Le blanchissement des coraux, phénomène réversible, mais qui en phase finale signifie la mort, a été observé pour la première fois à Porto Rico en 1969. Depuis, le nombre de récifs touchés a rapidement augmenté. À la fin des années 80 toute la zone tropicale était atteinte. Aujourd’hui 30 % des coraux de Tahiti, Moorea et Bora-Bora sont devenus totalement blancs.
Les hypothèses d’une attaque microbienne, virale ou parasitaire sont peu à peu écartées au profit de celle selon laquelle ce phénomène serait provoqué par le maintien, pendant plusieurs semaines, de températures anormalement élevées. Il apparaîtrait alors comme le signe précurseur d’un changement climatique global dû principalement à la formidable augmentation de la concentration de CO₂ dans l’atmosphère. Des recherches pour en avoir l’infirmation ou la confirmation sont menées au sein de l’Observatoire Océanologique Européen, créé en 1990 au sein du Centre Scientifique de Monaco. Celui-ci porte en effet une attention particulière aux récifs coralliens, car, présents dans toutes les mers du globe, ils jouent un rôle écologique majeur et, parce que très sensibles aux modifications de leur environnement, ils sont les témoins privilégiés des stress écologiques.
Évaluation de la situation, en compagnie du Professeur Jean Jaubert, qui en est le directeur scientifique, et à l’origine de la découverte d’un procédé biologique original qui a permis l’implantation d’un récif de corail vivant au Musée Océanographique de Monaco.
La mort de nombreux coraux des récifs de l’hémisphère sud serait donc, paraît-il, le signal d’alarme d’une augmentation de la température…
— Personne ne peut valablement, à partir de données chiffrées, mettre en évidence une modification climatique généralisée. Les variations de température sont tellement fluctuantes à l’échelle de la planète, à la fois dans l’espace et dans le temps, qu’à l’heure actuelle on n’est pas capable d’avoir une estimation suffisamment bonne des phénomènes pour savoir si véritablement la température générale augmente et de combien de degrés. On pense qu’il y a une augmentation moyenne d’un demi-degré, mais on n’en est pas sûrs. La logique le voudrait car le gaz carbonique et d’autres gaz, comme le méthane, accroissent l’effet de serre. Mais des symptômes comme par exemple le fameux problème du blanchissement des coraux, qui est un désordre biologique important, pourraient être également directement liés aux effets directs du gaz carbonique. Car s’il est difficile de mettre en évidence une augmentation globale de la température, en revanche on sait, parce que c’est mesurable, que le gaz carbonique a augmenté de pratiquement 30 % depuis le début de l’ère industrielle, donc depuis un siècle. Et cette augmentation est deux fois plus rapide que toutes celles qui ont pu avoir lieu au cours des temps géologiques qui ont connu, à la suite de phénomènes naturels tels que les éruptions volcaniques, des bouleversements climatiques importants. La vitesse à laquelle le gaz carbonique varie dans l’atmosphère n’a jamais atteint la moitié de sa vitesse de variation actuelle.
[Photo : Le Professeur Jacques Jaubert devant le récif de corail du Musée Océanographique. (Photo PHP Napoléon.)]
Quel est le danger direct pour les organismes marins ?
— Le danger, qui est assez peu pris en compte pour le moment, est un risque de perturbation des mécanismes de la photosynthèse et de la calcification. Mécanismes qui jouent un rôle très important dans la régulation du pH des eaux marines superficielles et, par voie de conséquence, de la concentration en CO₂ dans l’atmosphère. Par ailleurs, les proliférations d’algues qui affectent de nombreuses mers, dont la Méditerranée, peuvent être la conséquence des effets conjugués du gaz carbonique et de la pollution par les nitrates et les phosphates.
Peut-on réduire la production de gaz carbonique ?
— Difficile à dire, car il faudrait diminuer la consommation d’énergie provenant de la combustion des combustibles fossiles : charbon, pétrole, et donc utiliser une énergie de remplacement, telle que par exemple la fusion thermonucléaire, qu’on est encore loin d’avoir maîtrisée.
Si tout continue comme cela, que risque-t-on ?
— Une des questions que se posent actuellement les géochimistes et les biologistes, qui se préoccupent d’environnement à l’échelle planétaire, est de savoir jusqu’à quel point le gaz carbonique peut augmenter sans provoquer de catastrophe. On peut juste échafauder des hypothèses, le scénario catastrophe, et rien ne permet de dire qu’il est crédible, étant à la fois une perturbation de la photosynthèse et de la calcification marines, avec effet direct sur
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les organismes, puis l’effet de serre avec comme conséquence à terme, l’élévation du niveau de la mer due à la fonte des calottes glacières et à la dilatation des océans.
Est-ce une situation irrémédiable ? Si aujourd’hui on stoppe la combustion du pétrole et du charbon, est-ce que tout danger serait écarté ?
— Selon les estimations données, les émissions de carbone, sous forme de gaz carbonique, représentent quelque chose comme 7 à 8 milliards de tonnes par an. Et c’est uniquement les émissions produites par l’activité humaine. Toutes sources confondues, depuis la personne qui fume une cigarette, l’essence de la voiture y compris, et, c’est loin d’être négligeable, la respiration. La pièce dans laquelle nous sommes, par exemple, qui est fermée, voit en une heure doubler la concentration de gaz carbonique. Mais dans une certaine mesure les organismes végétaux sont capables de réguler cette concentration.
D’où l’intérêt de préserver « les poumons » que sont les forêts...
— Disons que globalement, leur capacité à fixer le gaz carbonique est toutefois très limitée. Parce que la matière vivante est impliquée dans un cycle au cours duquel les quantités de CO₂ consommées et celles émises sont équivalentes. Des plantes naissent et se développent quand d’autres meurent et se décomposent. C’est un système équilibré. Les végétaux ne fixent le gaz carbonique que si leur nombre augmente. Si une forêt double de volume, elle va pouvoir doubler, mais une seule fois, la quantité de CO₂ fixée, car le cycle de quasi-autarcie va recommencer.
Quelles sont les actions à entreprendre d’urgence, s’il en est ?
— Toutes les mesures qui pourraient être prises s’avéreraient très coûteuses et poseraient des problèmes économiques extrêmement graves. On ne peut pas se permettre de dire et faire n’importe quoi. Il est urgent d’étudier de façon très sérieuse les phénomènes liés à la concentration élevée de gaz carbonique dans l’atmosphère. Énormément de chercheurs sont mobilisés sur les conséquences de l’effet de serre. Il y en a moins qui travaillent sur les effets biologiques directs touchant les végétaux marins « photocalcificateurs » (algues calcaires, coraux...) qui constituent les principaux mécanismes de régulation de la concentration de gaz carbonique dans l’atmosphère.
Qui seraient donc plus indispensables sur ce point que les forêts ?
— Peut-être beaucoup plus. Cela est très très mal connu et je pense que c’est un point capital.
C’est pour cela que vous, vous êtes particulièrement intéressé aux coraux ?
— Ils ont dans ce domaine un rôle très important. La technique d’élevage des coraux, mise au point dans notre laboratoire, permettra une étude scientifique approfondie et offrira la possibilité de restaurer les récifs sinistrés.
Vous avez étudié de près les conséquences des pollutions issues de la guerre du Golfe. Quelle est la situation aujourd’hui ?
— Le risque le plus important pour les coraux du Golfe était lié aux émissions de fumées des puits de pétrole en feu, qui risquaient d’accentuer les conséquences d’un hiver rigoureux. Heureusement, ils ont été éteints rapidement. En ce qui concerne les rivages dévastés par la marée noire, l’expérience a démontré que la meilleure chose à entreprendre est de laisser faire la nature. Qu’il s’agisse des travaux qui ont été réalisés en Bretagne, ou plus récemment en Alaska à la suite de l’échouage de l’Exxon Valdez, on constate que quelles que soient les méthodes employées, elles ont causé plus de dégâts sur l’environnement que si rien n’avait été fait pour lutter contre la marée noire. On s’est aperçu que la nature avait plus facilement « recolonisé » les zones qui n’avaient pas été traitées que celles qui l’avaient été.
Propos recueillis par Carole PAPINI.