Une enquête rapide menée auprès des Agences de l’Eau a montré que la turbidité occasionnelle des eaux souterraines provenant de milieux karstiques est un problème rural répandu et mal évalué qui rend la potabilisation difficile par voie classique. Dans le bassin Seine-Normandie, une centaine de points d’eau (1) sont soumis à des turbidités inacceptables pour le consommateur (> 2 NTU). Jusqu’ici, des traitements traditionnels de filtration directe ont été mis en place, mais ils ne peuvent traiter les turbidités supérieures à 20-25 NTU. Les traitements plus complets (floculation/décantation/filtration) donneraient de meilleurs résultats mais restent trop coûteux en zone rurale. La recherche de nouvelles technologies s’impose de plus en plus et, comme on le verra ci-après, l’apparition des traitements de microfiltration (2) ou d’ultrafiltration sur membranes (3, 4, 5) offre de nouvelles perspectives d’abattement de la turbidité et ceci dans des conditions d’exploitation techniquement et économiquement acceptables pour les petites unités de traitement telles que l’usine de Marques.
L’usine de Marques. Historique
Marques, commune située à 70 km au nord-ouest de Rouen à l’intersection de la Seine-Maritime, l’Oise et la Somme, possède un terrain karstique composé principalement de calcaire (craie) avec, en fonction de la profondeur, quelques couches de silex. Le forage, créé au printemps 1974 pour l’alimentation en eau potable, capte la nappe de la craie turonienne et dessert 6 000 équivalents habitant. Sa profondeur est de 30 m et le remplissage de la nappe (6) se fait essentiellement sous forme d’impluvium (ruissellements superficiels provenant des terres labourées, de débordements de mares permanentes et de routes).
En 1985, le Syndicat des Eaux de la vallée de l’Eaulne, responsable de ce forage, a lancé un appel d’offres pour résoudre les problèmes respectifs de bactériologie et de forte turbidité (> 100 NTU) provoqués par l’infiltration des eaux de pluies d’automne et d’hiver. La Cegelec (anciennement CGEE-Alsthom) a alors proposé un traitement par microfiltration tangentielle sur membrane minérale, lequel fut mis en œuvre dans une usine construite pour 2 millions de francs, dont 40 % de participation de l’Agence de l’Eau Seine-Normandie (figure 1). La mise en service, prévue au printemps 1987, a dû être repoussée d’une année en raison de problèmes divers, puis l’usine a parfaitement fonctionné jusqu’aux premières pluies, à la suite desquelles la turbidité de l’eau prélevée est passée de 1-2 NTU à plus de 100 NTU, provoquant un colmatage intense des membranes. Depuis, l’usine est arrêtée (début 1989) et l’eau captée est envoyée dans le réseau après avoir subi uniquement une chloration.
La prévention du colmatage par floculation
Le colmatage des membranes minérales entraîne une perte de flux d’eau traitée qui n’est pas récupérable par les rétrolavages automatiques de l’usine de Marques. Il est probable que le col-
Colmatage se produise dans ce cas par adsorption des particules sur la surface membranaire ou à l'intérieur des pores. Deux solutions peuvent alors être envisagées pour éviter ce phénomène : il faut soit augmenter la taille des particules par une floculation, soit réduire les pores de la membrane et pratiquer l'ultrafiltration (7, 8, 9). La première solution semble être dans un premier temps la plus intéressante par le fait qu'elle ne remet pas en cause tout le dimensionnement et la conception de l'usine. La faisabilité de la technique a d'abord été testée sur pilote.
Caractéristiques de l'usine,du pilote et de la floculation
L'usine de Marques est actuellement équipée de trois pompes immergées (Q = 25 m³/h) fonctionnant sur un cycle n’utilisant que deux pompes sur trois. À la sortie de ces pompes, un turbidimètre permet de déclencher des alarmes en fonction de seuils prédéfinis. À ce stade, soit la turbidité est inférieure à 2 NTU et la filtration est supprimée, soit la turbidité est élevée et la filtration devient indispensable. L’usine possède deux boucles de filtration avec rétrolavages automatiques périodiques, recirculation du concentrat et purge continue. Ces boucles peuvent fonctionner indépendamment l'une de l'autre ou ensemble. Chacune d’entre elles, prévue pour filtrer à 2 bars, est équipée de huit carters contenant 19 modules de 19 membranes (19P19), d’une longueur utile de 850 mm et un diamètre interne de 4 mm, soit une surface totale de filtration de 60 m² (30 m² par boucle). La vitesse de circulation dans la membrane est de 5 m/s et la perméabilité théorique initiale est surestimée à 2 m³/h/m²/bar car la perméabilité expérimentale initiale tourne autour de 1 m³/h/m²/bar. Ces membranes sont fournies par la Société des Céramiques Techniques (SCT) située à Tarbes. Elles sont en oxyde d’aluminium et asymétriques ; leur seuil de coupure est de 2 µm.
L'eau filtrée doit ensuite être ozonée puis chlorée et, en attendant la mise en service du château d'eau, l’usine doit assurer la pression dans le réseau par l'intermédiaire d’un réservoir de 12 m³ sur lequel 12 bars sont appliqués à l'aide de deux surpresseurs.
L'étude sur pilote a été réalisée en deux temps : des essais de filtration en période non turbide ont été effectués avec et sans prétraitement de floculation puis ces mêmes essais ont été reproduits en période turbide. Un pilote en PVC a été construit de façon à représenter la partie filtrante de l'usine à plus petite échelle (1,4 m² soit 7 modules de 19 membranes). Bien que l'usine ait été conçue pour filtrer sous une pression de 2 bars, il est préférable de diminuer celle-ci de moitié sur le pilote puis sur l'usine pour ne pas favoriser un colmatage par compactage qui nécessiterait, pour limiter le phénomène, une vitesse de circulation dans les fibres plus élevée donc moins économique énergétiquement. De plus, une trop forte pression favoriserait la formation de bulles d’air qui risqueraient d’obstruer les pores de la membrane.
Le pilote possède, pour décolmater la membrane, un système automatique de rétrolavages périodiques sous forte pression. Lorsque ce rétrolavage devient insuffisant, un lavage chimique est réalisé toutes vannes fermées, sans filtration, de la façon suivante : acide nitrique à 2 % et à 60 °C pendant 20 min, rinçage à l'eau filtrée, soude à 2 % et à 60 °C pendant 20 min, rinçage à l'eau filtrée, eau de Javel à 0,5 %. La montée en température se fait par la circulation du produit de lavage dans la boucle de filtration.
La mise au point d'un prétraitement de floculation passe par la détermination de la dose optimale de floculant (FeCl₃, WAC) en utilisant la méthode classique du Jar-Test et en supposant que cette dose corresponde à la dose optimale de floculation, couplée à une microfiltration directe sur membrane (8). Les conditions de Jar-Test sont les suivantes : agitation rapide à 180 tr/min pendant 1 min (phase de coagulation), agitation lente à 40 tr/min pendant 15 min (phase de floculation), décantation pendant 15 min, puis prélèvement du surnageant sur lequel est analysée la turbidité résiduelle. La dose donnant le minimum de turbidité est de 100 ppm de fer ou d’aluminium, issus respectivement de la solution commerciale de chlorure ferrique ou de WAC.
Le floculant est alors injecté en continu à l'aide d'une pompe doseuse, directement dans la boucle de filtration où se réalise la floculation. Mais il faut tenir compte du facteur de concentration de 25 lié à la recirculation du concentrat : la dose injectée (4 ppm de fer ou d’aluminium), rapportée à la quantité d’eau brute traitée, doit donc être inférieure à la dose optimale de floculation.
Prétraitement de floculation
Les essais réalisés lors de l'été 1990 en période non turbide (< 2 NTU) n’ont pas montré de différence notable entre une filtration seule et une filtration combinée à une floculation au FeCl₃, puisqu'il n'y a pratiquement pas eu de perte de flux de perméat en fonction du temps. Le débit d'eau traitée reste stable à environ 1 m³/h/m²/bar pendant plusieurs heures ; le colmatage est donc négligeable (figure 2).
Cependant, le chlorure ferrique (préféré au WAC pour sa meilleure clarification par décantation lors des essais de Jar-Test) entraîne non seulement une baisse de pH, ce qui nécessiterait une correction avant distribution (pH 5,6 en sortie contre pH 7 à l’entrée), mais aussi un résiduel de fer dans l'eau traitée. Les essais suivants ont donc été réalisés avec le WAC qui a moins d’influence sur l’acidification du perméat. Le fait que le WAC provoque légèrement une moins bonne décantation est très secondaire dans un système qui n’utilise pas cette technique.
Ces résultats sont à regarder à titre informatif puisqu’en période non turbide, il n’y a pas nécessité d’utiliser la filtration. L’usine est donc susceptible de ne fonctionner que l’hiver, 2 à 4 mois par an, les pluies d’été ne provoquant que très peu de turbidité.
Il a fallu effectivement attendre jusqu’au 10 et 11 janvier 1991 pour obtenir une période pluvieuse responsable d’une forte augmentation de la turbidité (pic à 350 NTU). L’efficacité d’un prétraitement de floculation par le WAC a pu alors être vérifiée sur le pilote pendant trois jours : le débit de perméat est conservé sans augmentation importante de la pression transmembranaire, mais un arrêt de l’alimentation en floculant entraîne immédiatement une chute brutale du débit de perméat et permet de mesurer l’importance de la floculation (figure 3).
Lorsque la membrane est ainsi colmatée sans prétraitement, le rétrovalvage est inefficace, mais le lavage à l’acide nitrique permet de récupérer 90 à 95 % du flux initial expérimental de 1 m³/h/m²/b et le lavage à la soude, le reste. L’inefficacité du rétrovalvage suppose une probable adsorption des particules sur la surface membranaire ou à l’intérieur des pores. L’efficacité du lavage chimique suppose que cette adsorption n’a sûrement pas lieu dans les pores car ce type de colmatage est irréversible. L’efficacité de l’acide nitrique suppose que les particules colmatantes sont d’origine minérale plutôt qu’organique.
La floculation semble permettre d’éviter l’adsorption en créant une rétrodiffusion des particules loin de la surface membranaire.
Les analyses du perméat, réalisées par le laboratoire municipal de Rouen, confirment, du point de vue de la qualité d’eau produite, l’efficacité du dispositif de microfiltration tangentielle sur membrane céramique, couplée ou non avec une floculation (tableau I).
L’usine mise en service parallèlement à cet essai sur pilote, mais sans floculation combinée, a également montré une baisse brutale du débit de perméat en moins de 15 min. L’absence de nouvelles pluies a ensuite fait chuter le pic de turbidité entre 4 et 16 NTU. Ces valeurs restent malgré tout assez importantes pour justifier un traitement de filtration et provoquer un colmatage des membranes, mais la floculation appliquée cette fois-ci sur l’usine a permis d’éviter ce problème pendant le temps nécessaire.
Conclusion
L’usine de Marques, construite pour résoudre les problèmes de turbidités occasionnelles des eaux souterraines en terrain karstique, n’a jamais jusqu’à présent pu fonctionner à cause du phénomène de colmatage des membranes minérales de microfiltration.
Une des solutions permettant de conserver un débit correct d’eau traitée semble être l’application d’un prétraitement de floculation, dont le suivi technique sera réalisé par la Sogeti. Une estimation du coût de l’opération peut être évaluée à 0,32 F/m³ d’eau traitée, avec une moyenne annuelle de 0,05 F/m³ si l’usine ne fonctionne que deux mois par an. Cette estimation est calculée sur les hypothèses suivantes de fonctionnement : 850 m³ d’eau traitée par jour (bien que la demande puisse atteindre 1 000 m³/j), 5 % de purge de concentrat, 100 ppm d’aluminium dans la boucle de recirculation, solution commerciale de WAC (63,5 g/l) à 4 F le litre.
Ce prix du m³ d’eau traitée doit être complété par les frais occasionnés par 8 heures de lavage chimique : 4 heures par produit dont 3 h 30 nécessaires à la montée en température, soit 20 litres d’acide nitrique à 3 F/l et 30 litres de soude à 3 F/l également. Le tarif est alors évalué à 0,025 F/m³ pour une fréquence maximale hebdomadaire, chiffre qui descend à 0,004 F/m³ si l’usine ne fonctionne que deux mois par an. L’utilisation de produits chimiques apporte donc un surcoût total moyen annuel de 6 centimes par m³ d’eau traitée. Pour réduire de moitié le temps de lavage, il est envisagé de réaliser des essais en supprimant la soude et en observant l’influence que peut avoir, sur le colmatage, une membrane non passivée, après un lavage acide.
Il serait intéressant de déterminer des paramètres autres que la turbidité pour éventuellement déclencher l’alarme de
Tableau I
Analyses réalisées, lors de la pointe de turbidité, en entrée et sortie du pilote sur lequel est appliqué un traitement combiné de floculation (WAC)-microfiltration.
Analyses | Entrée | Sortie |
---|---|---|
Turbidité en NTU | 200 | < 0,1 |
Dénombrement des bactéries aérobies revivifiables/ml | ||
Gélose numération 37 ° 24 h | 440 | < 1 |
Gélose numération 22 ° 72 h | 1 080 | 7 |
Dénombrement de coliformes/100 ml | ||
Méthode NPP | ||
Coliformes 37 ° 48 h | 4 300 | < 0,30 |
Coliformes thermotolérants 44 ° 48 h | 1 500 | < 0,30 |
Dénombrement streptocoques fécaux/100 ml | ||
Méthode NPP 37 ° 48 h | 2 300 | < 0,30 |
Carbone organique total en mg/l | 5,35 | 0,85 |
Fer total en mg/l | 0,50 | < 0,01 |
Fer ferreux en mg/l | 0,45 | < 0,01 |
Silice en SiO₂ en mg/l | 11,5 | 11,5 |
Matières en suspension | 255 | 2,4 |
L’usine car le colmatage des membranes semble se produire juste avant les pointes de turbidité. Il est possible qu’il y ait là un effet chromatographique, les plus petites particules, qui ont un pouvoir colmatant plus important mais donnent une eau peu turbide, arrivant avant les grosses particules responsables des pointes de turbidité, mais moins colmatantes.
Les paramètres à étudier en parallèle avec la turbidité seraient donc par exemple la pluviométrie et la piézométrie de la nappe ainsi que le suivi chimique de l’eau souterraine (MO, COT, fer, microbiologie) ; cette étude est actuellement en cours.
L’éventualité de la suppression de l’ozoneur Trailigaz qui figure dans la filière de traitement n’est pas écartée, car son utilisation pose des problèmes techniques non négligeables et son intérêt sur une eau microfiltrée reste à démontrer. La postchloration n’est pas également tout à fait au point (provoquant un problème épisodique de goût chez le consommateur), mais elle sera sûrement facilitée par la filtration, qui donne une qualité d’eau constante quelle que soit la qualité de l’eau brute. Dans le cas contraire, il sera toujours possible d’envisager un asservissement amont de la postchloration, technique encore à l’essai, mais qui semble prometteuse (10).
Un autre problème à résoudre est celui de l’épaississement et de la déshydratation des boues produites, dont le volume est estimé à 42,5 m³ par jour. Il existe bien un lit de séchage à côté de l’usine mais le climat pluvieux de Normandie risque de compromettre son bon fonctionnement. Une synthèse des procédés existants a été réalisée il y a une dizaine d’années (11). Actuellement, une mise à jour plus complète est en cours de réalisation et l’on envisage, entre autres, l’amélioration de certaines techniques, soit pour les rendre plus performantes (couverture des lits de séchage), soit pour en réduire le coût (simplification des procédés mécaniques).
Remerciements. Ce travail a été réalisé avec la participation de N. Houel, E. Lyons, J.N. Fouléx et T. Josse.
BIBLIOGRAPHIE
[1] J.N. FOULEX, Turbidité des eaux d’alimentation en Haute-Normandie : Agence Financière de Bassin Seine-Normandie, Délégation Régionale de Rouen (octobre 1989).
[2] SALUAT, R. LEBORGNE, L’usine de microfiltration tangentielle par membranes de Saint-Maurice-Les-Châteauneuf : TSM L’EAU (octobre 1990).
[3] J.L. BERSILLON, C. ANSELME, J. MALLEVIALLE, P. APTEL et F. FIESSINGER, L’ultrafiltration appliquée au traitement de l’eau potable : le cas d’un petit système : L’EAU, L’INDUSTRIE, LES NUISANCES (n° 130, p. 61, sept. 1989).
[4] P. THEBAULT, J.L. BERSILLON, Les membranes de l’eau potable. L’eau claire pour l’an 2000 à Douchy : TSM L’EAU (mai 1990).
[5] D. VIAL, J.L. BERSILLON, P. THEBAULT, Application de l’ultrafiltration en traitement des eaux ; produits et réalisation : L’EAU, L’INDUSTRIE, LES NUISANCES (n° 137, p. 28, mai 1990).
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[7] M.R. WIESNER, V. LAHOUSSINE-TURCAUD, F. FIESSINGER, Organic removal and particle formation using a partially neutralized AlCl₃ : AWWA Ann. Conf. (Denver, Colo.; 1986).
[8] V. LAHOUSSINE-TURCAUD, M.R. WIESNER, J.Y. BOTTERO, Fouling in tangential flow ultrafiltration ; the effect of colloid size and coagulation pretreatment : Journal of Membrane Science (vol. 52, p. 173, sept. 1990).
[9] V. LAHOUSSINE-TURCAUD, M.R. WIESNER, J.Y. BOTTERO and J. MALLEVIALLE, Coagulation pretreatment for ultrafiltration of a surface water : JAWWA (vol. 82, n° 12, p. 76, déc. 1990).
[10] C. FERAY, G. LE PALABE, Asservissement de la postchloration : Rapport interne Lyonnaise des Eaux (déc. 1990).
[11] La déshydratation des boues des usines de traitement d’eau potable : Agence de Bassin Loire-Bretagne (déc. 1980).