 1900, 70 ans en 1980... L’évolution démographique de la planète passe outrancièrement les prévisions des experts... un milliard d’individus en 1900, 4 milliards et demi aujourd’hui, 7 dans dix ans, 15 sans doute en l’an 2050, avec ce que cela comportera d’efforts non pour vivre mais pour survivre. Car nous en sommes déjà dans les rues de Tokyo à l’indispensable oxygénation de l’agent préposé à la circulation, ainsi qu’aux inhalations d’oxygène dans les établissements publics et dans les grands magasins ; et cela pendant que le smog âcre, jaune, opaque, plane sur ces ineptes concentrations urbaines qui reçoivent du ciel, de l’homme, par tonnes, la crasse quotidienne de leurs déchets ! Notre technologie nous permet d’atteindre les plus hautes cimes et, ô paradoxe, dans le même temps, immobiles et inertes, nous sommes incapables d’organiser notre vie ; nous abandonnons le milieu rural oxygéné pour subir cette concentration urbaine dans laquelle se complète une certaine forme de jouissance animale...
Notre culture sert, non une conception écologique de notre environnement et de son déterminisme, mais d’innombrables préceptes de pression et de slogans. Ainsi l’homme constate ses échecs et en arrive — comme dans certaines grandes villes
des États-Unis — à admettre que s’installent la violence et le crime en maîtres absolus. Alors, la tour de nos ambitions monterait-elle moins vite que celle de nos détritus ? Sommes-nous dans le tourbillon de l’Apocalypse ? À la minute où je vous parle, deux hectares du sol américain disparaissent sous le macadam, ou le béton, pour faire face aux besoins de l’homme, de son plaisir, de son développement urbain ; et aux principes erronés d’un mode de vie aux besoins scientifiquement organisés pour qu’ils soient croissants... Les grandes agglomérations s’étendent comme des crapauds géants, répandant leur poison destructeur, de plus en plus grands... C’est ici même que l’écologie prend sa vraie place ! Habitants des villes, habitants des campagnes, tous doivent se comprendre dans un ensemble naturel, la biosphère ; c’est là un véritable problème scientifique autant que politique. On tremble à la pensée de ce que peut être demain si les puissants de ce monde, nantis des fruits de nos connaissances technologiques et scientifiques, utilisaient soudain les stocks de moyens de destruction dont ils disposent, qu’ils accumulent à loisir ! Et nous en avons eu un tout petit exemple avec les usines Sandoz qui, sur des centaines d’hectares ont accumulé toutes sortes de produits chimiques aux interactions imprévisibles et toxiques, en toute liberté, sans préventions, sans respects ni contraintes.
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L’homme est-il devenu fou ? Et va-t-il être « fait comme un rat ? ».
C’est à ce stade même de l'interrogation que l’écologie doit nous donner des raisons d’espérer, parce que, justement, elle n’est pas une science fondamentale créée de toutes pièces par cet accident qu’est l’homme sur la planète, mais parce qu’elle est bien une science expérimentale et d’essence naturelle. Nous avons essayé, nous essayons, pour notre humble part, d’intervenir, de préconiser l’enseignement, l’éducation et la pratique de cette science dès l’école primaire. Nous avons créé 300 écoles de pêche au sein de nos fédérations. Il convient toutefois que nous ne soyons plus des minorités. Il convient à l’ensemble des individus de la France et d’ailleurs de préparer la génération à venir à une meilleure pratique de l’écologie, de sensibiliser le grand public, afin qu’il soit définitivement admis par les esprits, que de la recherche sur les écosystèmes dépendent le maintien du bien-être de l’homme et sa survie.
Au moment où le nouveau plan met l'accent sur les besoins de croissances et d’industrialisations complémentaires, il est indispensable que le ministère de l’Environnement réunisse Industrie, Agriculture, Santé publique, Intérieur, etc., afin de connaître parfaitement et fondamentalement tous les problèmes présents et à venir posés par la pollution, toutes les pollutions de l’eau, de la mer, de la terre, avec la cohorte des destructions qui les accompagne.
En 1973, M. Poujade s’était donné dix ans pour mettre en place les structures d’une sauvegarde de l’homme et de son milieu. Les résultats ne sont malheureusement pas ceux qu’il attendait, que nous attendions. Dans le droit fil de ses pensées et de celles que nous venons d’exprimer, continuons à nous battre afin de préserver, de protéger, afin aussi que l'homme cesse de jouer avec le feu, cesse de se comporter en apprenti sorcier.