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La rupture du barrage de Bouzey : une catastrophe très prévisible...

28 juillet 2016 Paru dans le N°393 à la page 113 ( mots)
Rédigé par : Marc MAUDUIT

Construit pour alimenter le canal de l’Est, le barrage de Bouzey présente cette particularité d’avoir subi deux accidents successifs avant même sa mise en service. Mal réparé après avoir été mal conçu et mal construit, il cède le 27 avril 1895, causant la mort de 87 personnes. Retour sur une catastrophe très prévisible qui a marqué les esprits en matière de rupture de barrages.

Négligence pour les uns, conflit d’intérêts pour les autres, la catastrophe de Bouzey peut être imputée à de nombreux facteurs. Mais pourquoi une retenue à cet endroit ? La guerre de 1870, avec comme conséquence l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne, a coupé l’axe de communication fluviale nord-sud. Il devient nécessaire de construire une nouvelle voie navigable. Ce sera chose faite entre les années 1873 et 1880 avec la construction du Canal de l’Est. Mais le canal traverse le lieudit « les Faucilles » avec une pente en aval et une autre en amont. Il y a donc besoin d’une grande quantité d’eau pour compenser la perte produite à chaque passage dans une écluse. Il s’avère indispensable de créer au point le plus haut du parcours une réserve d’eau, également chargée d’alimenter le canal. Le village de Chaumousey, proche de ce point le plus haut, et le lieu-dit « Bouzey » paraissent tout indiqués. L’Avière, déjà grossie par d’autres rus, serpente à cet endroit. Le barrage fermant la vallée retiendra 7 millions de mètres-cubes d’eau sur une surface de 125 hectares.

Ainsi, de 1877 à 1882, sur les plans de Pugnières et Cahen, un barrage est édifié sur la vallée de l’Avière. Il se compose d’un gros et haut mur de 432 mètres visibles, haut de 22 mètres, large de 4 mètres à son sommet et de 5,60 mètres au niveau du sol. Mais il s’élève sur un terrain composé de grès poreux, propice aux infiltrations.

En 1880, d’importantes fuites sont mises en évidence sous l’ouvrage, alors que la mise en eau commence à peine. Le 13 mars 1884, alors que l’eau n’a pas atteint son niveau maximal, des fissures déforment déjà la construction. Sur 150 mètres de longueur, le barrage prend une courbure d’une trentaine de centimètres… On tente de colmater la brèche en y injectant du mortier. Peine

[Photo : Vue du barrage de Bouzey avant la catastrophe. La photo a été prise par Paul Koeppelin le 17 avril 1895, huit jours seulement avant la rupture.]
[Photo : Le 25 avril 1895 à 5h15 du matin, c’est la catastrophe. Le barrage cède sur une longueur de 150 mètres libérant une masse d’eau de près de 7 millions de m³.]

Perdue. Alors, on se contente de coins de bois recouverts de ciment. Une réponse nettement insuffisante qui ne tardera pas à avoir de graves conséquences. Car le diagnostic révèle en fait de sérieux dégâts. Les spécialistes préconisent d'importants travaux, et en urgence. Mais un seul des ingénieurs des Ponts et Chaussées, Guillemain, s'oppose à l’opinion dominante sur la nature des travaux à réaliser. « Je crois que vous aurez bien de la peine à reprendre en sous-œuvre un édifice de ce genre et, pas plus que par le passé, je ne suis partisan d’un grand remblai en aval appelé, suivant moi, à masquer le mal plutôt que d’y remédier », écrit-il au service de la Navigation du Canal de l'Est. L’avertissement restera lettre morte.

Une rupture inévitable

À 5 h 15, ce 25 avril 1895, une formidable détonation retentit dans la vallée de l'Avière. C'est la catastrophe. Le barrage cède sur une longueur de 150 mètres, libérant une masse d’eau de près de 7 millions de m³. Le chanoine Michel, curé de Chaumousey, décrit un spectacle d'apocalypse : « C’étaient des vagues qui se ruaient, furieuses, les unes sur les autres, et qui, dans leur course folle, charriaient et rejetaient des planches, des poutres, des meubles. (...). Très vite, des cris épouvantables de détresse se sont fait entendre de toutes parts ».

Au lever du jour, c’est la désolation, comme le décrira L’Illustration du mois de mai 1895. Toute personne qui arrive à Bouzey pour la première fois éprouve d'abord un certain étonnement. La destruction est si complète qu’on ne peut se figurer qu’il y a quelques jours à peine se trouvaient là des habitations. Il n’y a plus rien, et ce qui était Bouzey n’apparaît plus que comme le fond d'un étang qui achève de se vider.

Le réservoir qui était destiné à alimenter le canal de l'Est était formé par un barrage de maçonnerie de 500 mètres de longueur, haut de 22 mètres, de 4 mètres de largeur en haut et de près de 20 mètres à la base. Auprès de la digue s'étendait une sorte de jardin pittoresque en partie occupé par un établissement de pisciculture. Deux ou trois maisons ou restaurants, dix maisons au milieu de bouquets d’arbres formaient le hameau. C’est sur ce joli coin si pittoresque que s'est précipitée la masse de 7 millions de mètres cubes d’eau représentant un poids de 7 milliards de kilos. La digue laisse voir une échancrure de 200 mètres ; des blocs de maçonnerie de plusieurs centaines de tonnes gisent à 300 mètres, entourés des épaves les plus diverses : poutres, briques, arbres brisés, cadavres humains gisent pêle-mêle au milieu des meubles, des vaches et des chevaux noyés (...). À quelques

[Photo : Des blocs de maçonnerie de plusieurs centaines de tonnes gisent à plus de 300 mètres du barrage.]
[Photo : La campagne n’apparaît plus que comme le fond d'un étang qui achève de se vider.]
[Photo : légende : Auprès de la digue s'étendait une sorte de jardin pittoresque en partie occupé par un établissement de pisciculture.]
[Photo : légende : Après la catastrophe, le barrage de Bouzey, devenu digue, sera partiellement reconstruit mais avec une large échancrure en son centre. La trace noire sur la partie droite de la digue indique le niveau de l'eau avant la catastrophe.]

kilomètres plus bas, Uxegney a été fortement éprouvé. L'eau, d’abord retenue par les talus du chemin de fer, s'est étendue ensuite engloutissant tout sur son passage. Une partie du bas du village est renversée, la grue et le pont du chemin de fer sont emportés à 500 mètres. Le torrent, continuant sa course, se précipite sur Domèvre ; en un instant 28 maisons longeant l’Avière sont charriées et 32 personnes disparaissent. Oncourt reçut aussi le choc. L’adjoint, M. Gaillot, après avoir sauvé de la mort plusieurs habitants, est entraîné par le torrent et noyé, victime de son dévouement. Après avoir traversé Frizon où il laisse des traces indélébiles de son passage, le torrent arrive à Nomexy après une course de 15 kilomètres. Là, le talus et un pont du chemin de fer arrêtent un instant les eaux qui s’étalèrent alors dans tout le vaste village de Nomexy, semant la mort et la misère. 8 victimes encore se noyèrent dans leurs habitations. L'eau se fraya vite un passage à travers la voie du chemin de fer et le canal, et se jette dans la Moselle où elle précipite tout ce qu'elle n’a pas semé sur son passage : bois, meubles, cadavres sans nombre.

Une catastrophe sans causes ni responsables

Le bilan définitif de la catastrophe, établi quelques jours plus tard, sera de 87 morts. Très vite, la presse réclame des coupables et les politiques exigent des explications. Mais les ingénieurs, dont plusieurs avaient été décorés pour la construction de l’ouvrage, s’arc-boutent sur leurs plans et leurs calculs. L’institution judiciaire, par la voix du procureur Chouzy, devra finir par reconnaître que l’accusation ne dispose pas d’éléments suffisants. Pas de vérité scientifique sur laquelle puisse s’appuyer une certitude judiciaire. Aucune peine ne sera donc requise et le tribunal, influencé par les brillantes plaidoiries de Raymond Poincaré, alors avocat, rendra un jugement plus que clément : « Ni l'un ni l’autre des prévenus n’a commis le délit d’homicide par imprudence, en conséquence le tribunal les acquitte et les renvoie aux fins de la poursuite sans dépens ». Il faudra beaucoup de temps pour que la catastrophe de Bouzey ne mette en évidence le rôle joué par les sous-pressions (voir encadré), et fasse apparaître la nécessité de réduire la surface d’assise des barrages poids en assurant un meilleur drainage. Et plus encore pour que soit mis en évidence, en plus de ce problème de sous-pression, que le type du barrage édifié à Bouzey n’était pas le bon, que l’endroit était mal choisi, le tracé trop rectiligne, et les matériaux de construction inadaptés...

[Encart : texte : Bouzey ou la mise en évidence des phénomènes de sous-pressions La stabilité des barrages-poids sous l'effet de la poussée de l'eau est assurée par le poids du matériau. Ces ouvrages peuvent être en maçonnerie ou en béton, en maçonnerie hourdée à la chaux pour les plus anciens, en béton compacté au rouleau pour les plus récents. Ce type de barrage convient bien pour des larges vallées reposant sur des fondations rocheuses. Mais les ruptures successives du barrage de Bouzey ont amené les constructeurs à plus de prudence en mettant en évidence le rôle joué par les sous-pressions tant dans les fondations que dans le corps du barrage. C’est à l’occasion de cette rupture que Maurice Levy attira l’attention dans un mémoire à l’Académie des Sciences en date du 5 août 1895 sur le rôle fondamental des sous-pressions. Jusqu’alors, les ingénieurs français croyaient qu’ils pouvaient compter sur la résistance à la traction du mortier. On pensait alors une mécanique où l'eau n’avait pas de place. Or l'eau peut s’infiltrer soit sous la base de l’ouvrage, au contact béton rocher, soit à tous les niveaux à la faveur d’une imperfection de la construction ou d’une fissure accidentelle. Elle allège le poids de l’ouvrage et peut, comme à Bouzey, créer une contrainte de traction qui fissure l’ouvrage et propager cette fissure de l’amont à l’aval. On apprit par la suite à annuler les contraintes de traction en réalisant un parafouille, un rideau d’injection imperméabilisant la fondation, un réseau de drainage et un enduit étanche sur le parement amont.]
[Photo : légende : La rupture du barrage de Bouzey a amené les ingénieurs à plus de prudence en mettant en évidence le rôle joué par les sous-pressions tant dans les fondations que dans le corps du barrage.]
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