L’article de M. Marcel Bailhache, dont nous publions des extraits, donne des aperçus intéressants sur les techniques romaines utilisées en matière d’aqueducs.
Parmi les facteurs permettant d’apprécier l’évolution de l’importance des villes gallo-romaines depuis leur fondation jusqu’à leur déclin, celui de la variation du débit des aqueducs peut être pris en considération. On ne cherchera ici qu’à indiquer le taux des variations en question, là où les données nécessaires ont pu être recueillies. Elles sont au nombre de trois :
- — la section des aqueducs et leur profil en long : si la section des aqueducs est en général facile à relever, le profil en long ne peut l’être que rarement en totalité car les pentes étaient souvent très irrégulières et coupées de chutes quand la dénivellation des deux extrémités était trop forte ;
- — les quantités d’eau capables d’être transportées, à partir de sources ou de barrages de rivières compte tenu des prélèvements licites ou non effectués en cours de route et des fuites occasionnelles ;
- — la hauteur et l’épaisseur des dépôts laissés par les eaux dans les canaux. On peut penser que normalement la première pellicule de dépôt n’entraînait pas de variation de la section mouillée, le niveau de l’eau pouvant s’élever légèrement. Elle ne faisait qu’augmenter la rugosité des parois, ce qui diminuait déjà le débit. L’accumulation des dépôts entraînait par la suite la réduction de la section en question. Leur épaisseur est inversement proportionnelle à la vitesse de l’eau. Une simple analyse chimique des eaux permet d’ailleurs d’expliquer l’absence ou l’importance des dépôts.
Mode de calcul du débit
L’Antiquité n’a connu que l’hydrostatique. Frontin paraît avoir été l’un des premiers à entrevoir l’influence de la pression dans le mouvement des eaux. L’unité de débit était alors basée seulement sur le diamètre des conduites ou la section des canaux. C’était la « quinaria », débit d’un tuyau de 5/4 de pouce de diamètre (2,135 cm) évaluée aujourd’hui à 0,48 l par seconde ou 41,5 m³ par jour. À Rome, les débits journaliers des quatre plus grands aqueducs étaient de l’ordre de 190 000 m³, mais sans tenir compte de l’influence des dépôts. Ils correspondaient à des hauteurs d’eau dans les canaux de 1,40 m à 1,70 m.
Les Temps Modernes, à partir du XVIIᵉ siècle, ont conduit les mathématiciens et ingénieurs à serrer de plus près le calcul du débit de conduites et canaux.
En France, à la fin du XVIIᵉ siècle, Prony étudia expérimentalement la question et publia au début du siècle suivant un ensemble de calculs et de tables numériques applicables aux canaux. Il avait simplifié comme suit les données du problème :
- — aux diverses vitesses des filets d’eau, il substitua la notion de la vitesse moyenne V, la même pour tous les filets mais correspondant à un débit égal au débit constaté ;
- — pour un courant donné, et quelle que soit la forme de la section mouillée S, il définit le périmètre mouillé P de celle-ci, total des dimensions du pourtour de la section, la largeur de surface libre exceptée. Il en tira la notion de rayon moyen R = S/P ;
- — la pente i était de toute façon celle qui était imposée, dans la réalité ou les projets.
De ces éléments, Prony tira une formule mathématique assortie de tables numériques donnant les coefficients à appliquer à chaque terme. Elle fut longtemps utilisée. Mais il était parti de l’idée que la pellicule liquide en contact avec les parois était immobile, constituant en fait la paroi effective de la conduite ou canal. Cette notion fut bientôt contestée, d’abord par l’ingénieur Darcy, puis par son successeur Bazin. Après de très longues expériences, ce dernier publia en 1897 deux formules très simples reliant la vitesse V et le produit (Ri) en y ajoutant un nouvel élément dit « coefficient de rugosité » désigné par la lettre y.
Pour ce dernier, on peut en principe retenir les valeurs :
- — 0,16 pour des enduits de mortier de chaux (ou étanche) neufs ;
- — 0,46 pour des enduits recouverts d’une pellicule d’incrustations ;
- — 0,85 pour des enduits couverts d’incrustations rugueuses.
Des tables numériques permettent des calculs immédiats en fonction des diverses données. Des formules similaires furent également établies à l’étranger.
Aqueducs de grande section : les cas de Vienne et Nîmes
La ville de Vienne était desservie par cinq aqueducs venant de la vallée de la Gère. Seul est étudié ici le plus vaste d’entre eux, qui amenait les eaux de la rivière, sans filtrage, et alimentait peut-être une naumachie ou fournissait ce qu’on appelle aujourd’hui « l’eau industrielle », notamment pour le lavage des égouts. De section énorme (hauteur 2,10 m à 2,37 m — largeur 1,88 m), sa pente est de 1,16 m par kilomètre. Sa longueur n’est pas indiquée. L’intérieur était revêtu de mortier étanche jusqu’à 1,70 m de haut, recouvert d’un dépôt calcaire de 0,05 m d’épaisseur. C’est en passant par ce canal, semble-t-il, qu’au cours des guerres entre les petits-fils de Clovis, l’un d’eux, Gondebaud assiégeant son frère Godegisile enfermé dans la ville, y pénétra, guidé par le fontainier du service des eaux.
Le calcul des débits aboutit aux résultats suivants :
— ouvrage neuf : l’enduit étanche, quelle que soit sa qualité, a dû être presque immédiatement rendu rugueux, étant donnée la mauvaise qualité de l’eau transportée. Il paraît donc prudent de prendre pour λ la valeur de 0,46. Le débit maximum correspondant, en donnant à l’eau la hauteur de 1,70 m de l’enduit, serait de 4,33 m³ par seconde, ou 374 000 m³ par jour. On doit penser, d’après un tel chiffre, que l’ouvrage ne servait que pendant de courts moments, en période de crue de la Gère.
— ouvrage incrusté : on peut admettre que les dépôts n’aient pas eu d’influence sur la section du courant qui pouvait s’élever librement. Mais le coefficient λ, en raison des impuretés de l’eau, et surtout des débris végétaux, peut être compté à 1,75, valeur maxima de Bazin. Le débit, dans ces conditions, serait d’environ 186 000 m³ par jour. Ce chiffre lui aussi laisse croire que l’utilisation de l’aqueduc n’était qu’occasionnelle. Il représente 50 % du débit primitif.
À Nîmes, les dimensions du castellum divisorium indiquent un débit important. Le canal d’amenée, sur le Pont du Gard, mesure 1,20 m sur 1,85 m. Comme pour Vienne, on peut considérer les deux situations suivantes :
— ouvrage neuf : on peut prendre γ = 0,16. Si, en période de crue, le canal était rempli dans la partie d’aval où la pente n’était que de 0,187 m par km, la section mouillée aurait atteint 2,22 m² et le débit journalier correspondant aurait été de 124 000 m³ environ.
— ouvrage incrusté : très rapidement, le calcaire déposé par l’eau a dû former sur les parois une pellicule accroissant la rugosité. Le coefficient γ se serait aussitôt élevé de 0,16 à 0,46 ; le débit maximal se serait réduit à 91 000 m³ environ par jour. Par la suite, les incrustations sont devenues très importantes, à tel point qu’elles ont réduit la section mouillée à 0,75 m², alors que la rugosité des parois augmentait. En prenant alors γ = 0,85, on trouve un débit journalier de 14 630 m³ environ, soit 12 % du débit initial.
Il faut toutefois admettre que ces chiffres sont des maxima, car ils supposent le canal plein à ras bord. Initialement, il ne devait pas l’être toujours ; à la fin, par contre, ce devait être la situation normale puisque les incrustations ont atteint le sommet des piédroits.
Un rapprochement avec les aqueducs de Rome est à faire. Il semble que l’Anio Novus ait, aux abords de Tivoli, été entièrement colmaté, ne laissant passer qu’environ 20 % du débit initial. Le canal de l’Aqua Marcia fut également très encombré. Les trois cas de l’aqueduc de Nîmes et de ceux de Rome sont probablement des extrêmes. Ils montrent cependant que la présence des regards ne pouvait suffire à assurer un curage convenable des
Canaux souterrains : ce curage, long et pénible, devait être considéré comme un travail « non noble », fait par des esclaves de basse qualité. Il est frappant d’ailleurs que Frontin en parle peu et ne souligne pas l’effet des dépôts sur les débits.
Les aqueducs de petites dimensions
Lutèce : l’aqueduc d’Arcueil
L’étude de Desguine a fait l'objet d’une mise au point très précise par M. Paul-Marie Duval, qui, notamment, a tenu compte de la présence d’un ouvrage de distribution situé dans le Paris actuel, sous la rue Saint-Jacques. Il n’y a pas lieu de reprendre cette étude.
L’auteur a cependant cherché à calculer le niveau du canal sur l’aqueduc d’Arcueil, dont le radier était à 14 m environ au-dessus du sol actuel (cote 43,000), ce qui place le radier de l’aqueduc à la cote 57,000 soit un abaissement de 1,856 m par rapport à celle qui résulterait d’une pente uniforme de 0,56/1000 depuis les sources jusqu’au bassin de répartition. De part et d’autre du pont, les pentes auraient donc été de 0,768/1000 vers l’amont et 0,329/1000 vers l’aval. Un nivellement des lieux serait cependant utile pour confirmer cette assertion, qui n’engage que l’auteur. Sur le pont d’Arcueil, la hauteur des piédroits était réduite de 0,50 m à 0,45 m, peut-être, comme à Poitiers, par crainte de leur déversement.
Le débit du canal paraît avoir été toujours assez faible, en raison de l’insuffisance de celui des sources. En aval du pont d’Arcueil la hauteur moyenne des sédiments n’est en effet que de 0,28 m. À l’état neuf, le débit journalier aurait été de 2 400 m³. Après des incrustations plus ou moins importantes, sans changer la section mouillée car l’eau avait toute liberté de s’élever quelque peu dans le canal, on trouve un débit journalier moyen d’environ 1 500 m³.
Toulouse : l’aqueduc de Lardenne
L’aqueduc dit de Lardenne, si rares qu’en soient les vestiges, paraît cependant offrir, comme à Saintes, l’exemple d’efforts faits pour en accroître le débit. L’ouvrage, long de 9,50 km environ, prenait naissance sur les terrasses de la rive gauche de la Garonne, qu’il longeait en canal voûté à fleur de sol. Après quelque 6,5 km, il tournait brusquement à droite pour atteindre la ville par une longue série d’arcades et un pont sur la Garonne, qui comportait peut-être un passage pour piétons.
Deux tronçons encore existants au château du Mirail sont en pente de 1/1000 ; un nivellement d’ensemble donne à penser que cette pente était à peu près constante. Le canal de 1,15 m environ de hauteur sous clef comportait une cunette enduite de mortier étanche bien lissé de 0,65 m de large et 0,40 m de hauteur.
Coulant à plein, elle devait fournir un débit de 19 000 m³ par jour. Pour des raisons que l’examen des vestiges ne montre pas, mais qui durent être liées à l’accroissement de la ville, on voulut augmenter le débit en élevant la hauteur de l’eau dans le canal à 0,66 m, par captation de diverses venues de la nappe phréatique qu’il suivait. Mais alors survint une difficulté, du fait qu’au-dessus de la cunette, les piédroits, de maçonnerie de moellons calcaires et non enduite, n’étaient pas étanches. L’eau, en coulant, y rencontra de fortes résistances. En plusieurs endroits, les moellons ont été même désagrégés, laissant dans la maçonnerie des vides si nombreux qu’on ne pourrait tous les considérer comme des griffons déversant des suppléments d’eau dans l’aqueduc.
L’abbé Baccrabère, calculant le débit de l’ensemble par la formule de Bazin, mais sans utiliser les tables, l’a évalué à 22 464 m³ par jour. En faisant le même calcul, avec les tables de Bazin, on aboutit au chiffre très proche de 22 700 m³. Il s’ensuit qu’une élévation de la hauteur de l’eau de 0,40 à 0,66 (65 %) n’aurait donc accru le débit que de 22 700 m³ — 19 000 m³ = 3 700 m³ (19 %).
L’auteur pense qu’à la fin du service de l’ouvrage, les dégradations des piédroits auraient été telles que le coefficient y aurait pu approcher de 1,30 pour l’ensemble. Le débit journalier correspondant se serait réduit à 11 850 m³ environ, soit 54 % du débit primitif.
On voit qu’en général le débit des aqueducs a diminué pendant toute la durée de leur service, jusqu’à 50 % en moyenne. Sur quelques ouvrages cependant on trouve la trace des efforts faits pour en accroître le débit, ce que la croissance des incrustations venait, comme à Saintes, contrarier. L’examen de celles-ci permet d’apprécier la « vie » de l’aqueduc. Le cas d’eaux non incrustantes est assez rare. Un large champ d’investigations sur place et d’études par le calcul demeure encore ouvert pour un grand nombre d’aqueducs dont quelques-uns seulement ont été cités.
Bibliographie
- M. Bailhache, L’aqueduc gallo-romain de Comminges, dans Gallia, XXX, 1972, p. 167-197.
- Abbé Baccrabère, L’aqueduc de la Reine Pédauque à Toulouse, dans Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, Toulouse, 1964.
- P.-M. Duval, Paris antique, Paris, 1961, p. 171-179.
- A. Schlag, Hydraulique générale, Paris, 1963.
- A. Triou, Les aqueducs gallo-romains de Saintes (Charente-Maritime), dans Gallia, XXVI, 1968, p. 119-144.
Extrait de la revue Les Dossiers de l’Archéologie.