La rareté de l'eau dépend principalement de coûts sociaux, économiques et écologiques induits par ses différents usages. Le caractère administratif et centralisé de la politique de l'eau peut se révéler contraignant pour la gestion d'une ressource locale. La gestion de la rareté de la ressource hydrique dans un contexte de changement climatique implique une responsabilisation sociale et politique des usagers. Elle exige également la promotion de l'éthique de l'eau dans le cadre d'une approche holistique intégrée qui attribue à l'eau une place de choix vis-à-vis des autres politiques publiques.
La conception de l’eau comme une ressource rare et vulnérable est l’un des principes adoptés à la conférence internationale sur l’eau et l’environnement tenue à Dublin en 1992. La gestion de cette rareté constitue désormais « le défi du XXIᵉ siècle » (FAO 2007). Nous pensons que, pour relever le défi souligné par la FAO, l’humanité doit s’attaquer aux causes profondes de la rareté. Dédié à l’éclairage du problème posé, cet article commence par mettre en évidence l’incapacité de l’approche hydrologique à rendre compte de la rareté pour identifier, à travers l’expérience du Maroc, la responsabilité des choix économiques, sociaux et politiques qui ont contribué à l’émergence du phénomène dans le contexte hydrologique du pays, marqué par la faiblesse et l’inégale répartition des précipitations (voir annexe 18).
Contexte du dernier quart du vingtième siècle.
Les limites de l’approche hydrologique de la rareté de l’eau
La rareté de l’eau peut être définie comme « une situation de déséquilibre en eau à long terme, provoquée par la demande en eau dépassant le niveau des ressources en eau disponible ».¹ Elle est mesurée par les indicateurs des ressources par habitant et de pressions sur les ressources mis au point, à partir des années 1980, par l’hydrologue suédoise Malin Falkenmark, pour quantifier les disponibilités et les prélèvements d’eau. Ces indicateurs déterminent des situations de stress (« tension ») ou de « pénurie » hydrique. Il convient à présent de s’interroger sur la signification et la pertinence de ces indicateurs pour en apprécier la portée et les limites.
Les indicateurs des ressources par habitant et d’indice d’exploitation
Ces deux indicateurs, généralement calculés à l’échelle d’une nation, sont utilisés actuellement.
¹ Il est à noter que les spécialistes s’accordent pour dire qu’il n’y a pas de définition acceptée communément pour la rareté de la ressource. Cette définition est donnée par la Commission européenne : « Faire face aux problèmes de rareté de la ressource en eau et de sécheresse dans l’Union européenne – analyse d’impacts », SEC (2007), p. 6.
Tableau 1 : Ressource en eau/habitant au Maroc et dans certains pays du bassin méditerranéen en 1995 et en 2025 (Population en millions, eau en m³/personne)
Pays | Population 1995 | Eau/personne 1995 | Population 2025 | Eau/personne 2025 |
---|---|---|---|---|
Palestine | 5,5 | 389 | 8 | 270 |
Jordanie | 5,4 | 318 | 11,9 | 144 |
Égypte | 62,1 | 936 | 95,8 | 607 |
Libye | 5,4 | 111 | 12,9 | 47 |
Tunisie | 9 | 434 | 13,5 | 288 |
Algérie | 28,1 | 527 | 47,3 | 313 |
Maroc | 26,5 | 1 131 | 39,9 | 751 |
Source : Margat & Vallée – L’eau. Éditions Sullisser, Paris, 2000
Le ratio de ressource en eau par habitant
Le ratio de ressources en eau par habitant compare les ressources renouvelables (réduites à leur dimension quantitative de flux moyen) à la population totale (considérée comme le principal facteur de demande d’eau pour toute utilisation) à une date donnée. Il est utilisé pour mesurer l’abondance ou la rareté relative des ressources en eau d’un pays et permet de déterminer des seuils de « tensions » (water stress) ou de « pénurie absolue » (water scarcity).
Dans cette optique, le Plan Bleu distingue trois seuils correspondant à trois situations hydriques :
• Le seuil de 1 700 m³/habitant/an est la limite au-dessous de laquelle les pénuries sont locales et temporaires. Il constitue un indicateur couramment utilisé pour qualifier la situation des différents pays et détecter les problèmes actuels et futurs en matière d’eau ;
• Le seuil de « tension » correspond à la situation dans laquelle le ratio est en dessous de 1 000 m³/habitant/an. Le développement économique d’un pays, la santé et le bien-être de sa population sont affectés par la pénurie ;
• Le seuil de « pénurie absolue » se situe en dessous de 500 m³/habitant/an, les disponibilités devenant des contraintes majeures à la vie.
Au Maroc, le ratio de ressource en eau par habitant est passé de 1 200 à 950 m³ durant la décennie 1990-2000. Il se situerait autour de 750 m³ au tournant du premier quart du XXIᵉ siècle si le taux de croissance de la population se maintenait. Toutefois à première vue, le contexte hydrologique marocain reste relativement favorable par rapport à celui qui prévaut dans les autres pays maghrébins et du Moyen-Orient. Comme l’indique le tableau 1, le Maroc resterait mieux loti.
Les données du tableau 1 montrent que les pays de l’Est et du Sud de la Méditerranée connaissent déjà des stress hydrique et sont désormais confrontés à tous les enjeux et défis liés à l’eau.
L’indice d’exploitation
L’indice d’exploitation mesure la pression humaine sur les ressources en eau. Il est calculé par le rapport entre la somme des prélèvements en eau au flux moyen global des ressources annuelles renouvelables d’un pays. Ainsi, un indice d’exploitation dépassant 20 à 25 % est généralement considéré comme révélateur de tensions déjà appréciables, au moins dans certaines régions, y compris au niveau des qualités des eaux, puisque les réseaux d’usage des eaux croissent avec les prélèvements. Au-delà de 50 %, une gestion rationnelle de la ressource s’impose, et au-dessus de 50 % ce sont des macro-indicateurs d’opportunité pour une gestion plus collective et volontariste des eaux, notamment pour une gestion plus économe des utilisateurs et des demandes en eau.
En 1990, l’indice d’exploitation se situait à 32 % pour l’Algérie, 39 % pour le Maroc, 71 % pour la Tunisie et 64 % pour la Libye (prélèvements des ressources non renouvelables). Au début de la décennie 2000, l’indice d’exploitation du Maroc a atteint un seuil critique avec des prélèvements qui représentent plus de 61 % des ressources renouvelables.
Selon J. Margat, un indice d’exploitation qui dépasse 100 % ne signifie pas automatiquement une surexploitation des ressources renouvelables pour au moins deux raisons :
1. La première a trait aux réutilisations successives d’un même volume d’eau dans un espace vaste à réseau hydrographique actif : une ressource peut être mobilisée et réutilisée plusieurs fois du fait de son caractère mobile ;
2. La seconde se rapporte aux prélèvements sur les ressources non renouvelables non prises en compte dans le dénominateur du ratio, ceux-ci font croître l’indice d’exploitation sans que les ressources renouvelables soient sérieusement affectées.
En résumé, le tableau 2 illustre, à partir des indicateurs des ressources par habitant et des pressions sur les ressources, les seuils conventionnels, délimitant des classes caractéristiques des situations de « tension » ou de « pénurie ».
Les limites des indicateurs de la rareté
Selon les experts (J. Margat, R. Armbregi), la démarche méthodologique adoptée pour mesurer la situation hydrique est approximative, voire imprécise puisque les indicateurs utilisés à cette fin sont entachés d’ambiguïtés et d’incertitudes diverses qui réduisent leur portée analytique. Les limites des indicateurs de la rareté de l’eau tiennent à plusieurs considérations : le raisonnement en termes de flux moyens d’eau d’un pays est très peu significatif, surtout lorsqu’il s’agit de pays assez étendus aux conditions climatiques et hydrologiques contrastées ayant des populations très inégalement réparties. On estime qu’un indicateur calculé par pays entier est trop global et agrégé ; il peut masquer des situations internes contrastées et ne peut comparer valablement entre eux des pays ou régions à conditions climatiques, hydrologiques et socio-économiques très différentes.
Tableau 2 : Situations de tension et de pénurie hydriques
Indicateur | Unité | Pauvreté en eau (tension), water stress | Pénurie (scarcity) |
---|---|---|---|
Ressources par habitant | m³/an/hab. | 500-1000 | < 500 |
Indice d’exploitation | % | 50-100 | > 100 |
Source : Jean Margat, « Quels indicateurs pertinents de la pénurie d’eau ? », Géocarrefour, vol. 80/4, 2005, p. 262.
Les indicateurs utilisés se réfèrent généralement aux seules ressources renouvelables naturelles définies essentiellement sur des bases hydrologiques jugées mieux comparables. Toutefois, la référence aux ressources renouvelables « naturelles » pour comparer des situations différentes est souvent trompeuse puisqu’elle ne rend pas compte des différences notables de variabilité et de maîtrisabilité. C’est pourquoi certains experts estiment plus réaliste de se référer aux ressources jugées exploitables, même suivant des critères moins universels. Dans cette optique, R. Ambroggi définit les seuils d’une vie décente et d’une situation de disette respectivement à 400 m³/habitant/an et 200 m³/habitant/an d’eau aménagée. Ces derniers correspondent aux seuils de 1000 m³/habitant/an et 500 m³/habitant/an d’eau potentiellement mobilisable définis par M. Falkenmark. La différence entre les deux approches est due aux pertes d’eau lors de l’aménagement.
– Les indicateurs utilisés négligent les ressources non renouvelables, les ressources « secondaires » (restitutions) et les ressources « non conventionnelles » puisqu’ils s’intéressent aux seules ressources renouvelables. Ils ne permettent pas non plus de rendre compte de la dimension qualitative de la ressource hydrique.
– Faire de la population le facteur standard des demandes en eau est une commodité statistique trop simplificatrice en raison de l’extrême disparité des demandes réelles par habitant, qui peuvent aller de 100 à plus de 5000 m³/an par tête, et sans lien avec les ressources. Les différences de demandes en eau par habitant affaiblissent beaucoup la signification de l’indice de ressource rapporté à la population pour évaluer l’abondance ou la rareté. La portée universelle de cet indicateur pour révéler et évaluer des situations de tension ou de pénurie est donc fort discutable.
– Les indicateurs de M. Falkenmark ne permettent pas de savoir si la pénurie est due à une faible disponibilité naturelle (insuffisance de l’offre) qui ne peut satisfaire la demande même modérée, ou bien à une augmentation de la demande qui dépasse la disponibilité. La rareté est donc difficilement mesurable, notamment pour la dimension qualitative de l’eau.
La rareté de l’eau : une question sociale
L’approche de la rareté de l’eau comme conséquence d’une relation sociale au liquide vital met en cause la manière dont la ressource a été perçue, mobilisée, utilisée et rejetée. Au Maroc, par exemple, la rareté de l’eau résulte, dans une large mesure, de la politique hydraulique introduite par le protectorat et reconduite après l’indépendance. La deuxième partie de cet article tentera de mettre en évidence le lien entre la rareté de l’eau, la politique hydrique dans ses fondements juridiques et institutionnels, d’une part, et les modalités de gestion de la ressource, d’autre part. L’article commence par présenter les fondements juridiques et institutionnels avant de mettre en lumière les modalités de gestion de l’eau.
Les fondements juridiques et institutionnels de la gestion de l’eau
Au plan juridique et institutionnel, l’eau est gérée par une multitude d’instances étatiques sur la base du principe de la domanialité publique. Analyser l’impact des fondements juridiques et institutionnels sur la gestion de l’eau revient, à notre avis, à montrer comment cette configuration juridico-institutionnelle a induit le gaspillage et la sous-valorisation de la ressource.
Le principe de la domanialité publique
D’un bien collectif géré localement, notamment dans les régions arides, l’eau est devenue, depuis l’avènement de la colonisation, un bien public contrôlé par l’État. Cette métamorphose dans la propriété et la gestion de la ressource hydrique traduit l’importance de son rôle décisif dans tout processus de développement socio-économique, voire même comme élément de pouvoir.
Théoriquement, le régime de propriété publique est présenté comme un régime dans lequel les ressources sont en possession de la collectivité qui en confie la gestion à l’État pour assurer, « au mieux des intérêts de la collectivité nationale », la régulation des conflits d’usages et l’utilisation conservatrice et durable de la ressource.
Dans la pratique de l’expérience marocaine, la gestion publique a fait de l’eau un « don » de l’État au service des intérêts économiques privés agricoles et industriels. La gestion de l’eau en agriculture illustre de manière irréfutable cette pratique, notamment dans les grands périmètres irrigués collectifs. Dans ces espaces aménagés par les pouvoirs publics, l’eau des nappes, qui appartient juridiquement à la collectivité, revient pratiquement aux riches propriétaires des terres situées au-dessus des nappes, qui l’exploitent de manière discrète et incontrôlée. Les eaux des nappes sont livrées quasi gratuitement aux usagers selon un schéma du laisser-faire presque total. Pis encore, les autorités subventionnent les usages privés directement (achat de matériel de pompage et d’irrigation) ou indirectement (réduction du prix du diesel et de l’électricité) pour les inciter à pomper à volonté ces nappes fragiles. Cette dynamique de « chasse » à l’eau constituerait le début de l’ère de « l’eau privée » (A. M. Jouve, 2006) dans le domaine public hydraulique.
En somme, la dérive de la gestion publique s’explique, certes, par le poids des puissants intérêts privés – « l’eau est l’amie du puissant » – construits sur la base de la quasi-gratuité de l’eau, mais aussi par les objectifs privés des agents publics d’irrigation qui peuvent être persuadés, par des cadeaux ou autres manœuvres de corruption, de contrevenir aux règles d’exploitation.
19 En 1957, l’historien allemand Karl Wittfogel publie un livre, Le despotisme oriental. Il y proposait l’idée de la société hydraulique dans laquelle la gestion de l’eau a historiquement servi d’instrument pour usurper le pouvoir et le concentrer en une unité centralisée. Cette théorie signifie que le contrôle sur l’eau entraîne le contrôle sur la population et constitue ainsi un élément essentiel du pouvoir.
tion au bénéfice de quelques-uns » comme le souligne R. Wade, 1982, pour le cas de l'Inde.
La complexité de l’organisation administrative de l’eau
Dès 1914, les autorités du protectorat ont créé des instances centrales de gestion de l'eau dans trois départements ministériels : l’Intérieur, l’Équipement et l’Agriculture. Chacun de ces départements gérait un volet du secteur de l’eau. Depuis lors, l’administration étatique, justifiée par l’« accroissement des besoins », s’est étendue dans le cadre d'une structure administrative hiérarchisée marquée par la multiplicité des intervenants et la faible cohérence des politiques publiques dans le secteur de l’eau.
La multitude des intervenants
Au Maroc, l’organisation de la gestion de l'eau engage une multitude d’acteurs qui interviennent presque tous, d’une façon ou d’une autre, dans la gestion à différentes échelles spatiales (voir annexe n° 3). Cette multitude d’intervenants est à l’origine d'une inertie et d’une complexité considérables en raison en particulier de la fragmentation des responsabilités et parfois le chevauchement des prérogatives et des actions entre instances consultatives, instances administratives, établissements publics et intervenants au niveau local. Cette situation est accentuée par le fait que le département ministériel chargé de l’Eau ne dispose pas des pouvoirs nécessaires lui permettant de faire de l'eau un domaine qui doit « (…) orienter les choix stratégiques en matière de développement économique et social du pays » (Chaouni, p. 172), puisque d'importantes entités telles que les ORMVA, les eaux et forêts, les régies, et attributions (gestion du littoral et assainissement, notamment) lui échappent encore.
Une telle structuration institutionnelle encourage les approches sectorielles qui sont généralement le fait des institutions fonctionnant selon un schéma descendant, c'est-à-dire du sommet à la base. La conséquence en est une allocation plutôt centralisée des eaux de surface, et un laissé-aller quasi général concernant l'utilisation des ressources souterraines. Cela encourage la surexploitation des ressources souterraines, les dégradations environnementales, les différenciations sociales et les conflits d’usage qui menacent la durabilité de la ressource et du service eau.
Faible cohérence des politiques publiques dans le secteur de l’eau
La complexité de l’organisation de la gestion de l’eau engendre la faible cohérence et intégration des programmes et politiques publics qui caractérisent le secteur de l'eau. Plusieurs manifestations du déficit de coordination et d'insuffisance dans la cohérence et l’intégration des actions et programmes engagés dans ce domaine sont observées :
- – le décalage constaté entre les superficies dominées par les barrages et celles équipées qui est estimé à 108 000 hectares (Débat national sur l’eau). Cela signifie que l’eau mobilisée par les barrages, à grand frais pour la collectivité pour servir à l'irrigation, n’est pas utilisée faute d’équipement des terrains et doit s’écouler vers la mer ;
- – le retard en matière d’aménagements des bassins-versants, ce qui entraîne un envasement accru des retenues des barrages, induisant une perte moyenne annuelle de la capacité de stockage estimée à 75 Mm³ (Débat national sur l’eau, Marrakech, 2007) ;
- – l’assainissement accuse un retard considérable du fait que les politiques publiques ont négligé la dimension environnementale. « À ce jour, quasiment toutes les grandes villes du pays et les grandes industries rejettent leurs eaux usées dans les systèmes naturels (rivières, mers et océans), et cela sans le moindre traitement. Les retombées négatives sont patentes : la qualité des eaux des rivières, des barrages et des nappes phréatiques s’est notablement dégradée durant ces deux dernières décennies »22. Selon l’Office International de l’Eau, le taux de raccordement au réseau d’assainissement est de 70 % dont seulement 8 % de la population est raccordée à une station d’épuration. De ce fait, la moitié des eaux domestiques collectées est ainsi déversée dans la mer ; le reste est rejeté dans le réseau hydrographique ou épandu dans le sol23. Le retard en matière d’assainissement s'est traduit par des coûts substantiels de dégradation de l’environnement liés à l’eau pouvant atteindre 1,01 % à 1,45 % du PIB.
Ces incohérences sont en fait autant de limites aux modalités de la gestion, caractérisées par une certaine obsession à l’égard de la mobilisation de la ressource.
Les modalités de gestion
La gestion de l’eau qui a prévalu au Maroc pendant la période considérée présente deux caractéristiques aux conséquences négatives sur la ressource :
- – c’est une gestion de type « minier » plus centrée sur l’offre dite aussi politique de l’offre ;
- – c’est une gestion qui place l’eau dans une posture « soumise » par rapport aux autres politiques publiques.
La politique de l’offre
20 R. Wade, 1982. « The System of administrative and political corruption: land irrigation in South India ». J. Dev. Stud., 18 : 287-209.
21 L'hydraulique moderne ne se justifie pas uniquement par l'augmentation des besoins en eau comme l'écrit P. Pascon : « L'hydraulique sert à bien d'autres choses qu’à la simple fourniture d'eau d'irrigation ».
22 Rapport du Cinquantenaire « Le Maroc possible, une offre de débat pour une ambition collective », 2006, p. 189.
23 Office International de l’Eau, Maroc, 2007, p. 94.
Qualifiée d’« hydraulique minière »* en raison de ses caractéristiques spécifiques, la politique de l’offre impacte négativement la ressource.
Les caractéristiques de la politique de l'offre
La gestion de l'eau s’est longtemps focalisée, de manière prioritaire, sur les problèmes de l'offre pour assurer un approvisionnement correspondant à la croissance de la demande sans tenir aucunement compte de la manière avec laquelle la ressource est utilisée, ni de ses impacts sociaux et environnementaux. Cette politique procédait inéluctablement de la croyance en l’abondance de l'eau et reposait sur les hypothèses implicites que les conditions climatiques demeureraient sensiblement les mêmes et que la ressource hydrique possède d’énormes capacités d’assimilation et d’autoépuration. Bien plus, cette approche utilitariste ne prend pas en considération, ou pas suffisamment, les spécificités naturelles de cette ressource particulière, notamment celles qui tiennent à la dimension qualitative et qui conditionnent son caractère renouvelable. Les choix technologiques de mobilisation, de transport et d'utilisation de l'eau (grands barrages, irrigation gravitaire, canaux à ciel ouvert, cultures gourmandes en eau, système tout à l’égout, etc.) illustrent de façon claire les fondements conceptuels de la politique de l'eau centrée sur l'offre. Cette gestion a engendré, sous l’effet combiné de l'extension des modes de production et de consommation intensifs en énergie et en ressources naturelles (pétrole, gaz, charbon, eau, forêt, poissons), la hausse de la demande en eau tout usage confondu qui dépasse dans de nombreuses régions les capacités des cycles hydrologiques et cause une pénurie chronique de la ressource.
En somme, la gestion de l’offre qui n’a pas épuisé tout son potentiel (dessalement, épuration des eaux usées, transport d’eau, etc.) se heurte à deux limites intrinsèques :
– avec la raréfaction de l'eau, les options en matière d’investissement se réduisent et les polluants se concentrent. Il en résulte une augmentation substantielle tant des coûts marginaux de l’approvisionnement que de ceux de dépollution (Banque mondiale, 2003) ;
– la prédominance d’une gestion « fluxiale » au dépend d'une gestion « spatiale » fait que des écosystèmes particulièrement sensibles (zones humides, oasis, littoral, etc.) sont confrontés à des menaces sérieuses sous l’effet combiné de la raréfaction de l'eau, de la sécheresse et de la surexploitation des ressources en eau.
Impact négatif sur l'eau
La gestion de l’offre s'est montrée, au fil du temps, préjudiciable à la ressource tant par les prélèvements que par les rejets.
Les eaux souterraines sont souvent soumises à un rythme de prélèvements (puits tubés) supérieur à celui du renouvellement de la nappe par le cycle naturel de l'eau, ce qui conduit à des phénomènes d’assèchement, de baisse généralisée des niveaux piézométriques des nappes*, d'intrusion des eaux marines pour les nappes côtières (Souss Massa et Walidia dans Doukkala, par exemple). En adoptant comme slogan « Pas une goutte d’eau à la mer », la mobilisation des eaux de surface s'est révélée sans fondement au plan écologique et hydrique, puisque la conservation des écoulements minimaux par l’aménageur est nécessaire pour la dynamique de l’environnement et le renouvellement des ressources.
Les rejets sont également dommageables pour la ressource, dans la mesure où le déversement et la restitution de grandes quantités d’eaux usées dans le milieu naturel, dépassant souvent la capacité d’assimilation du milieu, engendrent des phénomènes de salinisation, d’engorgement et de pollutions diverses. L'insuffisante prise en compte des effets négatifs des rejets des eaux usées sur l'environnement a induit le retard constaté au niveau des infrastructures d’assainissement et d’épuration, et partant, la dégradation de la ressource. Une approximation globale faite par l'étude de la Stratégie Nationale de Protection de l'Environnement en collaboration avec le PNUD (2003) estime le coût de la dégradation de l'eau au Maroc à la rondelette somme de 4,3 milliards de dirhams (plus de 385 millions d’euros) par an, soit 1,2 % du PIB*.
La posture « soumise » de la politique de l’eau par rapport aux autres politiques publiques
La posture « soumise »* de la politique hydrique place la ressource au service des politiques agricoles, industrielles, d’aménagement du territoire et d’urbanisation. Cette articulation fait que l'eau est utilisée, exploitée et « consommée » dans le « respect » principalement des impératifs de la croissance économique.
Elle peut aboutir à un usage global des ressources susceptible de nuire à l’économie des pays et à la ressource elle-même. Les cas des politiques agricoles et urbaines sont riches d’enseignement à cet égard.
La politique agricole s'identifie, dès le milieu des années 60, à « la politique des barrages » perçue comme instrument de modernisation de l’agriculture (T. Elkhyari 1985, Akesbi, El Aoufi et al., 2008) et la politique de l’eau n’est, dans les faits, [...]
* Selon Ponce, l'hydraulique minière est une approche de la gestion qui « se borne à épuiser les réserves existantes, dans un but de profit à court terme, sans se soucier de leur renouvellement, ni même de leur meilleure utilisation » : « La colonisation et l'agriculture européenne en Tunisie depuis 1881 », Paris, Imprimerie Nationale, 1961, p. 277.
* La nappe de Souss, par exemple, a accusé une baisse de 60 m en vingt ans (Rapport national sur les ressources en eau, 2004), soit 3 mètres par an.
* Aquastat 2005.
* Narcy et L. Mermet, « Nouvelles justifications pour une gestion spatiale de l’eau », Natures Sciences Sociétés 11 (2003), pp. 135-145.
qu'une politique d'irrigation.
En outre, le prix de l'eau fut maintenu à un niveau largement en deçà de son coût de revient (Akesbi et al. 2008).
Cette sous-tarification qui génère des rentes pour les propriétaires fonciers, en raison du « mariage de l'eau à la terre », considéré comme un fait établi et une évidence, est nuisible à la ressource. Outre le gaspillage de l’eau qu'elle induit, la sous-tarification ne permet pas le financement des travaux de maintenance et d’entretien des équipements hydro-agricoles.
En matière d’urbanisme, la posture soumise de la politique de l'eau se manifeste dans le décalage existant entre le processus d'urbanisation et l'implantation des infrastructures d’eau et d’assainissement liquide. En étudiant le cas de Rabat-Salé, B. A-El Mansouri (2001) montre que « (...) la politique de l'eau semble être en décalage avec la politique de l’habitat alors qu’elle devrait lui être concomitante à défaut de la précéder ». Et d’ajouter « (...) le développement du réseau d’eau potable intervient au coup par coup, en fonction du statut réglementaire du quartier à équiper ». Les interventions a posteriori sur les réseaux, destinées à « rattraper » le processus différencié d’urbanisation, engendrent des coûts substantiels et rendent difficile la gestion urbaine notamment dans le domaine de l'eau et de l'assainissement.
En somme, l'articulation de la politique eau avec les autres politiques publiques fait que la ressource est utilisée principalement dans le respect de la croissance économique, de l'urbanisation, de l’aménagement du territoire etc. Une telle articulation ne peut être que pénalisante pour une ressource fragile qui exige, pour son développement, des moyens humains, techniques et financiers colossaux : « il faut l’eau pour le développement et le développement pour l’eau ».
Conclusion
La rareté de l'eau ne dépend pas seulement de facteurs naturels, comme par le passé, mais principalement de ses coûts sociaux, économiques et écologiques induits par l'usage anthropique. Le caractère trop administratif et trop centralisé de la politique de l’eau s'est révélé contraignant pour la gestion d'une ressource au caractère local très affirmé et où l’expérience compte pour beaucoup. L’hydraulique « minière » et la posture « obéissante » de la politique de l’eau ont engendré le gaspillage, la hausse du coût et la pollution de la ressource.
En définitive, la gestion de la rareté de la ressource hydrique dans le contexte du changement du climat appelle la responsabilisation sociale et politique des usagers ; l’eau est aussi « un réseau à forte composante politique » (Ménard, 2001). Elle exige également la promotion de l’éthique de l’eau dans le cadre d’une approche holistique intégrée qui place l’eau dans une posture équilibrée vis-à-vis des autres politiques publiques.
Tel est le message que ce modeste article ambitionne de transmettre.
En termes pratiques, l’éthique de l’eau fait partie intégrante d’une stratégie de développement durable qui se traduit par une conception tout à fait nouvelle du progrès conciliant les objectifs économiques et les objectifs écologiques. L’éthique de l’eau est non seulement une exigence mais aussi une perspective qui nous engage directement sur le terrain des valeurs humaines, et requiert l'abandon de la conception strictement utilitaire pour aller vers une approche holistique intégrée dans laquelle « les êtres humains et l’eau participent d'un ensemble vaste », selon M.J. Grojean – spécialiste de la pédagogie de l’eau, Rome 2002.
La rente générée par l’eau utilisée dans l’irrigation est source de rente dans la mesure où son prix est fixé à un niveau inférieur à sa valeur marginale dans son usage agricole ; ce différentiel génère une augmentation de rente au profit des agriculteurs, notamment les grands d'entre eux.