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La détection des pesticides organophosphorés et des carbamates à l'aide d'une électrode enzymatique à butyrycholinestérase

30 mai 1983 Paru dans le N°74 à la page 31 ( mots)
Rédigé par : J MANEM, J MALLEVIALLE, P DURANT et 1 autres personnes

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Les pesticides organophosphorés et les carbamates qui se substituent de plus en plus aux pesticides organochlorés en raison de leur plus grande labilité nécessitent, pour leur dosage, un appareillage sophistiqué comme un chromatographe en phase gazeuse couplé à un détecteur spécifique, voire un couplage GC-SM. Dans ce contexte nous avons développé une électrode enzymatique, basée sur le couplage d’un capteur électrochimique et d’une membrane porteuse d’activité enzymatique (1). L’enzyme utilisée lors de ce dosage appartient à la famille des cholinestérases, famille très étudiée en neuro-biologie en raison de son rôle important au niveau du système nerveux.

Les pesticides organophosphorés et les carbamates tirent leurs pouvoirs toxiques de l’inhibition des cholinestérases et en particulier de l’acétylcholinestérase. Certains auteurs (2-5) se sont déjà servis de cette propriété inhibitrice afin de doser ces pesticides, en la couplant notamment avec une chromatographie sur couche mince ou sur cartouches de silice (6) suivie d’un dosage spectrophotométrique.

Les récents progrès concernant l’immobilisation des enzymes sur des supports insolubles rendent possible la réalisation de films protéiques porteurs d’activité enzymatique qui, couplés à un capteur électrochimique, ont permis de mettre au point un capteur entrant dans la famille encore peu développée mais promise à un grand avenir des « électrodes à enzyme » (7).

Ce nouveau capteur présente de nombreux avantages, aussi bien dans le domaine du traitement d’eau que dans celui de l’agro-alimentaire ; il permet en effet, pour un prix de revient relativement faible, le contrôle systématique des pesticides organophosphorés et des carbamates à des seuils équivalents à ceux obtenus avec des techniques chromatographiques classiques, comme on le voit ci-dessous :

Organophosphorés (µg/ℓ) *

CG détecteur spécifique : 10-50 (EPD)

HPLC : —

Électrode à enzyme : 10-1000

Carbamates (µg/ℓ) *

CG détecteur spécifique : 10-50 (RCD)

HPLC : 100-1000

Électrode à enzyme : 50-1000

* Concentration de la solution injectée.

PRINCIPE DU DOSAGE PAR INHIBITION ENZYMATIQUE

Les enzymes sont des protéines spécialisées dans la catalyse des réactions biologiques. Ces biomolécules, remarquables par la spécificité de leur pouvoir catalytique, réagissent suivant le schéma général :

(a) A + B —Enz→ C + D

A, B sont les substrats de la réaction.

C, D sont les produits de la réaction.

Le dosage par inhibition enzymatique est basé sur le principe qu’outre leur substrat traditionnel, certaines molécules ont le pouvoir de se lier plus ou moins fortement et spécifiquement à l’enzyme, bloquant son site réactionnel, inhibant ainsi son pouvoir catalytique. En présence de ces inhibiteurs, l’équation générale (a) se complique notablement suivant les différents types d’inhibition connus ; mais ceci dépasse le cadre de cet article. Il ne sera cité que pour mémoire les différents types d’inhibition possibles en prenant comme exemple la butyrylcholinestérase, enzyme de la même famille que l’acétylcholinestérase, ce qui s’est avéré plus performant pour la réalisation de l’électrode :

– inhibition irréversible : ce type d’inhibition se rencontre avec les organophosphorés,

– inhibition pseudo-substrat ou réversible : c’est le cas des carbamates.

D’un point de vue pratique, le dosage consiste à mesurer l’inhibition de l’hydrolyse de la butyryl-

choline lors de l’introduction d’une solution inconnue.BuCHE*

(b) Butyrylcholine + H₂O → H⁺ + Choline + Butyrate

D’après l’équation (b), l’hydrolyse de la Butyrylcholine libère un proton. Il sera donc possible, en suivant la production de ces ions H⁺ grâce à une électrode électrochimique située très près de la membrane enzymatique, de suivre une inhibition éventuelle de la réaction qui provoquera une augmentation locale du pH.

DESCRIPTION DE L’ELECTRODE

Réalisation des membranes enzymatiques

L’immobilisation des enzymes dans un support insoluble a été réalisée par co-réticulation d’une protéine inactive et de l’enzyme par l’intermédiaire d’un agent pontant bi-fonctionnel : la glutaraldéhyde (7). Après l’obtention d’un mélange homogène des différents composants, la solution est étalée sur une plaque de verre puis, après séchage sous flux d’air, la membrane insoluble est aisément décollée, puis découpée à l’emporte-pièce en rondelles de un centimètre carré de surface pour être enfin placée sur la partie inférieure de l’électrode (voir la figure 1). Cette méthode de co-réticulation assure une répartition homogène de l’enzyme au sein du film protéique.

Appareillage et principe de mesure

L’électrode enzymatique comprend un support en altuglass (1), une électrode de pH (2), le tout inséré dans un tore aimanté (3) lequel va permettre la fixation du film porteur d’activité enzymatique (4) posé sur un anneau en acier inox (5). Cette électrode, accompagnée d’une électrode de référence, va plonger dans une cuve en verre contenant la solution aqueuse.

* BuCHE : butyrylcholinestérase.BuCH : butyrylcholine.

[Photo : Fig. 1. — Electrode à BuCHE.]

La mesure s’effectuera comme suit : on introduit dans la cuve de mesure (figure 2, étape 2) du tampon TRIS 10⁻² M contenant le substrat de la réaction (b). On observe, après un temps de latence, une libération de protons, puis une stabilisation du pH qui correspond au stade d’équilibre de la réaction.

L’addition de l’échantillon pollué (figure 2, étape 3) provoque une augmentation locale du pH due au blocage des sites réactionnels par les pesticides. La figure 3 nous montre un enregistrement type obtenu. Deux concentrations en substrat (S₁, S₂) et en inhibiteur (I₁, I₂) (dans ce cas le carbaryl) ont été utilisées. Nous pouvons voir sur cette figure que, dans tous les cas, l’état stationnaire n’est atteint qu’au bout d’un certain temps mais que la présence d’inhibiteur peut être mise en évidence très rapidement, quelques minutes seulement après l’introduction de l’échantillon.

[Photo : Fig. 2. — Electrode enzymatique.]
[Photo : Fig. 3. — Enregistrement-type obtenu au cours de l’essai.]

RESULTATS EXPERIMENTAUX

Influence du support protéique

Différents supports protéiques ont été testés : l’hémoglobine, la sérum-albumine et la gélatine. La décroissance du signal enregistré avec l’hémoglobine est très nettement supérieure à celle due aux membranes préparées à partir de sérum-albumine et de gélatine (figure 4).

[Photo : Fig. 4. — Inhibition, en fonction de différents types de supports.]

L'épaisseur du film protéique a également été testée. Il apparaît sur la figure 5 que les membranes de faible épaisseur augmentent la sensibilité du dosage, ceci peut s'expliquer par la diminution des contraintes diffusionnelles de la membrane.

[Photo : Fig. 5. – Inhibition en fonction de la membrane. BuCHE : 1,25 μ/cm². BuCH : 10⁻⁷ M. Carbaryl : 5 · 10⁻⁶ M.]

Influence de la concentration en substrat et en enzyme

Comme cela a été précisé plus haut, la butyrylcholinestérase a été préférée à l'acétylcholinestérase car elle a l'avantage de ne présenter aucune inhibition par excès de substrat. Différentes concentrations en substrat ont été testées : 10⁻⁴ M, 4 · 10⁻⁵ M, 10⁻³ M, 0,5 · 10⁻³ M.

Il a pu être montré l'intérêt de travailler à de fortes concentrations en substrat (10⁻² M) afin de diminuer le temps d'analyse. L'influence de la concentration en enzyme a également été testée. Il a pu être mis en évidence (figure 6) que la concentration optimale en enzyme est de l’ordre de 1,25 μ/cm². Afin d’obtenir une meilleure reproductibilité d'une membrane à l'autre et surtout afin de pouvoir stocker les membranes sans noter une diminution trop importante de leur activité, les expériences ultérieures ont été conduites avec des membranes de 7,7 μ/cm².

[Photo : Fig. 6. – Inhibition de la BuCHE par le carbaryl en fonction de la concentration en enzyme. BuCH : 10⁻⁷ M.]

Dosage d’un carbamate : le carbaryl

Le carbaryl est connu comme un inhibiteur puissant de la BuCHE (7). La cinétique d’inhibition de ce composé a été étudiée dans les conditions déterminées précédemment. Il a été vérifié que l'inhibition due au carbaryl était proportionnelle à sa concentration dans la phase aqueuse pour une gamme allant de 5 · 10⁻⁶ M à 10⁻³ M.

Si l'on considère une décroissance du signal de 10 % comme significative (la dérive de la ligne de base étant négligeable) la sensibilité du capteur vis-à-vis de ce carbamate est de l’ordre de 10 μg/l.

Dosage de pesticides organophosphorés

Deux pesticides organophosphorés, le parathion et le mévinphos, ont été étudiés dans les mêmes conditions que précédemment. Des résultats similaires ont été obtenus pour ces deux pesticides. À titre d’exemple, la figure 8 illustre le cas du mévinphos. La limite de détection de ces produits est de l’ordre du mg/l. Par contre lorsque l’on étudie la forme oxydée du parathion, le paraoxon, on remarque (figure 7) une inhibition plus importante de l’enzyme qui se traduit par une limite de détection inférieure à 0,1 mg/l. Dans ce contexte une étude plus générale est en cours, afin de confirmer que les formes oxydées des pesticides organophosphorés ont un pouvoir inhibiteur plus important.

[Photo : Fig. 7. – Décroissance du signal : f (mévinphos) et du temps. BuCH : 10⁻⁷ M/l.]
[Photo : Fig. 8. – Inhibition par le paraoxon. — Membrane hémoglobine 300 μ (7,7 unités/cm²). BuCHE, BuCH 4 · 10⁻⁶ M. — Tampon Tris HCl pH 7,5 20 °C. — Méthanol 2 %.]

Application de l’électrode au domaine de la production d’eau potable

En vue du développement d’un système d’alarme applicable aux eaux de surface et aux eaux traitées, certains paramètres ont été étudiés plus particulièrement : pouvoir tampon de différentes eaux, limite de détection correspondante aux normes européennes en vigueur pour les pesticides et les éventuelles interférences avec d'autres matières organiques.

a) Pouvoir tampon de différentes eaux.

Comme le principe de ce dosage par inhibition enzymatique est basé sur une différence locale de pH au niveau de la membrane, il était important d’étudier le pouvoir tampon des eaux provenant de différents sites. Ceux-ci se sont révélés tous nettement supérieurs à celui du tampon TRIS 10⁻² M utilisé pour les essais précédents, ce qui a pour inconvénient d’induire une diminution assez nette du pH lors des essais de dosage des pesticides et donc de diminuer la sensibilité de la technique.

b) Limite de détection.

En ce qui concerne les pesticides, les directives européennes préconisent un seuil maximum de 5 µg/l sur l'ensemble des pesticides et des PCB dans les eaux destinées à la production d’eau alimentaire. Ce seuil est de 0,5 µg/l pour les eaux potables.

Afin d'arriver à ces limites, il est nécessaire d’effectuer une phase préliminaire de concentration. Quelle que soit la méthode choisie, extraction liquide-liquide ou concentration sur support solide suivie d’une élution par un solvant organique, l'échantillon devra être conditionné dans le méthanol. La phase méthanolique est ensuite introduite directement dans la cuve de mesure contenant le tampon TRIS HCl 10⁻² M dans des proportions de : 10 % MeOH – 90 % TRIS.

c) Étude de l’interférence éventuelle de différents composés.

Afin de tester les possibles interférences sur le dosage dues à la diversité des produits extractibles d’une eau, deux voies d’approche ont été choisies dans l’étude d’un concentrat d’eau de surface préalablement analysé par couplage CG-SM et exempt de tout pesticide :

- la concentration a été réalisée grâce à un système d’adsorption sur résine macroporeuse (9, 10) suivie d'une extraction au CH₂Cl₂ et au MeOH. Le facteur de concentration de ces échantillons est de l’ordre de 10 000.

Aucune inhibition n’a pu être mise en évidence sur les différentes eaux analysées, que ce soit avec l’extrait au CH₂Cl₂ ou celui au MeOH ;

- la seconde approche du problème des interférences a été de tester différents produits fréquemment présents dans l’eau à des concentrations allant de 10 ng/l à 1 µg/l : le benzaldéhyde, le 2-butoxyéthanol, le toluène, le 2-tertiobutyl phénol, le cyclohexanone, le dibutyl phtalate, le méthylstyrène, le triméthyl phosphate. Ces huit produits ont été testés soit ensemble à des concentrations de 10⁻⁷ g/l chacun, soit séparément à 10⁻⁵ g/l. Aucune inhibition de la butyrylcholinestérase n’a pu être mise en évidence.

CONCLUSION

Cette étude a permis le développement d'une électrode enzymatique à butyrylcholinestérase pour le dosage de pesticides organophosphorés et de carbamates à des concentrations de l’ordre du ppb. Il a été montré que l’inhibition obtenue est directement proportionnelle à la quantité de pesticides.

Ce nouveau type de capteurs va permettre, grâce à son coût relativement faible et sa simplicité d’utilisation, de généraliser les contrôles dans plusieurs domaines industriels, qu'il s’agisse du traitement de l'eau ou de l’industrie agroalimentaire en général.

Ce capteur, bien qu’aussi sensible que la chromatographie en phase gazeuse ou liquide, n’a pas la prétention de remplacer entièrement celles-ci mais il permet, lors de grandes séries d’analyses, de sélectionner des échantillons présentant une réponse positive à l'électrode, échantillons qui devront être par la suite analysés par GC-MS. Ce capteur permettra donc un screening des pesticides organophosphorés et des carbamates mais aussi de toute autre substance susceptible d’inhiber la butyrylcholinestérase, propriété qui laisserait présager un pouvoir pathogène sur l'homme.

REFERENCES

1) Durant P.; Thèse de 3ᵉ cycle. LTE Compiègne (1981).

2) A.M.G. Gardner. J. Assoc. Off. Anal. Chem. 54, 517 (1971).

3) C.E. Mendoza et J.B. Shields ; J. Chromatography. 50, 92 (1970).

4) C.E. Mendoza et al.; J. Agric. Food Chem. 17, 1196 (1969).

5) D.R. Sellers ; « Feasibility of Monitoring Pesticide Breakthrough From Charcoal Columns ». Rapport of Midwest Research Institute (1979).

6) S. Bhattacharya et al. Fourth International Congress of Pesticides Chemistry.

7) J.L. Romette et S.L. Boiteux. Biofutur, fév. 1983.

8) Avrameas S.; Broun G.; Thomas D. Enzymes immobilisées. Brevet n° 146 205293 (1968).

9) Berry W.K. and Devies D.R.; The use of Carbamates in the protection of animals (1970).

10) J.H. Suffet, J.M. Mallevialle ; 12ᵉ Symposium of the analytical chemistry of pollutants, Amsterdam (14-16 avril 1982).

11) H. Mazet, A. Bruchet, Croussea, J. Mallevialle. 62ᵉ Congrès de l'AGHTM – La Baule (24-28 mai 1982).

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