Rien ne va plus comme avant, au bon vieux temps des théories du cycle économique répétitif. Partisans et adversaires du libre-échange s'affrontent alors que le trafic interfrontalier des déchets s'accentue, la France devenant un grand réceptacle... Le traitement du problème des déchets passe d'abord par " l'amaigrissement des poubelles ", la re-ingénierie avec motivation et dépoussiérage bureaucratique des entreprises, et l'information scientifique.
Les nouvelles données économiques
Cette fois, plus de rémission, plus de demi-mesures ou d’atermoiements : nous sommes bel et bien mis en demeure de réinventer notre société industrielle. La récession que nous traversons oblige à repenser de fond en comble les données économiques pour une entreprise viable : âpreté de la concurrence (libération des échanges, confirmée par le GATT), exigences de clientèle et de qualité (respect des normes d’innocuité, recyclabilité, traitabilité des objets obsolètes, des résidus et des déchets de fabrication). Parce que le mythe de la stagnation nous hante, on supposait la croissance éternelle. Attendre anxieusement les frémissements d’une reprise de croissance, d’une période favorable semble désormais illusoire à la majorité des économistes. “Ce n’est pas une récession passagère que nous traversons mais une crise, une crise qui n’en finira pas” (J. Champy, CSC-Index – “Révolutionner l’entreprise”, revue L’Express, février 1994).
D’ailleurs, la fameuse théorie des cycles économiques comportant alternance régulière de l’expansion et de la décroissance s’en trouve affinée, voire corrigée. Mais c’est dans cette période de pessimisme, de brisure, de doute, de dépression qu’émergent les éléments de restructuration. L’angoisse actuelle des Français ? Un récent sondage sur les motifs d’inquiétude de nos compatriotes place la pollution et les problèmes d’environnement, avec le chômage, parmi les craintes les plus fréquemment ressenties (figure 1). L’apocalypse de demain, lit-on, nous l’avons forgée de nos propres mains avec la bombe à neutrons, les nitrates de nos légumes, les déchets toxiques, les aérosols pour décapage des fours et notre ADN traficoté sur mesure (G. Charles, “Les peurs de l’an 1000 à l’an 2000”, rubrique de G. Duby, historien – revue L’Express, mars 1994).
L’interprétation nouvelle du rythme économique pourrait nous rassurer sur l’impact de ces deux maux. Si la théorie des “montagnes russes” de Kondratieff paraît désuète (1), l’amplitude des oscillations courtes, plus accusée pendant les périodes de mutation et de crise, nous met dans l’embarras. Il faut maintenant réinventer une forme de capitalisme adaptée à notre époque, donc plus sociable (M. Aglietta, CEPH, et Pr Paris, X, “Les cycles ont-ils fait leur temps ?”, revue Sciences et Avenir, n° 96, 1994).
Cette nouvelle forme de capitalisme trouverait son départ avec le développement des services individuels et collectifs. Un forte politique institutionnelle stimulerait le développement de certains segments porteurs, comme celui de l’environnement, où de nouvelles entreprises créeraient alors des emplois. Une seconde manière de reprendre une dynamique économique serait de favoriser l’innovation technologique. Enfin, la productivité ne serait plus individualisée mais collective, avec une redistribution des revenus fondée sur un sens plus communautaire (en particulier, la rétribution devrait dépendre, avant toute autre considération, de la contribution aux résultats, du succès de l’équipe dont on est membre ou de ceux de l’entreprise dont on fait partie, d’après J. Champy et M. Aglietta déjà cités) (2).
Libre-échange
Évolution économique et protection de l’environnement sont-elles conciliables ? En d’autres termes, l’aplanissement des contraintes imposées au commerce international devient-il...
(1) Il ne s’agirait plus de cycles longs, positifs ou négatifs de croissance, chers aux économistes de l’entre-deux-guerres travaillant sur les données du XIXᵉ siècle, mais plutôt de phases cohérentes, appelées “régimes de croissance”, séparées entre elles par des périodes de transition, agitées et conflictuelles, qui poussent à l’innovation sociale. La notion des cycles, impliquant régularité et répétitivité des phases économiques serait abandonnée.
(2) L’analyse de J.-F. Roquet va aussi dans ce sens de récompenser l’effort : redonner plus de lustre aux initiatives personnelles et individuelles, en faisant la promotion du travail plutôt que l’apologie de l’immobilisme. “Aujourd’hui, quand on cherche à résoudre le problème du chômage, on évoque en priorité son traitement social, les préretraites, la réduction du temps de travail… autant de solutions qui prônent l’inactivité” (J.-F. Roquet, F. Sanchez – “Le Figaro Économique”, février 1994).
bénéfique à l’environnement, en sauvegardant prospérité et liberté du trafic, ou au contraire, cet affranchissement total des échanges nuit-il à la fois à l’environnement et au bien de l’humanité ?
Certains partisans du libre-échange font d’abord remarquer que les questions relatives au respect de la biosphère (effet de serre et préservation des forêts tropicales, destruction de l’ozone stratosphérique) requièrent des solutions coopératives et multilatérales pour être efficaces et équitables (les pays riches pourraient abuser de leur pouvoir économique afin de négocier des protocoles plus sévères aux dépens des pays moins riches). Ces partisans soutiennent que l’importation et l’exportation de procédés antipollution, solutions “zéro-déchets”, éco-bilans et technologies propres, modifiant ou annulant les productions nuisibles, sont les meilleurs atouts dont dispose notre société pour son évolution heureuse (J. Bhagwati, revue Pour la Science, n° 195, janvier 1994) (3).
Mais on risque de ne pas exporter seulement les technologies et l’ingénierie de l’environnement : si la convention de Bâle de 1989 réglemente le transport des déchets d’un pays à l’autre, depuis des années les pays riches ont exporté les résidus les plus dangereux vers les pays pauvres. Bien des États continuent ce trafic très rentable, la réunion de Bâle n’ayant réussi qu’à dénouer les scandales les plus criants : le récent rapport Greenpeace le démontre. Dans les fûts métalliques, les caisses de bois, les sacs de plastique qui partent des usines après production des biens manufacturés, on décèle des boues à métaux lourds, des résidus chlorés, des solvants et des hydrocarbures, voire des déchets hospitaliers. Au contraire, la France n’exporte pas ses déchets, elle en importe : le laxisme encourage silencieusement l’entrée des déchets industriels pour rentabiliser nos centres de traitement collectifs et engranger de précieuses devises. Officiellement reconnue, l’importation se limiterait à 600 kt en 1993, mais Greenpeace l’estime à plus de 1 Mt (F. Monier, “L’affaire des poisons étrangers”, revue L’Express, mars 1994). Greenpeace signale l’existence en France d’une vingtaine de gros importateurs de déchets industriels toxiques, équipés pour les traiter (figure 2). Mais ce travail d’investigation suscite des interrogations sur la gestion des centres collectifs et les moyens de contrôle des 550 inspecteurs de DRIRE (Directions régionales de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement).
Par ailleurs, estime la Commission de Bruxelles, l’élargissement de l’Union européenne par les PECO (Pays d’Europe centrale et orientale) se trouve conditionné par leur mise en conformité aux normes de l’environnement (Forum Europe à Bruxelles “Dépollution de l’Europe de l’Est”, avril 1994). Le développement des PECO dépendrait de leur capacité à passer d’une économie basée sur l’industrie lourde à des formes de production plus propres et plus efficaces. Il conviendrait de réaliser en priorité des investissements à court terme pour l’entretien et la réhabilitation de leurs services publics, l’épuration et la purification des eaux, la gestion des ordures urbaines et l’élimination des déchets industriels dangereux (Y. Paleo-Krassas, Commission de Bruxelles, Fig-ECO, avril 1994). On se met à lorgner “les poubelles des pays de l’Est”.
Économie stationnaire
D’autres économistes restent sceptiques sur l’intérêt du libre-échange, qu’ils considèrent plutôt comme un “commerce international déréglementé”. Ils redoutent d’abord que la croissance n’augmente les coûts environnementaux plus vite que les bénéfices de production eux-mêmes, en fin de compte qu’elle n’appauvrisse et non qu’elle enrichisse parce que les coûts écologiques et sociaux sont sous-estimés avec l’adoption de ce commerce. Aussi, la pollution étant un moyen par lequel les industries diminuent certains frais de production, la tentation est grande pour les industries polluantes de fabriquer des produits dans les pays les plus laxistes, puis de les vendre partout ailleurs. Sans restrictions, le commerce ferait pression sur les pays aux
réglementations strictes pour qu’ils les abaissent. Ainsi sont nés les “maquiladoras”, usines polluantes et frontalières situées entre États-Unis et Mexique, du fait des lacunes législatives locales.
En fait, des réajustements douaniers visant à éliminer les distorsions de la concurrence semblent nécessaires pour protéger l'utilisation des ressources naturelles. La décision d’échanger librement des déchets toxiques se fonde sur une évaluation statistique hasardeuse et il serait plus judicieux de prendre en charge leur coût d’élimination dans leur zone d'origine, au compte de l’entreprise polluante et de la nation sous les lois de laquelle elle opère. Cette politique susciterait la recherche du traitement optimisé des déchets ou des technologies propres adaptées. C’est le concept des partisans de “l'économie stationnaire” (figure 3) où l’économie apparaît comme une donnée composant un écosystème global dans lequel les matières premières sont transformées, et l’énergie convertie en chaleur. Quand la taille de l’économie croît, sa gestion se conforme plus étroitement à celle de l'écosystème. (H. Daly, Banque mondiale, revue “Pour la Science”, n° 195, janvier 1994).
La gestion industrielle reste souvent une énigme pour les PECO comme pour les pays industrialisés : tonnages, cadences de production, composition des déchets sont très mal connus ou volontairement sous-estimés. De même en ce qui concerne leur danger pour l’homme (et non l’animal de laboratoire), leur potentiel toxique spécifique (ou en synergie avec d’autres produits), les effets de leur relargage, leur dissémination dans le sol, les eaux et l’atmosphère. Quant aux déchets urbains, stigmates du gaspillage, plus impressionnants par leur production, il convient d’encourager leur tri préalable. Leur élimination rationnelle ne semble pas être l'incinération, même avec valorisation thermique, ni le recyclage, partiel, aléatoire voire impossible.
La
re-ingénierie des déchets urbains comporterait trois étapes :
- favoriser l'économie en réduisant les pertes, c’est-à-dire supprimer les emballages superflus, interdire strictement les objets jetables, l’équipement non réparable ;
- solliciter les technologies compatibles avec l’écosystème (drainage, dégazage des décharges, dépollution, inertage des déchets spéciaux, éco-processus), ainsi que la promotion des emballages consignables, réutilisables en l’état ainsi que la priorité à donner au bois, aux métaux communs, aux plastiques nobles ;
- généraliser la consignation et la réutilisation des emballages au plan national dans les marchés d’État, favoriser le tri personnalisé à la source de production, diffuser dans l’enseignement une morale civique de l’environnement (Bommensath, CEGOS, C. Guillemin, BRGM, revue “Natures-Sciences-Sociétés”, février 1994).
Principes de ré-ingénierie appliquée
Le Reengineering, défini par ses auteurs, est une remise en cause fondamentale de l’entreprise, avec une redéfinition radicale des processus opérationnels en vue d’obtenir des gains sur les coûts, la qualité, le service et la rapidité (M. Hammer, J. Champy, “Le reengineering”, Ed. Dunod, 1993). Cette nouvelle méthode de management, venue des États-Unis, consiste à remettre en cause l’organisation, afin d’éliminer les gaspillages et le travail sans valeur ajoutée (vérifications, pointages, délais, surveillances internes, recherches technocratiques). Ce livre nous propose un dépoussiérage de la bureaucratie au sein de l’entreprise. Parallèlement, l’informatique scientifique (4) (et non l’informatique de bureau qui consiste à accomplir plus vite les mêmes tâches inutiles) est devenue un facteur de succès des activités de R & D et de fabrication. Par l’usage de logiciels d’application, tous les secteurs d’activité bénéficient de ces apports en modélisation-simulation, statistique, bases de données, drug-design etc. apportant une valeur ajoutée à la marche de l’entreprise et accroissant sa compétitivité (figure 4).
Les collectivités entrent aussi dans la ronde et les Régions développent leurs propres actions novatrices, mieux adaptées au tissu industriel local. Dans chaque Région, une partie du budget est consacrée à la politique industrielle. Au palmarès des Régions “vertes” : le Nord-Ouest, l’Île-de-France, l’Est. Parmi les secteurs tertiaires les plus dynamiques en création d’emplois, on retient l’assainissement, l’enlèvement et la gestion des ordures.
La troisième vague, sur laquelle nous surfons actuellement, façonne une nouvelle manière de travailler, de créer des richesses. L’un des dangers potentiels de cette vague verte est évidemment la naissance d’un hyper-capitalisme vert, où les grandes compagnies accompliraient la dépollution avec le principe “plutôt guérir que prévenir” (C. Guillemin, BRGM). Ne soyons pas trop pessimistes :
l’économie naissante de la troisième vague ignore les frontières et forme de vastes alliances transnationales, une sorte d’archipel High-Tech constamment en mouvement. L’essor de notre civilisation tient à ce système mondial et complexe (A. Toffler, “La troisième vague”, revue L’Express, mars 1994).
(4) L'informatique scientifique s’impose peu à peu dans les prix de revient. Son importance supplante celle des intérêts usuels : main-d’œuvre peu rémunérée, matières premières disponibles, ressources illimitées et naturelles, éléments du coût minimal que pouvaient s’offrir nos partenaires de première et seconde vague. Ainsi Ford Motors vient de transférer aux États-Unis une usine brésilienne, malgré la faible rémunération des employés locaux (10 % des salaires américains) parce qu’une commande nécessitait six mois de délai, exécutée en six semaines aux États-Unis.