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Histoire d'eau: la machine de Marly (1ère partie)

30 juillet 1975 Paru dans le N°1 à la page 68 ( mots)

La ville de Versailles est alimentée en eaux potables par l'eau de la Seine que lui apporte la machine de Marly, restaurée en 1860, par les soins et aux frais de l'empereur Napoléon III. Mais telle n’était pas dans l'origine la destination de la machine de Marly. Louis XIV avait fait construire ce volumineux système de pompes « qui buvait l'eau de la Seine », comme on l'a dit, dans le seul but d’apporter aux bassins de Marly et de Versailles les masses d’eaux qui étaient nécessaires aux jeux hydrauliques, cascades et effets aquatiques semés avec profusion dans cette résidence royale. Au XVII? siècle, sous le grand roi, on songeait peu aux besoins du public en eaux potables. Tandis que des masses d’eaux inondaient les parcs et les jardins de Versailles et de Marly, la ville proprement dite devait se contenter des eaux blanchâtres et impures de quelques étangs dans lesquels on avait rassemblé les eaux d'infiltration des coteaux environnants. Ce n’est que dans notre siècle (1) que la machine de Marly, dûment restaurée, a été consacrée à fournir l'eau de la Seine, tout à la fois à la ville de Versailles, pour son alimentation, et aux jardins des parcs de Versailles et de Marly, pour leur embellissement. Il n'est pas sans intérêt de connaître toute cette histoire.

[Photo : Vue générale de la machine de Marly en 1723]

On sait que Louis XIV ayant décidé, en 1662, de faire bâtir dans la forêt de Marly un château royal dans une des situations les plus belles du monde, l'architecte Mansard traça des jardins magnifiques, qui réunissaient tout ce que l'imagination pouvait désirer. Exposition heureuse, vue ravissante, verdure et perspective variée, tout se trouvait rassemblé dans cet Éden royal. Il n'y manquait qu'une chose : de l'eau. Et comment se passer d’eau dans ces jardins que l'on voulait rendre féeriques ? Comment alimenter ces nombreuses cascades aux gerbes jaillissantes ? On vit alors éclore une foule de projets pour amener d'abondantes eaux sur les hauteurs de Versailles.

Le plus gigantesque de ces projets fut celui que proposa Paul Riquet, l'illustre créateur du canal du Midi. Riquet voulait amener la Loire à Versailles. Le simple aperçu de la hauteur du lit de la Loire au-dessus du lit de la Seine, avait suggéré à Riquet ce projet, qui ne put résister à l'examen qu’en fit l'abbé Picard. Ce physicien reconnut que la Loire, qu'il fallait prendre à la Charité, ne pourrait arriver à Versailles, parce que les plateaux de la Beauce n'étaient pas à la hauteur nécessaire pour l'établissement d'un canal.

On songea alors à tirer parti des eaux souterraines fournies par les environs de Versailles. Près de Trappes et de Bois-d’Arcy étaient deux dépressions plus élevées de 5 mètres et de 8 mètres que le réservoir de la Tour. On barra ces vallons, pour y arrêter et y accumuler les eaux fournies par les plateaux supérieurs dans leur cours naturel vers la Bièvre. De nombreux canaux furent creusés et permirent de diriger l'eau dans les nouveaux étangs.

En 1675 les eaux d'infiltration remplissaient les étangs de Versailles. Toutefois, leur teinte blanchâtre les empêcha de servir aux usages domestiques. Et comme les eaux de source qui suffisaient au village et au château de Versailles étaient devenues insuffisantes depuis que Versailles était devenue une ville, on recueillit et on amena dans la plaine toutes les eaux qui descendaient des collines situées au nord et à l'ouest de la nouvelle ville. Le produit des sources du nord fut dirigé vers Trianon et amené de là au château, tandis que les eaux de l'ouest, c'est-à-dire celles qui étaient recueillies à Saint-Cyr, furent dirigées dans le bassin de Choisy, pour alimenter la ménagerie. Mais le volume d’eau ainsi rassemblé était tout à fait insuffisant pour fournir aux énormes dépenses hydrauliques projetées.

Louis XIV fit alors venir son architecte Mansard, et Colbert son ministre.

« La Seine est à une lieue d'ici, au bas du coteau de Louveciennes, dit le roi ; faites-lui escalader le coteau ; vous établirez là un réservoir et un aqueduc. Quant à la machine qui doit faire monter l'eau de la Seine, demandez-la aux savants de France.

— Je m’adresserai demain aux savants de France, répondit Mansard, et l'eau montera jusqu’au ciel, s'il plaît à Votre Majesté. »

Un gentilhomme des environs de Liège, le baron de Ville, s'était fait une grande réputation en Hollande en inventant une très belle machine pour l’élévation de l'eau. Mansard fit venir à Versailles ce savant homme. Après avoir reconnu les bonnes qualités du système que le baron de Ville proposait pour élever l’eau de la Seine jusqu’au sommet du coteau de Louveciennes, il lui confia l'exécution de cette machine.

Le baron de Ville amena avec lui un charpentier de Liège, Rannequin Swalem, et il l’attacha à la construction de la machine hydraulique. Rannequin Swalem resta conducteur de la machine de Marly jusqu’à sa mort.

Les avis sont partagés sur la part relative de Rannequin Swalem et du baron de Ville dans l'exécution de ce grand travail. Bélidor, dans son « Traité d'architecture hydraulique » publié en 1739, présente Rannequin comme le véritable inventeur ; mais les écrivains contemporains ont écrit le contraire.

La machine exécutée par le baron de Ville et Rannequin commença à fonctionner en 1682. Elle avait coûté plus de 8 millions, ce qui équivaudrait à une somme triple aujourd'hui.

Le baron de Ville et Rannequin avaient pris une grande partie de l'eau de la Seine pour l’élever à Marly. Pour cela, ils avaient réuni, par un barrage commun, les diverses îles qui existent entre Bezons et Marly, et fermé ce bras par des vannes vers son extrémité inférieure. Ils purent ainsi mettre en mouvement 14 roues d'environ 12 mètres de diamètre, dont les arbres armés de manivelles faisaient mouvoir 221 pompes aspirantes et foulantes étagées sur le flanc de coteau.

Les pompes inférieures, au nombre de 64, envoyaient les eaux par 5 conduites dans un premier réservoir situé à 50 mètres environ au-dessus de la Seine. Là elles étaient reprises par 79 autres pompes, qui les portaient dans un second réservoir situé à 50 mètres plus haut. De ce second réservoir, elles étaient élevées par une troisième série de 78 pompes, à 155 mètres au-dessus du niveau de la Seine. Là se trouvait une tour qui formait le point de départ de l’aqueduc de Marly et qui était à plus de 120 mètres au-dessus de la rivière. C’était un véritable tour de force pour l'art mécanique du XVIIᵉ siècle.

Les pompes des deux étages supérieurs recevaient le mouvement de l’eau, au moyen de tringles disposées suivant la pente du coteau et reliées, par des boulons, à des supports oscillants, dits varlets, fixés au sol.

(1) Conforme au texte, en réalité il faut lire : s.

Nota : Lorsque l'auteur parle de « l'état actuel » de la Machine de Marly, il s'agit bien entendu de son état à la fin du XIXᵉ siècle. (N.d.l.r.)

En réunissant toutes les pompes que nous venons de mentionner, on trouve que le nombre total des pompes employées pour élever l'eau au sommet de l'aqueduc de Marly, atteignait, comme nous l'avons dit, le chiffre de 211.

Les eaux, ainsi élevées, se rendaient par l’aqueduc, soit au château d'eau de Marly, soit à Versailles.

Pour arriver à Versailles, elles suivaient l'aqueduc dit de Marly qui existe encore. Cet aqueduc, qui a 6 200 mètres de longueur, sert aujourd'hui, comme au siècle dernier, à porter dans le réservoir de la butte de Picardie, les eaux des machines actuelles.

Cependant, le « monstre de Marly », comme on l'appelait, ne put jamais fournir à Versailles qu'un volume d'eau assez restreint. C'est que la force motrice de cet énorme assemblage était en très grande partie absorbée par les frottements des balanciers et des bielles, qui transmettaient la force des roues aux pistons des deux étages de pompes échelonnées sur les flancs du coteau. On prétend que le volume élevé par les pompes était à l'origine de mille centaines par jour ; mais il diminua rapidement par l'usure des pièces, et ayant perdu les 5/6 de sa puissance, il ne put suffire à tous les besoins auxquels on avait espéré satisfaire.

La machine de Marly était une œuvre gigantesque, mais ses grandes dimensions et la multiplicité de ses pièces mobiles entraînaient beaucoup d'inconvénients et de désordres. Lors du Billet du traité dit « pratique », c'est-à-dire en 1739, la machine était déjà en partie épuisée, et les réparations coûtaient des sommes énormes. On chercha, mais en vain, à exciter le zèle des ingénieurs par des promesses, par des offres magnifiques, pour essayer de lui apporter des perfectionnements devenus indispensables. Mais on ne put réussir à remettre le monstre hydraulique en bon état.

Pendant près d'un siècle la machine de Marly fut abandonnée. Elle fut même un moment vendue, puis rachetée. Elle était finalement au moment d'être démolie, lorsqu'en 1803, Napoléon 1ᵉʳ, s'occupant de relever Versailles de ses ruines, porta son attention sur ce monument délabré. Il le trouva dans l'état le plus déplorable. La machine de Marly n’élevait plus que 240 mètres cubes d'eau par vingt-quatre heures.

Une commission nommée par le ministre pour examiner les moyens propres à améliorer la machine de Marly, proposa d'utiliser l'eau de la Seine à une hauteur de 83 mètres. On aurait employé une partie de cette eau à mettre en mouvement une seconde roue qui aurait élevé 50 pouces d'eau jusque dans la cuvette de l'aqueduc de Marly. C’était l'ancien projet.

Un arrêté des consuls ordonna la construction de cette nouvelle machine, qui fut même adjugée. Mais son exécution fut abandonnée, à la suite d'une proposition nouvelle qui démontra que l'on pourrait résoudre le problème d'une manière plus satisfaisante. Un entrepreneur de charpente, nommé Brunet, proposa d'élever les eaux d’un seul jet, au sommet de la tour de Marly. C'est ce que l'on n’avait jamais osé tenter jusque-là, parce que l'on craignait la rupture des tuyaux.

Le projet de Brunet ayant été approuvé, une des roues fut mise à sa disposition. Il monta sur un arbre de couche deux manivelles, au moyen desquelles il mit en mouvement quatre pompes aspirantes et foulantes. L'eau refoulée servait à comprimer de l'air dans un réservoir, afin d'obtenir un mouvement régulier d’ascension dans la conduite.

En septembre 1804, la machine, ainsi disposée, fut mise en marche. Les eaux s’élevèrent d'un seul jet jusqu’à l'aqueduc, et l'on constata que l'on obtenait ainsi deux fois plus d'eau qu'avec l'ancien système.

Cependant le projet de Brunet ne fut pas exécuté dans son entier. On ne s'occupa point à transformer de la même manière les treize autres roues. C'est que les frères Perrier, les constructeurs de la pompe à feu de Chaillot, s'étaient présentés annonçant qu'ils élèveraient l'eau avec deux machines à vapeur.

Les travaux commencèrent sous la direction des frères Perrier, mais ils ne tardèrent pas à être abandonnés. Un autre système de machine à vapeur fut adopté. Sur le rapport d'une Commission composée d'ingénieurs et de membres de l'Institut, on arrêta définitivement le projet d'une machine à vapeur très différente de celle de Perrier.

Cependant, comme l'exécution de cette machine à vapeur demandait un temps assez considérable, et que l'ancienne distribution devenait de plus en plus insuffisante, les constructeurs firent adapter à deux des anciennes roues des pompes disposées dans un système analogue à celui de Brunet. Ce système nouveau fut mis en marche pour la première fois en 1817, et il fonctionna jusqu'en 1858. Les deux roues de l'ancienne machine suffisaient pour assurer le service, lorsque les eaux de la Seine se trouvaient à un niveau favorable pour la marche de ses roues. La machine à vapeur était mise en marche lorsque la machine hydraulique était arrêtée ou lorsqu'elle ne suffisait pas aux besoins de la consommation de la ville de Versailles. Cette machine à vapeur était d'un grand secours, puisqu’elle pouvait fournir à elle seule environ 1 800 mètres cubes d'eau en vingt-quatre heures, c'est-à-dire près des deux cinquièmes du volume nécessaire, seulement elle consommait une telle quantité de combustible, qu'elle devenait ruineuse. Le prix de revient de l'eau qu'elle fournissait n’était pas moindre de 23 centimes par mètre cube.

L'établissement d'un moteur à vapeur à côté d'une force hydraulique était évidemment une superfétation, une anomalie que l'on ne comprenait pas, et qui ne s’explique que par la circonstance tout à fait exceptionnelle du projet qui existait alors, de supprimer le barrage de la Seine, c’est-à-dire d'anéantir l'usine hydraulique de Marly, que l'on trouvait nuisible à la navigation.

Cependant ce barrage ne fut pas détruit, par suite de l'établissement d'un barrage mobile, qu’exécuta en 1838 à Bezons, un des plus habiles et des plus savants ingénieurs de notre époque, M. Poirée, qui a rendu à la navigation de la Seine les plus grands services.

Ce barrage et les digues de Carrières, Chatou et Croissy, ainsi que l'écluse de communication établie entre les deux bras du fleuve, rendirent la navigation de la Seine complètement indépendante et permirent de laisser intacte la chute de la Seine créée sous Louis XIV, pour fournir la puissance motrice nécessaire à la machine hydraulique de Marly, qui fut ainsi sauvée de la destruction qui la menaçait.

(A suivre).

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