La notion de gestion peut se définir en économie comme une suite de choix opérés par des décideurs, en réponse à des besoins et dans le but de maximiser la valeur d’un capital.
La valeur du capital eau tient à la fois à son caractère de ressource et au fait qu'elle constitue un milieu vivant. Maximiser la valeur du capital eau, c'est donc maintenir au mieux l'équilibre entre usages et fonction de l'eau, c’est-à-dire gérer l'eau en la considérant à la fois comme une ressource et comme un élément du patrimoine naturel.
Ainsi, après avoir défini les besoins — qui sont ceux d'une époque et d'un groupe d’usagers — et les réponses possibles en termes d’aménagement, maximiser le capital eau implique une évaluation précise des effets des projets-réponses proposés, de façon à savoir comment ils satisfont les besoins exprimés et dans quelle mesure ils préservent ou portent atteinte à la diversité des autres usages. Or, toute « prévisibilité » est d’autant plus aléatoire qu'on a affaire à des systèmes complexes.
L’eau en tant que ressource et matière première
Contrairement à l'apparence, l’eau est un fluide dont la disponibilité est limitée et qui se renouvelle cycliquement. Il est clair que la ressource en eau en un lieu donné, à un moment donné, dépend essentiellement, pour sa qualité et sa quantité, de la situation antérieure et de la situation en amont. Tout système hydrologique est donc un système où interviennent le temps et l’espace ; c'est, de plus, un système complexe, siège d'inter-relations multiples entre ses divers compartiments ou sous-systèmes (eau atmosphérique, souterraine, superficielle, eau de percolation...).
Tout écosystème aquatique est aussi un système complexe. L’eau, dans ce cas, est un milieu vivant caractérisé par un réseau d'inter-relations entre milieu et organismes, entre sous-systèmes superficiels et souterrains, etc. Ces écosystèmes évoluent dans le temps.
L'eau, élément du patrimoine naturel
Par conséquent, dans l’un et l’autre cas — l'eau considérée en tant que ressource, ou en tant que milieu vivant — toute intervention sur le système, même si elle est apparemment ponctuelle et supposée à effet direct, immédiat et parfaitement contrôlable, pourra avoir en fait de larges répercussions différées dans le temps et dans l’espace.
Ainsi, « il est (...) évident (...) qu'un projet d’aménagement mérite, pour tout système complexe, d’être examiné sous des angles aussi variés que possible » (Lamotte, 1984) en prenant en compte un large éventail de paramètres, sans négliger les interférences souvent synergiques entre les impacts.
L'examen des effets combinés des aménagements de protection contre les crues (barrages, digues) sur la ressource en eau peut fournir un exemple démonstratif de ces effets synergiques.
Pour lutter contre les crues, l'homme, depuis des siècles, a construit des digues ; plus récemment, il a édifié des barrages dits « écrêteurs de crues ». En aval des barrages et au niveau des digues, les zones autrefois inondables vont se trouver soustraites, au moins aux crues les plus fréquentes. On assiste alors à l'urbanisation de ces terres (spéculation foncière). En périphérie des villes, autrefois situées pour la plupart hors d'eau, des quartiers entiers s'installent et/ou on assiste à l’apparition de zones pavillonnaires. En milieu rural, les prairies inondables destinées à l’élevage, avec une pratique de fauche adaptée à la situation (fréquence des crues), laissent la place aux cultures céréalières (maïs), parfois même aux cultures maraîchères (vallée de la Saône).
La lutte contre les crues : « effet spirale » sur la ressource en eau
Il y a donc alors augmentation de la richesse locale qui entraînera (« justifiera ») inéluctablement une demande supplémentaire en aménagement de protection contre les crues. S’installe alors ce que Pervychine et Chevassus ont parfaitement démontré et qu'ils appellent un effet spirale. Un niveau de protection plus important ainsi obtenu, la sécurité sera plus grande et ouvrira la voie à des investissements supplémentaires. Si d’aventure intervient une crue exceptionnelle, les dégâts seront d’autant plus importants et les exigences en matière d'indemnisation paraîtront parfaitement justifiées. Individus sinistrés, collectivités sollicitées doublement pour les indemnités et des aménagements supplémentaires, qui entraîneront une nouvelle vague d’investissements, etc. D’où le paradoxe d'un accroissement du risque dans une société pourtant apparemment de plus en plus sûre.
L'urbanisation des zones inondables va donc s’accélérer et entraîner un accroissement important de la demande en eau potable. En même temps, la ressource en eau tendra à diminuer, d’autant plus que l'imperméabilisation de surfaces importantes de sol (routes, parkings...) réduira les processus de perco-
lation et augmentera le ruissellement. La réalimentation régulière de la nappe se verra alors compromise. La ressource en eau souterraine peut dès lors tarir (ex. : Ile-de-France : Croissy).
En zone rurale, le développement des cultures céréalières, la maïsiculture surtout, exigeante en eau lors de la maturité de la plante (juin-juillet, période qui peut correspondre aux basses eaux) s’accompagnera de l’installation d’unités de pompage pour assurer l’arrosage par aspersion (très consommateur en eau, évaporation) contribuant ainsi à appauvrir la nappe. Par ailleurs, cette culture généralement intensive, sur sol maintenant privé des apports réguliers de limon par les crues du fleuve, sera « subventionnée » par un apport important d’engrais azoté, entraînant, à moyen terme, la pollution des eaux souterraines. Les problèmes de ressources en eau se poseront alors en termes de qualité.
Les extractions de graviers en lit mineur, soit pour l’édification des aménagements de protection, soit pour assurer la gestion de ces ouvrages, soit pour permettre la navigation, vont accentuer la chenalisation du cours d’eau, déjà réalisée par l’endiguement. Il y aura surcreusement du lit (le flux des apports solides étant perturbé par les barrages) et, par voie de conséquence, diminution de l’impact des crues. Il y aura alors amplification de l’effet spirale urbanisation-protection-urbanisation… ou culture-protection-culture… En outre, la baisse de la ligne d’eau consécutive aux dragages (plusieurs mètres pour certaines vallées de grands fleuves, Loire, Dordogne…) entraîne de facto la baisse des nappes voisines, ce qui contribuera, les années de sécheresse, à renforcer la demande en eau d’aspersion pour les cultures en zone rurale (ou l’arrosage des jardins et parcs en zones pavillonnaires) et réduira la ressource…
Les extractions de gravier et la navigation combineront leurs effets sur la qualité des eaux fluviales : remise en suspension des sédiments fins qui vont relarguer des substances toxiques (métaux lourds) préalablement adsorbées, diminution de la transparence de l’eau et, par conséquent, ralentissement de la photosynthèse, pollution mécanique par les vagues etc. Les herbiers rivulaires vont alors régresser, puis disparaître, réduisant d’autant les processus d’autoépuration auxquels ils contribuent de façon significative. Cette dégradation qualitative des eaux de surface pourra se répercuter au domaine des eaux souterraines. Elle sera de plus amplifiée, à l’aval des retenues de barrages : ces retenues en effet sont généralement le siège de phénomènes de sédimentation (ex. Grangent sur la Loire) et/ou de phénomènes d’eutrophisation importants (Villerest, par exemple) ; leur déversoir rejette donc à l’aval une eau chargée en matières organiques. En outre, ces retenues devront être périodiquement vidangées. Ce type d’opération, qui représente un danger pour la vie du cours d’eau (vie piscicole en particulier), peut avoir de lourdes conséquences pour l’alimentation en eau potable, en particulier par le colmatage des puits de captage (Lyon 1978).
Les crues ainsi écrêtées par ces barrages, perdront leur rôle de nettoyage régulier du lit. L’élimination des sédiments fins n’étant plus assurée par les hautes eaux, le lit pourra se colmater, réduisant ainsi les échanges d’eau avec la nappe alluviale.
Les causes de diminution de la ressource en eau souterraine et de sa dégradation s’ajoutent ainsi les unes aux autres. Cette baisse du toit des nappes se traduira, en quelques années, par la dégradation des forêts alluviales qui auront échappé au défrichement. Or, il semble bien que ces forêts aient un rôle dans l’épuration des eaux d’infiltration. Elles participent en particulier, aux processus de dénitrification. L’infiltration de nitrates due à la fertilisation des nouvelles cultures en zone inondable se fera donc sans obstacle. Il faudra alors envisager l’installation d’unités de dénitrification des eaux potables et, par conséquent, une augmentation substantielle des coûts de traitement des eaux.
Aménager les fleuves contre les crues c’est donc aussi, dans une certaine mesure, compromettre la ressource en eau par effet synergique des impacts des ouvrages.
Certes, cette accumulation d’effets négatifs sur la ressource en eau potable pourra être localement et partiellement compensée. En effet, les barrages récents ou en projet ont souvent la double fonction d’écrêtement de crue et de soutien d’étiage. On observera donc une élévation temporaire du toit des nappes au niveau des retenues, en fin de saison de hautes eaux. Sur toute la partie du cours en aval de l’ouvrage, où se fera sentir le soutien d’étiage, il y aura régularisation du régime et l’alimentation de la nappe sera parfois améliorée. D’anciennes gravières en lit majeur pourront aussi être utilisées pour constituer des zones privilégiées de réalimentation de la nappe (ex : Croissy, Ile-de-France).
Un tel schéma n’est qu’un modèle simplifié et non exhaustif des interactions possibles, à plus ou moins long terme, entre les divers impacts directs ou différés dans le temps et dans l’espace de certains types d’aménagements des fleuves comme les barrages et les digues. Il pourrait encore être complété en tenant compte des aménagements déjà en place sur le fleuve et dont les répercussions peuvent encore se combiner aux précédentes sur la ressource en eau (en qualité ou en quantité) ; présence d’industries polluantes, de centrales thermiques ou nucléaires etc.
Vers une gestion écologique
Cet exemple montre que l’évaluation des conséquences de tout aménagement intervenant sur un système hétérogène complexe, où interfèrent de multiples paramètres, devrait faire appel à une démarche globale et non plus réductionniste. Pour être cohérente, une gestion de l’eau ne peut se satisfaire d’études ponctuelles (réductionnisme) des projets d’intervention sur les cours d’eau.
Une évaluation correcte de l’impact des activités humaines dans ce domaine est antinomique avec le morcellement des projets d’aménagement. Elle est incompatible aussi avec une pulvérisation du pouvoir décisionnel et dans une certaine mesure avec la décentralisation du pouvoir. Enfin, pour atteindre une certaine efficacité sans condamner à mort un patrimoine naturel, la gestion de l’eau doit procéder du général au particulier (contrairement à ce que préconise le rapport Tenailleau « Adaptation et modernisation du droit de l’eau »). Elle doit se fonder sur les résultats d’une approche globale des systèmes, de façon à définir des orientations et des choix au niveau du bassin, orientations et choix constituant le cadre général des contraintes auxquelles devraient se soumettre les décisions locales. Ce type de gestion, qu’on pourrait alors qualifier d’intégrée ou d’écologique, permettrait d’éviter certaines erreurs en matière de choix d’investissements et réduirait les conflits entre aménageurs et protecteurs.