Les organismes de financement et les autorités sanitaires s’inquiètent depuis plusieurs années des médiocres résultats techniques et économiques de services d’eau qui ne peuvent plus faire face avec leurs moyens à la demande croissante des usagers. La mauvaise utilisation des équipements existants incite à en créer de nouveaux, avec pour conséquence l’augmentation des charges financières ; or beaucoup de services ont déjà de sérieuses difficultés à équilibrer leur budget. Construire de nouveaux ouvrages de traitement ou de distribution est une solution de facilité qui permet d’éluder la question de la capacité de l’institution à bien gérer le domaine existant. Cette utilisation optimale des équipements passe par la définition d’objectifs de gestion et de qualité de service et par une organisation des structures techniques et administratives qui garantissent la fourniture du service au coût minimum. L’optimum recherché est global ; c’est un optimum acceptable pour l’ensemble de l’institution. Une analyse de système mettrait en évidence les liaisons entre toutes les variables, mais cette analyse est souvent complexe parce qu’elle embrasse trop d’éléments mal quantifiables et l’on préfère décomposer le système en sous-systèmes dont on recherche des optimums partiels de fonctionnement.
Le présent article tente de définir de tels sous-systèmes dans la gestion d’un service d’eau et se propose d’examiner comment en améliorer les résultats. Il s’appuie sur l’expérience acquise par la Société des Eaux de Marseille dans la gestion du réseau de la ville ainsi que lors de missions d’assistance technique effectuées un peu partout dans le monde, en Algérie, en Tunisie, à Panama, au Vénézuela et au Honduras par exemple.
La Société des Eaux de Marseille (S.E.M.) est une société à capital privé créée en 1943 pour gérer l’ensemble des ouvrages de distribution d’eau de la ville de Marseille. Les relations entre la ville et la S.E.M. ont d’abord été réglées par un contrat de régie intéressée. Le contrat s’est transformé en 1960 en un contrat d’affermage confiant à la S.E.M. la responsabilité entière de la gestion quotidienne du service d’eau, en contrepartie d’une part du produit des ventes d’eau. La collectivité locale garde la maîtrise des investissements et elle a donc l’assurance de l’adéquation entre le développement de l’urbanisation et celui du réseau d’eau potable.
Le canal de Marseille amène l’eau de la Durance à Marseille depuis 1849 après avoir parcouru plus de 80 km à travers la Provence. Des travaux d’amélioration incessants ont porté sa capacité de transit à 17 m³/s. Le canal de Provence fournit un secours de 3,5 m³/s. L’eau brute est filtrée et stérilisée à l’ozone dans trois usines d’une capacité totale de 700 000 m³/jour.
Quelques données chiffrées sur le réseau de Marseille :
- — 1 800 km de canalisations de 50 mm à 1 200 mm de diamètre ;
- — 50 réservoirs d’eau filtrée d’une capacité totale de 150 000 m³ ;
- — 30 stations de pompages ;
- — 5 étages de distribution pour desservir toutes les cotes de 0 à 250 m ;
- — 100 000 branchements pour 1 million d’habitants ;
- — 100 millions de m³ consommés annuellement.
Les sous-systèmes
Le but d’un service d’eau étant de distribuer à tous les usagers de l’eau de bonne qualité en permanence, en quantité suffisante et à un coût minimum, ces objectifs simples nous amènent à définir, à l’intérieur du système opérationnel de distribution d’eau, les sous-systèmes suivants que nous examinerons successivement :
- — le contrôle de la qualité de l’eau potable ;
- — la sécurité et l’entretien des ouvrages ;
- — la régulation du fonctionnement ;
- — la réduction des pertes d’eau ;
- — le développement et le renouvellement du réseau ;
- — la gestion administrative des usagers.
Nous nous intéresserons pour terminer au système d’information et à l’optimisation des moyens ainsi qu’aux problèmes de stratégie de développement à moyen et long termes.
Le contrôle de la qualité de l'eau potable
La fourniture d’une eau de bonne qualité, d’une eau saine pour tous reste l’objectif primordial d’un service de distribution d’eau. Il est donc obligatoire de contrôler la qualité de l’eau à tous les stades de l’adduction, du traitement et de la distribution. Ces contrôles doivent être nombreux et rigoureux, et effectués soit de manière continue et automatique, soit au moyen d’échantillons régulièrement prélevés et analysés en laboratoire ; le problème le plus préoccupant d’un distributeur d’eau reste en effet la prévention, la détection et la lutte contre les pollutions accidentelles.
À Marseille, une station physicochimique automatique mesure le pH, les chlorures, la conductivité et la turbidité de l'eau brute à l’entrée du canal. Une installation de production de bioxyde de chlore peut être mise en œuvre pour neutraliser des composés phénolés ; à la production, l’eau est stérilisée à l’ozone et une post-chloration garantit la rémanence de la stérilisation jusqu’à l’abonné. Des prélèvements sont analysés plusieurs fois par jour. Sur les réseaux, on prend un grand soin à supprimer tout contact entre l’eau et le milieu extérieur. Chez les abonnés à haut risque, un appareil disconnecteur interdit le retour dans le réseau public de produits dangereux ou seulement indésirables.
La sécurité et l’entretien des ouvrages
La fonction « sécurité et entretien » a pour objectif de garantir aux usagers la continuité de l’alimentation. Sur le plan formel, il faut distinguer la sécurité de l’entretien même si dans beaucoup d’organisations les deux tâches sont assurées par le même personnel.
À partir de la connaissance d’un incident sur un ouvrage de distribution, la tâche de sécurité consiste à confirmer son existence, diagnostiquer l’origine, évaluer les conséquences et prendre les premières mesures conservatoires. Les moyens d’intervention sur le terrain opèrent de manière hiérarchisée en fonction de la gravité présumée des incidents. Les équipes de grande sécurité fonctionnent 24 h sur 24 par roulement. Elles constituent l’élément essentiel de la permanence des services techniques. Elles sont assistées dans cette tâche par du personnel de garde sur le canal et dans les usines de traitement ou par du personnel d’astreinte à domicile. Des équipes plus légères et des agents à moto ont la responsabilité de traiter les incidents de moindre envergure pendant les heures du jour : fuites sur le réseau secondaire ou sur les branchements, manques d’eau chez les usagers, etc. Le centre de télégestion complète ce dispositif de sécurité en fournissant des alarmes avant que ne se produise véritablement un incident (niveaux de réservoirs trop bas, débits hors des seuils fixés) et en suppléant les hommes par la télécommande de vannes d’arrêt.
Si le rôle des services d’urgence est de limiter les conséquences néfastes d’un incident, il revient au service d’entretien de rétablir la continuité de l’alimentation, en rendant le réseau réutilisable aussi vite que possible. Par nature les travaux sont divers et font appel aux techniques les plus étendues : réparation des appareillages électromécaniques, réparation des fuites, remplacement des vannes défectueuses, etc. L’efficacité des travaux d’entretien dépend directement de l’organisation mise en place, de la capacité technique du personnel et d’un stock de pièces détachées bien approvisionné.
La régulation du fonctionnement du réseau
La fonction de régulation de réseau est souvent confondue avec la fonction de sécurité ; or il s’agit de tâches de natures bien différentes par leurs objectifs et leurs méthodes d’action. La fonction « sécurité » est passive : on attend l’incident, mais dès qu’il apparaît, on agit rapidement pour le régler ou en limiter les conséquences. La fonction « régulation des réseaux » est active : son objectif est, qu’à tout instant, l’ensemble des ouvrages disponibles soit utilisé au mieux pour satisfaire la demande variable des usagers.
La régulation de l’adduction et de la production consiste à déterminer, à partir des tendances de consommation des jours précédents, le débit à admettre en tête du canal ; les réglages sont assez simples lorsque les réserves sont capables d’absorber les pointes de consommation. La régulation du réseau de distribution est un peu plus complexe dans sa formalisation et dans sa réalisation. Un réseau de distribution, même celui d’une grande ville, se trouve toujours en régime varié du fait de la modification de la demande des abonnés. Les variables de commande restent toujours peu nombreuses et empiriques malgré la somme d’efforts que l’on a partout consacrés à la modélisation des réseaux de distribution. Le minimum a longtemps été pour Marseille de connaître en permanence les débits sortant des usines et journellement les volumes distribués et les volumes pompés par chaque station de pompage isolée.
Cette information était insuffisante pour une utilisation optimale du réseau et la S.E.M. a dû développer, à partir de 1977, un centre de télégestion. Ainsi le Service d’exploitation dispose en permanence de centaines de mesures et d’alarmes sur le fonctionnement du réseau : niveau de réservoirs, débits des stations de pompage. Étant informé plus tôt, il peut réagir plus vite en télécommandant la manœuvre des vannes ou en mettant en service une station de pompage. La deuxième étape de développement de ce système sera son autorégulation sous surveillance.
Le centre de télégestion ne se substitue pas aux moyens traditionnels d’intervention ; il modifie néanmoins profondément la manière de concevoir la gestion du réseau, et il contribue à améliorer l’efficacité et la rapidité d’action des investissements. Dans l’avenir, il améliorera la cohérence des décisions de régulation et il permettra d’atteindre, sinon d’approcher, l’optimum d’utilisation des ouvrages existants.
La réduction des pertes d’eau
Pour fournir à tous de l’eau en quantité suffisante, il est souvent indispensable de réduire les pertes d’eau du réseau. Il ne suffit pas pour cela de rechercher les fuites, et la réduction des pertes doit faire l’objet d’un programme global.
Le premier volet de cette politique globale portera sur la mesure des pertes réelles du réseau et donc sur la connaissance des volumes entrant et sortant du système. À cet effet, les canalisations de sortie des usines de traitement sont équipées de débitmètres à ultrasons, qui ont remplacé les débitmètres à pression différentielle (tels que diaphragmes et Venturi) utilisés ultérieurement. Les stations de pompage sont souvent équipées de compteurs à turbine.
Le comptage des volumes sortant relève de la gestion administrative des abonnés.
Le deuxième volet d’une politique de réduction de pertes consiste à rechercher les fuites. Après avoir longtemps utilisé des appareils de type acoustique, la S.E.M. emploie maintenant des appareils de localisation par corrélation acoustique qui
... facilitent le travail et augmentent sa rentabilité. Cependant, la recherche systématique reste une opération lourde en personnel et tous les spécialistes s’accordent pour dire qu’il faut orienter la recherche vers les zones où les fuites sont les plus probables. Pour cela, on utilise soit la mesure permanente des volumes distribués dans un district, soit la mesure des débits de nuit ou mesure des pertes. Une campagne active a ainsi permis de faire passer le pourcentage de pertes de 44 % en 1977 à 20 % en 1984 (figure 1).
Le troisième volet d’une politique de réduction de pertes consistera à prévenir l’apparition des fuites ou à en réduire l’importance ; sur ce chapitre, il est difficile de se montrer exhaustif. L’action probablement la plus rentable, c’est la réduction des pressions de service. Les pressions sont souvent excédentaires de manière permanente dans les zones basses du réseau et de manière intermittente, pendant la nuit, lorsque la demande diminue. La solution adoptée à Marseille consiste à utiliser des régulateurs à pression aval constante mais le centre de télégestion permettra rapidement de perfectionner le contrôle en pilotant les vannes de régulation à partir de pressions relevées directement en des points critiques du réseau.
Le développement et le renouvellement du réseau
La régulation du fonctionnement du réseau trouve sa propre limite lorsque la demande des usagers dépasse les possibilités de celui-ci : la seule solution est alors de renforcer les ouvrages.
Dans la période de forte croissance de la demande qu’a vécue Marseille entre 1950 et 1970, le rôle du Service des équipements a été capital non seulement dans la résolution des difficultés à court terme mais avant tout dans celle des problèmes à long terme. Sa première fonction a été de définir un plan directeur à 20 ans, qui tienne compte au mieux de l’évolution spatiale et temporelle de l’urbanisation, ainsi que des capacités du réseau existant connues par modélisation mathématique. Ce plan a été divisé ensuite en programmes quinquennaux qui ont suivi de plus près la croissance de la population. L’effort a porté surtout sur l’extension et la modernisation des usines de traitement, sur le renforcement du réseau primaire et également sur le remplacement des canalisations les plus anciennes, certaines datant du début du siècle. La figure 2 montre comment ont décru les ruptures des canalisations et des branchements grâce à l’effort de renouvellement des ouvrages.
La gestion administrative des usagers
La plupart des services de distribution d’eau potable financent leurs charges de fonctionnement et le remboursement de la dette à partir des recettes provenant de la vente d’eau. Ils devraient donc se comporter comme des institutions à caractère commercial, dont le souci premier serait de tirer le maximum de la facturation de l’eau aux usagers. Malheureusement, la gestion administrative de ceux-ci souffre souvent de faiblesses chroniques qui diminuent la rentabilité.
La gestion technique du parc de compteurs doit être rattachée à ce chapitre parce que le compteur fournit presque toujours la base de la facturation ; or, l’expérience montre que cette gestion est souvent très négligée. Pour bien compter les volumes consommés, il faut en effet :
- — choisir le type de compteur le mieux adapté à l’usage et aux caractéristiques de l’eau,
- — déterminer son calibre en fonction du débit moyen et du débit de pointe prévisibles,
- — définir des normes impératives pour la pose des branchements et les faire respecter,
- — renouveler les compteurs à partir de règles technico-économiques cohérentes.
Le fichier des abonnés est l’élément de base de la gestion administrative du service. Le nombre important des usagers justifie très souvent l’utilisation de l’informatique. Le fichier doit contenir des données qui lui permettent de jouer un triple rôle : technique, commercial et de gestion.
Il faut noter également que le relevé de l’index est une des rares occasions où un représentant du service se rend chez l’usager. Il faut en profiter pour détecter les défauts les plus évidents du fonctionnement des compteurs (bris de glace, compteur calé, plombage enlevé, etc.).
Si l’établissement de la facture est généralement bien maîtrisé, il n’en est pas toujours de même de la coercition. Un mauvais recouvrement peut être dû à une situation économique telle que les usagers ne peuvent pas financer le service public à son coût réel ; la solution est en ce cas institutionnelle, mais plus souvent, il faut incriminer la mauvaise organisation de la coercition.
À Marseille, où la facturation est semestrielle, 70 % des factures sont payées au bout de 2 mois et 95 % au bout de 4 mois. La coupure d’eau touche 1,5 % des abonnés et, sauf en cas de faillite, elle aboutit au paiement de la facture.
Le système d’information et l’optimisation des moyens
Il est clair qu’un gestionnaire de réseau a besoin d’un système d’information : c’est la condition préalable à une prise de décision optimale dans chacune des fonctions qui ont été examinées dans cet article. Les moyens disponibles sont à un instant donné parfaitement limités, que ce soient les ressources en eau, les moyens en hommes et en matériels, les ressources financières. De plus, ces moyens ne sont pas à court terme substituables les uns aux autres ; il n’y a pas d’arbitrage possible. Le rôle du système d’information est de permettre que les moyens disponibles soient bien utilisés de façon optimale.
Du strict point de vue technique qui est celui que l’on privilégie ici, la cartographie du réseau reste l’information à la fois la plus permanente et la plus indispensable pour le faire fonctionner.
Certains services se satisfont d’une transmission verbale de ces informations ; cette pratique est dangereuse et inefficace car elle interdit toute vision d’ensemble et
une intervention rapide d’un personnel non spécialisé. Du fait de son ancienneté, la cartographie du réseau de Marseille est encore gérée manuellement mais il est envisagé son transfert sur ordinateur.
On a déjà signalé que la régulation du fonctionnement du réseau nécessitait la connaissance de variables de contrôle telles que les débits instantanés, les volumes cumulés, les pressions. La première étape a été pour la S.E.M. l’installation des instruments de mesure correspondants (débitmètres, manomètres enregistreurs...) et la collecte régulière des informations. La deuxième étape, déjà évoquée, a été la création du centre de télégestion.
Le fichier des abonnés dont on vient de parler entre également dans le système d’information indispensable à tout gestionnaire du service d’eau.
Une stratégie de développement à moyen et long termes
Dans une décision à court terme, l’organisation et les moyens disponibles sont
déterminés. La seule liberté est de les combiner au mieux pour atteindre les objectifs de gestion. Il n’en est plus de même pour les décisions à moyen et long termes. Le gestionnaire retrouve alors la liberté de modifier son organisation et d’arbitrer entre les moyens dont il disposera.
L’exemple qui vient immédiatement à l’esprit, c’est l’arbitrage classique entre moyens en matériel et moyens en personnel. Faut-il investir en matériels pour diminuer le personnel ? Le développement à l’usage de l’informatique a permis par exemple de limiter l’augmentation du personnel administratif ; or, ce développement s’inscrivait dans une politique globale définie il y a 20 ans en fonction des contraintes techniques et financières du moment et révisée périodiquement à partir des résultats déjà acquis.
Il existe bien d’autres domaines où de tels arbitrages sont possibles. Les questions se reposeront identiques d’année en année, mais les réponses risquent de changer parce que le système évoluera. De plus, il y a danger à se poser tous ces problèmes en ordre dispersé car les réponses qu’on leur donnera interagiront les unes sur les autres. Personne ne doute de la nécessité d’un plan directeur du réseau de distribution lui-même ; de ce qui vient d’être dit, il faut tirer une conclusion similaire, à savoir que tout service de distribution doit établir un plan directeur de sa propre organisation, et se fixer une stratégie de développement à moyen et long termes.