Une deuxième filière de traitement par incinération des déchets industriels dangereux, comprenant un four et ses accessoires, a été mise en service à Sandouville en 1987.
Peut-être n’est-il pas inutile de retracer à cette occasion l’histoire de ce centre de traitement, le plus important de France dans sa catégorie, qui a traité pendant les dix premières années de son fonctionnement 600 000 tonnes de déchets et fourni à l’industrie quelque 1 000 000 tonnes de vapeur, soit l’équivalent de 62 000 TEP.
Un retour en arrière sera utile, à la fois pour mesurer le chemin parcouru et pour apprécier les possibilités futures.
BRÈVE HISTOIRE DU CENTRE
C’est en août 1977 que fut mis en service le centre de Sandouville dont la construction avait été rendue nécessaire par l’industrialisation de la Basse-Seine, qui se développa au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les déchets produits par les industries étaient auparavant brûlés à l’air libre, ce qui ne pouvait constituer qu’une solution provisoire dans une zone qui comprend des sites touristiques aussi connus que Deauville, Fécamp et Honfleur.
En 1974, à l’instigation du ministère de l’Environnement et des collectivités locales, les industriels furent fortement incités à se concerter pour mettre sur pied une organisation moins sommaire. Ils formèrent une association, la SOCDI (1) qui procéda à un premier inventaire des déchets à traiter, lequel fut bientôt suivi d’un second plus précis, à partir duquel fut lancé un appel d’offres pour la construction et l’exploitation d’un centre collectif de traitement des déchets industriels de la région.
Le maître d’ouvrage de ce centre est le SEMEDI (2), société d’économie mixte dans le capital de laquelle figurent, outre la SOCDI, les collectivités locales, les chambres de commerce, le port autonome du Havre et la Caisse des dépôts et consignations. La maîtrise d’œuvre de l’opération a été confiée à la société d’ingénierie Beture. Après appel d’offres, la construction et l’exploitation ont été confiées à la Sedibex (3), groupement formé de TNEE (4) et de la Compagnie Générale des Eaux.
Le contrat d’exploitation comprend une clause d’abonnement, réservée aux membres de la SOCDI, aux termes de laquelle l’exploitant s’engage à traiter prioritairement les déchets des abonnés, ceux-ci devant apporter un tonnage minimum de produits à traiter ; le prix de traitement final tient compte du PCI des déchets et du partage des résultats du centre. Cet engagement réciproque a eu des effets particulièrement heureux et a contribué à créer un climat de confiance, générateur d’une exploitation efficace.
C’est là une des premières leçons à tirer de notre histoire.
LA CONSTRUCTION DU CENTRE
La technique adoptée pour le traitement des déchets a été l’incinération avec récupération de chaleur : le poids des déchets à traiter par voie physico-chimique était en effet trop faible pour envisager une telle filière dans des conditions économiques acceptables ; la majorité des déchets provient d’usines de l’industrie pétrolière et de ses annexes, et l’inventaire qui a servi de base au projet de l’usine laissait supposer un pouvoir calorifique inférieur (PCI) important.
Dans un premier temps, on a envisagé de récupérer l’énergie sous forme d’électricité ; cette solution s’est heurtée à deux inconvénients : sur le plan technique, il fallait prévoir un condenseur ; or, le canal de Tancarville se trouve à plusieurs centaines de mètres de l’usine et, sur le plan financier, il est vite apparu que le tarif auquel EDF se proposait d’acheter l’énergie produite n’était guère incitatif. Il a donc été décidé de vendre l’énergie sous sa forme la plus universelle après l’électricité : la vapeur. Ses caractéristiques en ont été arrêtées après concertation avec les éventuels clients.
Il était d’autre part intéressant de fabriquer de l’électricité pour notre propre usage, ce qui permet d’économiser une énergie achetée au prix fort. À cette fin, la vapeur produite présente des caractéristiques supérieures à celles qui sont exigées par les clients, ce qui permet une détente préalable dans un turbo-alternateur prévu pour pouvoir fournir la plus grande partie de l’électricité nécessaire au fonctionnement de l’usine.
Deux autres points particuliers ont été examinés avec soin :
- — les capacités de stockage, investissement indispensable mais considéré à
(1) Société civile de participation pour la destruction des déchets industriels.
(2) Société d’économie mixte pour l’élimination des déchets industriels de la Basse-Seine.
(3) Société d’élimination des déchets industriels de la Basse-Seine-Exploitation.
(4) Tunzini Nessi entreprise d’équipement.
tort ou à raison comme improductif : dans le cas présent, l’affaire se compliquait du fait que la nappe phréatique était très proche du sol naturel (l’usine est construite sur des remblais hydrauliques), ce qui faisait qu’un mètre supplémentaire de profondeur revenait extrêmement cher… Les volumes de stockage ont donc dû être calculés au plus juste, compte tenu des éléments à notre disposition, c’est-à-dire des hypothèses de base arrêtées à la suite de l’inventaire ;
— le prétraitement ou « préparation » des déchets : il a fallu prévoir une fosse suffisamment grande pour laisser de la place à la découpe des masses trop volumineuses, à la filtration des liquides avant introduction dans les citernes et réserves, et tout un circuit d’homogénéisation et de chauffage des produits pâteux avant introduction dans le four. En ce qui concerne les fûts, on a installé un dispositif élévatoire, véritable ascenseur, qui permet leur introduction directe dans le four (figure 1).
L’EXPLOITATION DU CENTRE
Les principes
Les premiers mois de fonctionnement du centre ne furent pas toujours faciles, tant s’en faut. On peut citer comme raisons principales :
— l’adaptation du personnel à des tâches qui étaient nouvelles pour lui, puisque cette usine était la première de ce type en France. Citons en particulier le laboratoire qui apprit peu à peu à déterminer les analyses utiles, indispensables ou, au contraire, de peu d’intérêt, avec quelle précision elles devaient être réalisées, avec quels appareils, selon quelle fréquence, etc. ;
— il apparut ensuite que la consistance des déchets n’était pas toujours celle qui avait été annoncée, sans pour autant accuser les industriels de mauvaise foi. Il est certain en effet qu’entre un échantillon de 20 l et une citerne de 10 ou 20 m³, on peut remarquer bien des différences, notamment en ce qui concerne l’importance et la consistance des dépôts. Il y a aussi les variations en cours de transport qui peuvent se traduire par un changement important de viscosité, voire par quelques polymérisations parasites. De temps en temps, ce sont au contraire des solides imprégnés qui se changent en mixture solide-liquide à la suite de suintements qu’activent les cahots du transport ;
— le pouvoir calorifique des déchets a été très affecté par la crise de l’énergie, laquelle a fâcheusement coïncidé avec le démarrage du centre. Les industriels ont en effet décidé d’extraire dans la mesure du possible les calories faciles à utiliser (figure 2) ;
— cette chute du pouvoir calorifique, jointe aux variations de consistance des produits, a rendu la régulation de la fourniture de vapeur plus délicate que prévu. On avait normalement envisagé de la réguler sur les caractéristiques de la vapeur (température et pression) plutôt que sur son débit, afin de se conformer aux désirs des clients et il s’en est suivi des variations importantes des quantités livrées au client. Comme, de son côté, le client avait besoin de moins de vapeur que prévu initialement, cette irrégularité des fournitures en arrivait à intéresser la quasi-totalité de ses besoins et donc à devenir rapidement intolérable. La solution a été de trouver un autre client, ce qui permettait de ne fournir qu’un appoint à chacun. Comme cela a coïncidé avec une meilleure connaissance des déchets et avec une production de chaleur plus régulière, le problème a disparu après avoir donné cependant bien des soucis pendant deux ou trois ans ;
— cette même irrégularité a eu des conséquences fâcheuses sur le fonctionnement de l’alternateur, conduisant à de fréquents déclenchements et donc à de fréquentes et imprévisibles demandes au réseau public, avec les conséquences tarifaires que l’on devine. La solution a été de ne demander à cet auxiliaire qu’environ 50 % de la puissance nécessaire. Peu à peu, il a été possible d’accroître cette proportion qui atteint maintenant 65 % ;
— le stockage enfin a été revu : • celui des liquides, pour permettre de mieux séparer la partie riche en huile (donc à PCI relativement élevé), la partie aqueuse et les sédiments ; • celui des solides, qui s’est rapidement révélé insuffisant, surtout en prévision des périodes d’arrêt pour entretien systématique.
Les adaptations
De nombreuses modifications ont été apportées à la réalisation primitive. On a parfois l’impression que ce ne sont là que des points de détail ; de fait, il s’agit
souvent d'éléments essentiels à la bonne marche de l'usine (figure 3) :
— la préparation des déchets et l'acheminement jusqu’au four ont été nettement améliorés ; la récupération des liquides a été équipée de filtres auto-nettoyants pour éliminer les matières en suspension. D'autres dispositifs ont été installés pour la vidange des filtres ;
— la fosse de réception a été équipée d'un jeu de grappins permettant de saisir selon les besoins un mélange plus ou moins riche en liquide ;
— la tête du four a été revue afin de mieux maîtriser la combustion en jouant à la fois sur le PCI des liquides injectés et sur la température de l’air comburant ; en effet, une combustion trop précoce a pour conséquence la formation de boues qui risquent d’encrasser le four lors du refroidissement, tandis qu'un allumage trop retardé risque d’entraîner la présence d'imbrûlés dans les mâchefers ;
— l'extraction des mâchefers a été entièrement revue, compte tenu du comportement des déchets lors de leur incinération, en particulier de la formation de laves collantes. L'extraction des cendres a également été modifiée ;
— la régulation de vapeur a été revue selon l'expérience acquise et une meilleure « intelligence » des déchets à traiter effectivement, peu à peu partagée par l'ensemble du personnel qui peut maintenant pressentir les qualités et les « défauts » d’un déchet avant son introduction dans le four.
Comme dans tous les centres de traitement, le laboratoire joue un rôle très important (figure 4) :
— au tout début, lorsqu’un industriel a envoyé un échantillon aux fins d’analyses afin de savoir si ce déchet peut être traité, avec quelles précautions et à quel prix ;
— en cours d’exploitation, afin de vérifier que le déchet effectivement apporté n'est pas trop dissemblable du produit annoncé, en particulier qu'il ne met pas en danger le personnel des installations. Cette opération comporte la prise d’échantillon et la mise au point d’un protocole d’analyse rapide car il est hors de question de retarder le dépotage du camion de plus qu'un quart d’heure ou de vingt minutes. L’acceptation du déchet par le laboratoire d’entrée entraîne sa prise en charge avec toute la responsabilité correspondante ;
— le laboratoire doit aussi vérifier la qualité de l'eau vaporisée dans les faisceaux, du retour des condensats, de l'efficacité du traitement, etc.
On voit l'importance de ce service, toujours sous la houlette d’un chimiste de haut niveau, dont la conversation est passionnante !
Ces mesures systématiques concernent :
— les substances dont la teneur est réglementée administrativement comme le chlore ou le soufre ;
— le pouvoir calorifique dont la connaissance est très importante pour la production de vapeur ;
— les produits dangereux pour les réfractaires, comme les calciums ou les alcalino-terreux, qui jouent un rôle de fondant particulièrement redouté ;
— les substances réglementées au titre de la sécurité du travail, comme présentant un danger pour la santé du personnel, tels certains carbures aromatiques ;
— les produits dangereux pour l'installation elle-même, en particulier par leurs propriétés explosives.
Il fallut apprendre à connaître les déchets dans leur intimité même, en particulier lorsqu’ils présentent plusieurs phases, ce qui peut être le résultat du transport ou dû à la nature des choses (figure 5).
Quelques cas particuliers
Les fûts
Certains déchets sont délivrés en fûts, mais il en existe des types bien différents :
— les fûts remplis d'un seul déchet que l'on a mis là parce qu'il y en avait une trop petite quantité pour justifier l'emploi d'une citerne ;
— les fûts remplis d'un mélange de plusieurs phases, allant du liquide clair au pâteux le plus visqueux. Leur transport en citerne serait impossible à cause des difficultés de manipulation. Entrent dans cette catégorie plusieurs colles et certains résidus de peinture qui réussissent ce « miracle » d’avoir un point éclair très
bas tout en n’étant pratiquement pas pompables (et il y en a beaucoup) ;
- — les fûts servant de poubelle auxiliaire, dans lesquels un fond de liquide sombre et moiré sert de milieu ambiant : deux ou trois pots de chimie plus un barreau de chaise, une vieille veste et parfois une paire de chaussures... Le cas n’est pas rare.
Le traitement des fûts commence par une analyse qui doit être d’autant plus précise que l’ignorance du contenu est plus grande... L’ensemble de ces analyses représente actuellement 50 % du travail du laboratoire bien que le tonnage traité en fût ne représente que 7 % du total. Choisir entre introduire le fût dans le four, ou le vider préalablement est toujours une décision importante qui doit être prise dans chaque cas particulier.
Les déchets aberrants
On a vu apparaître de nouveaux clients plus ou moins inattendus, producteurs de déchets dont la liste pourrait surprendre ceux qui ne connaissent que peu le monde des déchets. Parmi ces produits, on peut citer :
- — les résidus huileux du travail des métaux riches en eau (plus de 90 %) et en adjuvants souvent nocifs pour les réfractaires ;
- — les eaux polluées dont l’introduction dans le four ne peut se faire sans précautions particulières car il faut éviter les chocs thermiques et une baisse de température préjudiciable à la bonne marche de la combustion ;
- — les déchets de peinture, naguère très riches en solvants mais qui tendent de plus en plus à n’être que ceux d’émulsions aqueuses souvent cassées par électrophorèse ;
- — des produits plus ou moins inattendus, en principe occasionnels, parmi lesquels on peut citer pêle-mêle : des parties de bateaux avariés, des rouleaux de tissus, du vin pollué, des aliments pour bétail périmés, des balles de tabac, des médicaments périmés, de la farine de poisson, de la muscine de porc, des conserves, des rebuts de parfumerie, de vieilles archives... confiés à la Sedibex en raison de l’efficacité de sa technique dans le domaine de l’incinération.
LA DEUXIÈME LIGNE
Après une « montée en puissance » qui dura environ trois ans, la quantité de déchets traités au centre fut rapidement limitée par la capacité même de l’installation (figure 6).
La réalité ne fut toutefois pas aussi simple et le grand problème à résoudre était celui des arrêts systématiques : en effet, des arrêts systématiques sont nécessaires afin d’examiner en détail tous les éléments de la ligne de traitement et de procéder de façon préventive à toutes les opérations d’entretien nécessaires. Grâce à une organisation très serrée, ces arrêts ont pu être limités.
On peut constater que grâce à cette organisation, le taux de disponibilité du centre a rapidement dépassé 90 %. Un tonnage de 60 000 t/an a été atteint dès 1981 et les 70 000 t/an l’ont été à partir de 1983. Ces déchets proviennent pour plus de 80 % des zones industrielles de la Basse-Seine, le reste étant réparti sur l’ensemble du territoire français, sauf un petit apport venant de l’étranger, parfois de très loin et toujours de manière sporadique (figure 7).
Les possibilités de traitement (ou si l’on préfère la possibilité de rendre à la communauté industrielle le service que l’on en attend) dépendent plus de la capacité des installations que de la quantité de déchets à traiter, dont l’évolution est restée soutenue. Cette limite est particulièrement sensible pendant les périodes d’entretien systématiques, qui ont permis au centre d’assurer un service sans faille pendant plus de dix ans.
Il n’en reste pas moins vrai que, pendant les arrêts dus à l’entretien, la faiblesse des capacités de stockage est particulièrement gênante, voire dramatique ; c’est pourquoi, dès 1985, la Semedi a décidé la construction de la deuxième tranche.
La deuxième ligne est identique à la première à sa capacité près, légèrement inférieure. Grâce à elle, il n’y aura plus d’arrêt complet pendant les réfections entraînées par les opérations d’entretien. Les délais d’attente avant traitement des déchets seront réduits d’autant grâce à la souplesse d’une installation qui n’est plus contrainte de fonctionner en permanence à sa limite de capacité. Il ne reste qu’à lui souhaiter un succès égal à celui de la première.
CONCLUSION
Le succès de l’opération de Sandouville est exemplaire à plus d’un titre. Il est témoin de la qualité technique atteinte maintenant par les fours d’incinération : qualité des rejets, mais aussi fiabilité dans la marche d’un ensemble dont les éléments souffrent particulièrement. Il est également témoin de l’intelligence du personnel qui a su s’adapter aux contraintes du métier sur le triple plan de la législation, de la technique d’incinération... et des caractéristiques des déchets à traiter. Ce dernier point est essentiel car les déchets se modifient aussi vite que la production industrielle dont ils sont le reflet.
Dans leur domaine, peut-être humble mais ô combien nécessaire, tous ont prouvé l’importance de la technique, mais aussi et surtout de la conscience professionnelle. Décidément, derrière le rideau de fumée que constituent trop souvent des enregistrements de mesure ou des bilans, qu’ils soient techniques ou financiers, les choses ne fonctionnent bien que si l’on trouve derrière tout cela, mieux que des ingénieurs, mieux que des ouvriers, mieux que des commerçants, des hommes...