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Histoire d'eau : « The Channeled Scablands » : petite histoire d'une région façonnée par l'eau

30 juillet 2004 Paru dans le N°273 à la page 81 ( mots)
Rédigé par : Antoine DERUEL

ll y a quinze mille ans, pendant la derrnière pérriode glaciaire, un barrage glaciaire s'est effondré dans ce qui est maintenant l'État de Washington, aux États-Unis, libérant les eaux d'une mer intérieure connue sous le nom de lac Missoula.. Près de 2.250 km3 d'eau se sont soudainement déversés vers l'ouest à une vitesse de 90 kilomètres à l'heure, ce qui correspond à un torrent équivalent à dix fois le débit de l'ensemble des fleuves et rivières terrestres...

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Les Scablands se trouvent aux États-Unis, dans la partie est de l'État de Washington. Cet État se situe à l'extrême nord-ouest du pays, bordé au nord par la Colombie-Britannique, province canadienne, à l'est par l'Idaho, au sud par l'Oregon et à l'ouest par l'océan Pacifique. Là, sur une zone de quelque 28 000 km², s'étend un paysage totalement décapé, tourmenté, irrégulier et par endroit littéralement dévasté.

D'immenses ravins de plus de 80 mètres de profondeur parcourent tout à la fois la couche de loess meuble et les couches basaltiques plus dures, pour finalement se rejoindre vers les deux principaux cours d'eau situés à l'est de l'État. Ce plateau de loess, qui remonte au Pléistocène, semble avoir été décapé en profondeur, malgré quelques restes largement espacés qui témoignent de son ancienne apparence.

Des petits chenaux se croisent et s'entrecroisent, des collines trônent au beau milieu de ces paysages comme des îles au milieu d'un gigantesque cours d'eau ou d’une mer intérieure. Le sol, par endroit complètement décapé, est criblé de rides et de sillons énormes, comme ceux qu’auraient creusés le passage de masses d'eau colossales. Les plus importants de ces sillons atteignent 9 mètres de haut pour 140 mètres de long.

Au total, les Scablands, que l'on pourrait traduire par « régions pelées, croûteuses », donnent l'image d'un paysage désolé, comme si des forces d'une ampleur inconnue s'étaient abattues sur l’endroit, dévastant tout sur leur passage pour y laisser les cicatrices indélébiles que l'on voit encore aujourd'hui.

Quels phénomènes extraordinaires ont façonné ce paysage ? Ce sont deux géologues, J. Harlen Bretz et Joseph T. Pardee, qui vont, au début du XXᵉ siècle, trouver la solution de ce mystère géologique.

[Photo : Sur une zone de quelque 28 000 km², s’étend un paysage totalement décapé, tourmenté, irrégulier et par endroit littéralement dévasté.]
[Photo : Les Scablands donnent l'image d'un paysage désolé, comme si des forces d'une ampleur inconnue s'étaient abattues sur l'endroit.]

Bretz ou la théorie d'une inondation géante

En 1923, un géologue de l'université de Chicago, nommé J. Harlen Bretz, formule une hypothèse nouvelle pour expliquer la formation des Scablands. Bretz a passé plusieurs années à étudier les formations géologiques du Washington oriental. Il a observé et étudié les nombreuses gorges coupées à travers le basalte. Il a parcouru la région en tous sens, arpentant les chenaux, analysant les roches et les sédiments. Il a découvert dans le bassin de Quincy, dans la partie occidentale des Scablands, des quantités énormes de graviers et de roches, certaines pesant plusieurs tonnes, apportées là par des forces inconnues.

Pour lui, les chenaux qui parcourent la région ont été creusés par une énorme quantité d'eau en un laps de temps de seulement quelques jours. Un événement cataclysmique, soudain, d’une ampleur inouïe aux conséquences terribles. Et ce sont les courants turbulents et puissants de cette gigantesque inondation qui auraient érodé le basalte, déchirant les roches et récurant le paysage.

Bien entendu, l’hypothèse de Bretz heurte l'ensemble de la communauté scientifique.

[Photo : D'immenses ravins de plus de 90 mètres de profondeur parcourent tout à la fois la couche de loess meuble et les couches basaltiques plus dures, pour finalement se rejoindre vers les deux principaux cours d'eau situés à l'est de l'État.]
[Encart : Initialement, Bretz et Pardee pensaient qu’une seule inondation était à l'origine de l’aspect des Scablands. Depuis, un consensus s'est dégagé sur le fait que le lac Missoula a été à l'origine non pas d'une, mais de plusieurs inondations d'ampleur inégale. En 1977, Richard Waitt du U.S. Geological Survey (USGS) a démontré qu'une douzaine d'inondations au moins avait eu lieu dans les Scablands. Dans une vallée du Washington oriental, il a trouvé jusqu'à 39 couches de sédiments superposées déposées par l'eau. Des formations semblables sur le fleuve Columbia suggèrent qu’il ait pu y avoir eu une quarantaine d'inondations. Waitt estime que sur cette quarantaine d'inondations, une vingtaine pourraient avoir eu une ampleur gigantesque. Les masses d’eau du lac glaciaire Missoula ont traversé le Washington oriental sur 750 kilomètres de l’est vers l’ouest. Ce phénomène va se reproduire tous les 40 à 50 ans, sous l’effet des fluctuations du front glaciaire.]

Les masses d'eau du lac glaciaire Missoula ont dévasté le Washington oriental sur une distance de 750 kilomètres jusqu'à l'océan Pacifique, façonnant pour toujours le paysage.

Car à cette époque, les géologues n'acceptent qu'une seule règle, celle du gradualisme. Pour eux, la formation des paysages ne s'explique que par l'action lente et immuable d'un processus s'étalant sur plusieurs millions d'années. Or, le mécanisme proposé par Bretz est rapide et brutal. Il met en jeu des forces dont l'ampleur est difficilement imaginable, peu compatible avec les phénomènes climatiques, géologiques observés aujourd'hui. Et surtout, la thèse de Bretz comporte une faille importante, celle de l'origine de l'eau : si la région a été sculptée en quelques jours seulement par un déferlement dévastateur de masses d'eau, d'où provient cette quantité d'eau si importante ?

Bretz, attaqué de toutes parts, est incapable de l'expliquer et sa thèse, rejetée, sombre dans l'oubli. Jusqu'à ce jour de 1943, lors d'une conférence de l'« American Association for the Advancement of Science » tenue à Seattle. Un géologue, Joseph Thomas Pardee, annonce la découverte des preuves de l'existence d'un énorme lac glaciaire, par un barrage de glace.

[Photo : Les masses d'eau du lac glaciaire Missoula ont dévasté le Washington oriental sur une distance de 750 km jusqu'à l'océan Pacifique, façonnant pour toujours le paysage.]
[Photo : Le débit de l'inondation suggérée par J. Harlen Bretz était 60 fois supérieur à celui de l'Amazone, le plus grand fleuve au monde aujourd'hui.]
[Encart : Un phénomène intervenu sur d'autres planètes ? La région nord-américaine des Scablands présente des ressemblances troublantes avec certaines régions martiennes, comme par exemple celle d'Ares Vallis. On y retrouve des canyons, des îles en forme de larme, des chenaux anastomosés, des vallées suspendues. À chaque fois, les chenaux ont cette particularité d'être linéaires, sans méandres, ce qui est caractéristique des inondations catastrophiques. Leur taille suggère que d'énormes quantités d'eau sont entrées en jeu. Dans les deux cas, l'eau s'est écoulée depuis des régions élevées vers des régions plus basses. Vue de la région nord-américaine des Scablands par satellite : elle présente des ressemblances troublantes avec certains clichés de la planète Mars.]

Le lac Missoula, un énorme lac glaciaire

Joseph Pardee ne s'arrête pas à la simple affirmation de l'existence de ce lac glaciaire ; il donne des détails : le lac, situé près de la ville actuelle de Sandpoint dans l'Idaho, mesurait 310 km de long sur 260 km de large pour une profondeur de 620 mètres, ce qui représente une contenance de 2 250 km³ d'eau… Près de dix fois le total du débit annuel de tous les fleuves et rivières du monde ! Le géologue formule l'hypothèse que la digue retenant le lac s'étant rompue, celui-ci s'est brutalement vidé. Il explique que la découverte de marques d'ondulation de 9 mètres de haut, espacées de 60 à 150 mètres, prouve qu'une énorme quantité d'eau s'est déversée dans un laps de temps très court : un déversement causé par la rupture du barrage de glace, phénomène fréquemment observé depuis dans les lacs glaciaires.

glaciaires, par exemple en Islande. Mais jamais à une échelle aussi importante.

Pour Pardee, la vidange du lac n’a pas duré plus de deux jours. D’après la taille et la forme des rides et sillons formés par ces courants, il est possible de déduire que le débit de l’inondation était 60 fois supérieur à celui de l’Amazone, le plus grand fleuve au monde aujourd’hui. Une crue gigantesque, capable de déplacer des blocs de pierre de 10 mètres de haut. Et le seul échappement possible pour cette énorme quantité d’eau libérée est la rivière Clark Fork, qui s’ouvre sur la région des Scablands. À l’issue de la conférence de Pardee, le silence règne dans la salle, avant de faire place à une salve d’applaudissements nourris. L’assemblée comprend que l’origine des Scablands vient d’être découverte.

[Photo : Presque sèches, les chutes de « Palouse Falls » dans les Scablands sont larges de 4,7 kilomètres, avec une chute de plus de 122 mètres. Par comparaison, les chutes du Niagara sont larges de 1,5 kilomètre avec une chute de 51 mètres seulement.]
[Photo : Vue de l’emplacement où s’étendait autrefois le lac glaciaire Missoula.]

La suite le confirmera : lors de la dernière période glaciaire au Pléistocène, il y a 12 000 à 16 000 ans, le lobe de glace d’un énorme glacier continental est stoppé par des montagnes du Montana. Le barrage de glace bloque plusieurs rivières et, progressivement, un lac apparaît. Le lac Missoula, de la taille du lac Érié et du lac Ontario réunis, est né. La hauteur d’eau augmente progressivement et, lorsqu’elle dépasse les 9/10ᵉ de la hauteur du barrage, celui-ci commence à flotter. Car la densité de la glace est plus faible que celle de l’eau liquide. L’eau s’engouffre donc sous la glace et le barrage finit par se briser. Les masses d’eau du lac glaciaire Missoula se sont jetées par cette brèche et se sont déplacées à travers le Washington oriental sur une distance de 750 kilomètres jusqu’à l’océan Pacifique, façonnant pour toujours le paysage.

Et ce phénomène va se reproduire tous les 40 à 50 ans, sous l’effet des fluctuations du front glaciaire. Car la région des Scablands s’est retrouvée engloutie à plusieurs reprises, contrairement à ce que pensait Bretz, qui ne proposait initialement qu’une seule inondation.

[Photo : J. Harlen Bretz s’éteint le 3 février 1981 à l’âge de 99 ans, reconnu par ses pairs.]

En novembre 1979, à la réunion annuelle de la « Geological Society of America », Bretz reçoit la médaille Penrose, qui récompense chaque année un chercheur pour ses contributions exceptionnelles en géologie. Il s’éteint le 3 février 1981 à l’âge de 99 ans, reconnu par ses pairs. Depuis, l’idée que les phénomènes mis en œuvre pour former le paysage des Scablands sont également intervenus, à une échelle plus importante encore, sur d’autres planètes, notamment sur Mars, fait son chemin...

[Photo : Vue de la partie occidentale des Scablands : phénomènes similaires sont sans doute également intervenus, à une échelle encore plus importante, sur d’autres planètes, notamment sur Mars.]
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