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L'aquifère de Moulle, un exemple de gestion informatisée des ressources

28 decembre 1982 Paru dans le N°70 à la page 50 ( mots)
Rédigé par : Paul THEBAULT et Auguste BRUCHET

Dépourvu de ressources en eaux souterraines, le littoral dunkerquois est alimenté depuis près d'un siècle grâce aux ressources du gîte aquifère de Moulle et Houlle. Dans un rapport (1) présenté devant la « Société Dunkerquoise », M. Kremp parlant de la nappe de la craie sénonienne affirmait que « l'on peut… considérer comme inépuisables les eaux de source qui, comme celles de Moulle, proviennent de cette espèce de réservoir ». La suite tempéra cet optimisme. La « Société des eaux de Dunkerque » fut rachetée par la S.L.E.E. en 1924. Le volume d’eau prélevé augmenta en fonction du développement de la ville pour atteindre 16 millions de m³ en 1970. En janvier 1971, la nappe normalement à la cote –5 se situait à –26 et l'approvisionnement en eau de la ville devenait insuffisant. Cette même année, une station de traitement provisoire fut construite. Elle traitait l'eau d'un bras mort de l’Aa, la Houlle, ancien exutoire de forages artésiens creusés plusieurs siècles auparavant. La S.L.E.E. put de la sorte rétablir la situation et décida la construction d'une usine de traitement d'eau de surface.

Ces installations ont été déjà largement décrites (2, 3, 4). Elles sont originales à plusieurs titres : réalimentation de la nappe, gestion rationnelle de l'aquifère par modèle mathématique (5), utilisation de la flottation comme technique de clarification, déshydratation des boues et recyclage de la totalité des eaux de service (6). L'usine de traitement a un débit nominal de 50 000 m³/jour.

Le choix de la réalimentation de la nappe est le résultat d'une réflexion qui a tenu compte de deux critères complémentaires : qualité et quantité (7). Le réseau hydrographique du Nord-Pas-de-Calais présente une extrême fragilité face aux pollutions industrielles. La réalimentation introduit un facteur sécurisant en permettant, éventuellement, l'arrêt des installations de traitement pendant plusieurs semaines. La capacité du réservoir souterrain permet un dimensionnement plus faible des équipements. Ces derniers étaient calculés pour un débit moyen et non un débit de pointe. L'alimentation artificielle permet un lissage des variations de la qualité d'eau, la distribution d’un produit de composition régulière (température, dureté, pH, etc.). Le bassin de réalimentation est un maillon supplémentaire et ultime dans la filière de traitement grâce à l'activité biologique qui s’y développe.

LE MODÈLE MATHÉMATIQUE, OUTIL DE GESTION

L'aquifère captif, artésien dans la zone de Tilques, est situé dans la craie fissurée sénonienne entre les formations crétacées et la couverture tertiaire imperméable. Cette structure se trouve sur le flanc nord de l'anticlinal de l'Artois. Les failles affectant le socle et la couverture ont rejoué à partir du Crétacé supérieur entraînant, dans cette région, des flexures et la formation d'un très important réseau de diaclases. La craie est donc, dans cette zone, une intéressante roche réservoir alors qu'elle est compacte plus au nord, plus particulièrement à Dunkerque.

La période difficile de 1971 avait permis de se faire une idée de la limite des ressources du champ captant de Moulle. Le modèle a confirmé un certain nombre d'idées acquises avec l'exploitation de la nappe, en particulier sur les possibilités de prélèvement, et a permis d’améliorer la connaissance du champ captant en mettant en évidence le régime des écoulements vers la Hem et l'intérêt de moduler la réalimentation de la nappe suivant les saisons. Les bassins de réalimentation se situent au niveau de la zone de production la plus importante. Ils sont creusés au toit de la craie sénonienne qui, une fois scarifiée, est recouverte de sable des dunes sur une épaisseur de 80 cm à 1 m.

La modélisation des ressources a été effectuée en 1978 par ARLAB au moyen du programme NEWSAM.

conçu en vue de la simulation numérique des transferts de pression dans les aquifères et permettant une discrétisation du domaine sur un réseau de mailles carrées de dimensions variables dans l'espace (figure 1).

[Photo : Figure 1]

Le calage en régime transitoire a été appuyé sur une série de mesures piézométriques sur le domaine au cours des années 1975 à 1977. Cette mise en œuvre a été possible grâce à la connaissance physique du système historique des débits d’exploitation et des piézométries, de la climatologie, des mesures de transmissivité (figure 2).

[Photo : Fig. 2 – Exemples d’hydrogrammes calculés et observés]

C’est l’analyse de ces bilans qui a mis en évidence le drainage vers la Hem, qui apparaît également au niveau de la concentration en chlorures des eaux des différents forages (figure 3).

[Photo : Figure 3]

L’eau réalimentée a, en effet, une concentration en chlorures plus élevée que celle de la nappe.

GESTION DE L’EXPLOITATION ET DE LA RÉALIMENTATION

L’actualisation du modèle se fait au mois d’avril à partir des éléments suivants : pluviométrie, température, piézométrie, pompages des douze mois précédents et prévisions pour l’année suivante et avec une contrainte : assurer un débit artésien dans la zone de Tilques.

Lors de la mise en place du modèle il est apparu une excellente corrélation entre la pluie hivernale et l’infiltration efficace calculée à l’aide de la formule de Thornthwaite (Ieff = P × 0,791 − 52,94) où P représente la pluie hivernale et Ieff l’infiltration efficace (figure 4).

[Photo : Figure 4 – Corrélation entre la pluie hivernale et l’infiltration efficace]

La pluie hivernale est répartie en trois classes : faible (140 mm), forte (525 mm) susceptible de se produire une fois tous les 20 ans, ou moyenne (325 mm). Ces trois classes ont été définies en étudiant la distribution pluviométrique hivernale entre 1951 et 1978 et en traçant la « droite de Henry » (figure 5). La période de recharge de la nappe correspond aux mois d’hiver (octobre à mars) ; en effet l’été les apports météoriques sont quasiment compensés par l’évapotranspiration des végétaux. Par ailleurs, il existe un décalage de deux mois entre l’apport pluviométrique et son influence sur la nappe aquifère.

Les six premiers mois de prévision étudiés sur le modèle prennent en compte une situation réelle de la nappe qui est le résultat de la recharge par la pluie

[Figure : Distribution statique de la pluie hivernale (Figure 5)]

durant l'hiver précédent. Afin d'économiser le plus possible l'eau de réalimentation, le schéma d'exploitation suivant a été adopté :

  • — pompage constant et égal à 90 % de la capacité maximum de pompage des sites les plus voisins de la rivière la Hem (gîtes de Bayenghem et d'Eperlecques) afin de limiter les pertes par drainage,
  • — le reste de la demande est assuré par l'exploitation des sites les plus voisins du bassin de réalimentation (gîtes de Moulle-Houlle),
  • — la modulation mensuelle de la réalimentation est calculée à l'aide du modèle.

En ce qui concerne la période d'hiver suivante, trois schémas de recharge correspondant respectivement à une infiltration efficace faible, moyenne et forte sont pris en considération dans le calcul prévisionnel.

Au niveau de l'exploitation il convient de choisir un des scénarios en fonction de la pluviométrie observée. Le tableau 1 présente les résultats de la campagne 1980-1981. On note un écart assez prononcé entre la réalimentation effectuée et celle conseillée par le modèle. Cela est dû au fait que les années 1980 et 1981 ont été exceptionnellement pluvieuses avec 832 mm et 810 mm ; il faut remonter à 1974 ou 1938 pour trouver des pluviométries analogues. Pour cette raison, durant l'été la réalimentation a été plus faible que prévu et l'usine mise à l'arrêt à partir de la fin du mois de novembre (tableau 1). Par rapport aux débits de réalimentation des années précédentes, ARLAB a calculé que l'économie serait de l'ordre de 15 % dans le cas d'un hiver à pluviométrie moyenne (probabilité d'une année sur deux) et de 28 % dans le cas d'une pluviométrie forte (probabilité d'une année sur vingt). Elle serait par contre à peu près nulle dans le cas d'une année à pluviométrie faible (probabilité d'une année sur vingt).

Pendant les sept premières années après la mise en service de la réalimentation, le volume moyen réalimenté a été voisin de 5 millions de m³ par an pour un pompage moyen de 17 millions de m³. Grâce à l'utilisation du modèle depuis trois ans le volume réalimenté a été en moyenne de 4 millions de m³ pour un prélèvement de 18 millions de m³. Compte tenu de la pluviométrie supérieure à la moyenne des deux dernières années on peut estimer l'économie réalisée de l'ordre de 1 million de m³ par an grâce à une diminution des pertes aux exutoires naturels de la nappe. Ceci compense très largement le coût du modèle et de son actualisation.

[Tableau 1 : Actualisation 1981-1982 – volumes indiqués en milliers de m³]

INFLUENCE DE LA REALIMENTATION SUR LA QUALITÉ DE L'EAU DISTRIBUÉE

1 — Évolution des paramètres de qualité globaux

Les paramètres physico-chimiques classiques sont suivis régulièrement au niveau de la réalimentation. Le TAC de l'eau brute varie peu, il est très abaissé au cours du traitement en raison des doses de réactifs utilisés (11). À la reprise au niveau des forages influencés par la réalimentation le TAC reprend des valeurs voisines de celles de l'eau brute. Les concentrations en sulfate et chlorures augmentent sur les forages influencés tout en restant en deçà des normes de potabilité. Il est intéressant de noter que l'eau réalimentée contient moins de nitrates que l'eau de la nappe (tableau 2). En ce qui concerne l'oxydabilité au permanganate de potassium et le COT ils décroissent progressivement entre l'eau brute, l'eau traitée et le forage. En moyenne, la réduction de composés organiques, repérée par ce test se situe entre 60 % et 78 % pour le traitement et 89 % à 92 % sur l'ensemble de la chaîne, infiltration comprise. Les autres paramètres analysés sont inchangés.

TABLEAU 2

EVOLUTION DE QUELQUES PARAMÈTRES CARACTÉRISTIQUESDE LA QUALITÉ DE L’EAU AU NIVEAU DES DIFFÉRENTS STADESDE LA FILIÈRE DE TRAITEMENT *

ParamètreUnitéEau bruteEau réalimentéeForage 4Forage 15
TAC°F25152225
SO₄²⁻mg/l74232
Cl⁻62896037
NO₃⁻551416,5
Fe²⁺0,250,060,01
Mn²⁺0,080,170,00
Oxygénabilité
KMnO₄ (H⁺)931,30,5
COT
*HT*µg/l1133660

* Résultats moyens en 1980 et 1981.Traitement au chlorosulfate ferrique. Forage 15 : non influencé, forage 4 : influencé par la réalimentation.

** Trihalométhanes totaux.

2 — Influence de la réalimentation sur les teneurs de quelques micropolluants

Le réactif utilisé (chlorosulfate ferrique) a l’inconvénient d’entraîner l’apparition de manganèse à l’état de Mn²⁺ et bien sûr de traces de fer ferriques dans l’eau filtrée. On observe (tableau 2) que ces deux micropolluants minéraux sont absents de l’eau des forages influencés par la réalimentation. Il faut probablement voir là l’effet positif de l’aération du niveau de la cascade de réalimentation et de l’activité biologique qui se développe dans le bassin.

En ce qui concerne les micropolluants organiques une étude est actuellement en cours pour caractériser un maximum de substances organiques présentes dans les eaux traitées de la Houlle et de suivre leur devenir au cours du processus de réalimentation. Pour cela, des extraits intégrés dans le temps ont été réalisés par passage d’une centaine de litres d’eau sur une colonne contenant un mélange de résines macroporeuses XAD2 et XAD8. Les résines ont été ensuite éluées par un solvant (éther éthylique) qui, après concentration, a été injecté en chromatographie en phase gazeuse et en spectrométrie de masse. Cette technique nous permet d’extraire les produits apolaires et moyennement polaires.

Les profils organiques obtenus par chromatographie en phase gazeuse sur l’eau de réalimentation indiquent la présence de nombreux composés dont les points d’ébullition s’étagent de 50 à 300 °C environ. Ils montrent également une très nette différence entre les deux forages étudiés, confirmant ainsi la forte influence de la réalimentation sur le forage 6 alors que le forage 15 situé en amont des bassins semble peu influencé (tableau 3). Les concentrations sont exprimées en nanogrammes par litre.

De nombreux composés présents sur l’eau de réalimentation ont pu être retrouvés sur le forage 6, avec un abattement variant environ d’un facteur 2 à 5. Si les substances organiques identifiées dans l’eau du forage 15 sont en concentration nettement plus basses, elles sont pour la grande majorité identiques à celles de l’eau de réalimentation. Les halométhanes formés lors du traitement de chloration et retrouvés à l’état de traces dans les forages confirment bien l’influence de l’eau de réalimentation sur ceux-ci (tableau 3).

Il faut noter la présence importante d’un composé soufré (butyl-benzène sulfonamide) sur le forage 15, en principe non influencé par la réalimentation. Ce composé pourrait provenir de produits de désinfection utilisés en agriculture.

TABLEAU 3

ORDRE DE GRANDEUR DES CONCENTRATIONS DE QUELQUES MICRO-POLLUANTSIDENTIFIÉS SUR L’EAU DU BASSIN DE RÉALIMENTATION ET DE DEUX FORAGES

Concentrations en nanogrammes/litre

Eau réalimentéeForage 6Forage 15
Xylène (plusieurs isomères)10-2037
Toluène0-100120
Triméthylbenzène (plus. isom.)5-305-2101
Benzaldéhyde30-901-101
Éthylbenzaldéhyde30-8010-3010
Acétophénone2-51515
m-Cresol1
Méthyl-t-butyl phénol10-201
Méthyl-2,6-di-t-buthyl phénol11
N-Butyl-benzène sulfonamide1001000
Benzène-1-sulfonyl bis0-13-10
Dioctyl phtalate100-130100150-250
Éthyl benzoate20-901

Ces premiers résultats sont bien sûr exploratoires et une étude portant sur une période d’une année a débuté au printemps 1982.

PERSPECTIVES FUTURES

À l’horizon 2000 les études prospectives montrent que les ouvrages de production devront être à même de fournir 140 000 m³/j. La capacité du gîte est à l’heure actuelle limitée à 100 000 m³/h et un projet à partir des eaux de surface de l’Aa a été étudié prévoyant la construction du lac de Bellevue et d’une nouvelle usine de traitement. Cependant il est intéressant de faire l’inventaire des ressources des eaux souterraines pour savoir si d’autres ressources peuvent être

[Photo : Un des bassins de réalimentation. Vue de la cascade d’aération (Doc. SLEE).]

mobilisées permettant de retarder le recours aux eaux de surface.

C’est pourquoi il a été envisagé d’étendre le même modèle mathématique à une zone comprenant le Calaisis, le bassin de la moyenne Lys, le bassin venant de l’Aa. Cette étude devrait permettre une gestion régionale de l’aquifère. À l’issue de cette étude qui sera réalisée par ARLAB et le BRGM le modèle sera stocké sur support informatique, ce qui permettra de le réactualiser et de l’interroger périodiquement au fur et à mesure de la mise en œuvre de nouveaux prélèvements.

CONCLUSION

La modélisation mathématique de l’aquifère est, pour l’exploitant, un outil qui lui permet de pratiquer une gestion rationnelle des ressources. Elle permet une connaissance accrue de la nappe et autorise une optimisation de la technique de réalimentation. Le modèle n'est pas utilisé seul mais complète le suivi piézométrique des fluctuations de l’aquifère. L’alimentation de nappe, comme cela a été dit, est un maillon supplémentaire de la filière de traitement.

En réduisant la quantité d’eau réalimentée le modèle permet une amélioration de la qualité de l’eau distribuée. Cela permet en quelque sorte de satisfaire les deux critères : qualité et quantité.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  1. 1 Mémoire de la Société Dunkerquoise, tome XXVI.
  2. 2 F. MARTIN : La Lyonnaise des Eaux à Dunkerque. L’Eau et l’Industrie, n° 24, avril 1978.
  3. 3 J.-M. TRISTRAM, J.-C. COURNARIE : L’alimentation en eau de Dunkerque. L’Eau et l’Industrie, n° 25, mai 1978.
  4. 4 F. MARTIN, P. THEBAULT : Les nouvelles installations de Moulle : flottation et traitement des boues. L’Eau et l’Industrie, n° 52, février 1981.
  5. 5 P. SUZANNE, D. POITRINAL : Gestion saisonnière sur modèle mathématique de l’exploitation d’un aquifère et de sa réalimentation artificielle. T.S.M. L’eau, n° 7, 1981, p. 144.
  6. 6 P. THEBAULT, A. HAUBRY : Traitement et élimination des boues d’eau potable. À paraître, S.S. n° 10 Congrès Aide, Zurich, septembre 1982.
  7. 7 G. DASSONVILLE : Alimentation artificielle des nappes. À paraître S.S. n° 10 Congrès Aide, Zurich, septembre 1982.
  8. 8 Water Reuse for Groundwater recharge JAWWA, juillet 1980.
  9. 9 Paul ROBERTS et al. : Organic contaminant behavior during groundwater recharge. J.W.P.C.F., janv. 1980, p. 161-171.
  10. 10 Joëlle MALLEVIALLE : Rapport interne. Devenir des micropolluants organiques dans le processus de réalimentation artificielle des nappes. 1981.
  11. 11 Paul THEBAULT : Les boues sous-produit de l’eau potable. Cas des solutions adoptées sur la station de Moulle. L’Eau et l’Industrie, n° 60, décembre 1981.
  12. 12 G. DASSONVILLE : L’étude par modèle mathématique de l’aquifère de la craie dans la région de Moulle (Pas-de-Calais) pour l’alimentation en eau de Dunkerque. La Houille Blanche, n° 1, 1979.
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