Six mille ans d'histoire de l'humanité riche de l'eau sont en train de s'engloutir sous les barrages turcs des cours amonts du Tigre et de l'Euphrate, ou de s'ensabler un peu plus dans les terres desséchées de la Syrie et de l'Irak qui ont connu les splendeurs successives de la Mésopotamie. L?Etat turc mène depuis trois décennies un programme hydraulique pharaonique, le GAP (Great Anatolian Project) de plus en plus controversé, bien que les objectifs officiels soient justifiés: production d'énergie et l'accroissement des surfaces irrigables pour favoriser le développement régional et national. Mais au prix de populations kurdes une fois de plus spoliées et brutalement déplacées prétendument pour leur bien et leur intégration, au prix de la paix dans le bassin mésopotamien, au prix aujourd'hui de la disparition d'un des plus beaux fleurons du patrimoine historique et culturel mondial : Zeugma.
Lorsque Alexandre le Grand disparait en 323 avant Jésus Christ, il a établi un empire du Nil à l’Indus et s'est installé entre les fleuves d'entre les fleuves, en Mésopotamie, à Babylone. Il avait su unifier cet empire hétéroclite en fondant en un seul peuple vainqueurs et vaincus, utopie impériale qui ne lui survécut pas. Dès sa mort, ses généraux se partagent l’empire. L’un d’eux, Séleucos Ier Nikatér, fonde la dynastie des Séleucides qui reconstitue l’empire d’Alexandre à l'exception de la Grèce et de l’Égypte. Installé à Antioche, à l’embouchure de l’Oronte, il surveille ainsi les voies de la Méditerranée à tout l’Orient. Aux principaux nœuds de ces routes de l’empire il fait construire des villes sur un plan urbain hellénique typique, mais adapté à chaque site. Elles sont nommées à sa gloire, à celle de son épouse Apamée ou à celle de sa mère Laodicée, et de la vallée de l’Oronte jusqu’aux marches de la Perse on connaît plusieurs Séleucie et autant d’Apamée. Séleucie du Tigre éclipsera même Babylone. L’empire séleucide se réduira progressivement au monde mésopotamien, puis à la seule Syrie lorsqu’en 64 av. J.-C. Pompée l'annexera à l’empire romain. Les Romains auront à repousser les assauts de l’empire Parthe puis Sassanide, mais n’anticipons pas.
Au débouché du plateau anatolien, aux confins de ce qu’étaient la Cilicie et l’Arménie, l’Euphrate dans un méandre aux rives dissemblables coupait la route du nord, d’Antioche à la Mésopotamie, la Médie et l’Asie... La nécessaire traversée du fleuve rendait le site stratégique et les architectes de Séleucos construisirent deux cités jumelles, Séleucie et Apamée, sans doute reliées par un pont de bateaux, faute de pouvoir édifier un pont de pierre face à la puissance du fleuve. Elles constituaient un lien entre deux mondes et la langue hellène des Séleucides les associe sous le nom de Zeugma, « le Lien » (de zeugnumi = je joins). Séleucie, l’occidentale, était implantée sur les collines de la rive droite et Apamée, l’orientale, dans la plaine de la rive gauche du méandre.
« Située au carrefour des plus grandes routes
commerciales entre l'Orient et l'Occident, Zeugma reliait la Méditerranée et la Mésopotamie et l'Indus. D'Apamée, une route partait vers l'Iran puis la Chine ; une autre conduisait en Inde ; la troisième reliait la Mer Noire à la Mésopotamie et à la Méditerranée orientale. La Route de la soie traversait ainsi l'Euphrate à Zeugma.
Apamée, dans le champ du lit majeur était, suivant le modèle hellénistique, fortement défendue par des murs hauts et épais de 3 mètres pour résister aux hommes, mais aussi aux probables crues du fleuve, aussi dangereux qu'il peut être protecteur et nourricier. C'est peut-être autant aux caprices du fleuve qu'aux enjeux politiques et militaires qu'Apamée devra son déclin. À l'époque romaine, l'Euphrate fait la frontière avec l'empire Parthe. Séleucie est au sommet de sa richesse et de sa beauté et Apamée n'est plus que le port de la rive gauche dans une plaine agricole et sans doute inondable. Séleucie, à part les quais et le pont de bateaux n'a jamais les pieds trempés par le fleuve.
Pourtant, sa richesse implique de grands besoins en eau dont les archéologues s'interrogent sur le mode d’approvisionnement. Pendant cette interrogation, il faut dans l'urgence organiser les fouilles de la manière la plus profitable en connaissance synthétique de l'histoire du site, son organisation urbaine, son architecture d'origine et son évolution, les modes de vie successifs, les richesses culturelles, etc.
Responsable du côté français de l'ensemble de la mission financée par le ministère des affaires étrangères, Catherine Abadie-Reynal a effectué un travail de reconnaissance dès 1995. La dimension du site de Séleucie-Zeugma, 75 ha, ne permet pas plus qu’en face, à Apamée, compte tenu de l'urgence, d’envisager une fouille exhaustive. Séleucie étant implantée sur une série de collines, l'attention des archéologues s'est portée d'abord sur la partie basse du site, environ 15 ha qui seront engloutis par le lac de retenue du barrage. Catherine Abadie-Reynal procède à une série de six sondages parallèles à la rive droite. Sur la base des informations qu’ils donnent, on ouvre un nouveau chantier de fouilles dans la partie ouest du site, au flanc des collines de pistachiers. L’objectif, comme sur l'ensemble du site, n’est pas de sauver tel ou tel monument, mais de comprendre l'agencement de la ville et l’histoire de son urbanisation.
En 1000 ans d'existence, Séleucie-Zeugma a été maintes fois remodelée. Le résultat est un mille-feuilles architectural empilant les différentes périodes hellénistique, romaine, byzantine en un véritable casse-tête. Les architectes de Zeugma, contraints par le relief à construire la ville sur une succession de terrasses, étaient confrontés à d’énormes problèmes d’érosion et de glissements de terrain provoqués par les pluies, rares mais torrentielles, qui s'abattent régulièrement sur la région. Les effets de ces catastrophes à répétition sont encore visibles aujourd'hui : dès que les archéologues commencent à creuser, ils déplacent des tonnes de déblais de cailloux anguleux enrobés de terre comme des nappes successives de laves torrentielles sur des éboulis de piémont et autres colluvions.
"Le moral de l’équipe remonte brusquement quand, au bout de quelques jours de fouilles, les archéologues découvrent ce qui pourrait devenir une des clés de l’énigme à laquelle ils sont confrontés : ils viennent de dégager de la caillasse un assemblage de tuyaux de poterie impeccables. Enfoui au plus profond, un réseau de canalisations se
révèle fort bien conservé. Toutes ces canalisations semblent organisées selon un axe commun qu'il s'agit d'explorer rapidement. En suivant un de ces conduits qu'il vient de mettre au jour, Daniel Frascone a découvert un accès à ce réseau. Un regard étroit et carré permet de descendre dans un égout dont la pente descend vers le fleuve. Il s'agit d'un collecteur étonnant : les archéologues débouchent dans une galerie à section haute et rectangulaire, faite de blocs à faces planes, parfaitement ajustés supportant un plafond de dalles tout aussi bien ajustées. L’immense galerie souterraine s'enfonce sous le site, perpendiculairement au fleuve, large d'environ 1,50 m pour une hauteur parfois supérieure à 3,50 m, façonnée de blocs calibrés caractéristiques de la période hellénistique. La perfection de l'ouvrage est extraordinaire. Sur le flanc, à un mètre au-dessus du radier, un trottoir de circulation permettait un nettoyage aisé de ce qui était à l'évidence un égout. Voilà la solution des urbanistes de l'Antiquité pour résoudre non seulement le problème de l'évacuation des eaux usées, mais aussi celui des pluies diluviennes. Au passage, l'exploration montre un puits de relevage des détritus qui pouvaient obstruer l’égout. Les archéologues rencontrent aussi une voûte en arc de briques disposées radialement, qu'ils reconnaissent aussitôt de technique romaine. « Le mortier est forcément romain, il n'y en a pas avant. Les briques en éventail, liées par du mortier, c'est l'invention de la voûte, et c'est du mortier d'une tenue et d'une solidité incroyables et pas d’usure », précise l'un des spécialistes.
Les archéologues remontent le collecteur d'égout sur 750 mètres. Parfaitement intact, il pourrait encore servir aujourd'hui. De chaque côté de la galerie débouchent de nombreux caniveaux qui dessinent un réseau serré correspondant à celui des rues, comme le reflet souterrain de la ville qu'il desservait avec une remarquable efficacité. Certains caniveaux sont obstrués de graves, de pierres, voire de débris de bâtiment ; d'autres sont propres et visiblement très longs. « Si on arrive à avoir le plan complet du grand égout et des égouts adjacents, on aura pratiquement les quartiers d'habitation, les villas qui envoyaient leurs eaux dans ce réseau, c’est la ville à l'envers » déduit Daniel Frascone.
La découverte du réseau d’égouts permet en effet de franchir un grand pas dans la compréhension de la ville. Un nouveau chantier est ouvert au pied du Belkistepe, la colline sanctuarisée qui domine le site. Là comme pour l’autre chantier, à la suite du travail de l’érosion et
de l’effondrement des terrains, 7 mètres d’accumulation recouvrent l’ensemble de l’aire de fouille définie. À chaque fois ce sont des tonnes de colluvions qu’il faut déplacer.
« Ce qui surgit bientôt au milieu des gravats révèle des édifices monumentaux. D’immenses colonnes de pierre, murs imposants, frontons, corniches aux frises sculptées, bousculade de chapiteaux, laissent imaginer la qualité des bâtiments enfouis et la beauté de Zeugma accrochée à ses collines. Au-dessus du chantier ces collines gardent encore l’image fantôme de la magnificence de la ville : un temple avec ses bâtiments annexes, un stade que l’on croirait imprimé sur le sol, plus loin l’agora, réunissaient probablement une population colorée et fort animée qui devait se retrouver le soir venu sur les gradins du théâtre. »
À 20 km en amont du fleuve, les falaises de pierre où les architectes de Zeugma venaient s’approvisionner conservent sur leurs parois des petites stèles sculptées en remerciements aux dieux. Les mêmes parois révèlent à différents endroits des cartouches gravés en latin par les légionnaires romains qui travaillèrent ici. Pendant 200 ans, au cours des Ier et IIe siècles de notre ère, parmi les 30 réparties en Asie, la légion IV-Scythica fut cantonnée à Zeugma : 5 000 soldats qui contribuèrent largement à la prospérité économique de la ville. Un cartouche est taillé en bas-relief représentant une troupe de Romains, un autre représente des hommes chargés passant sur un pont de bateau, sur un autre encore, des hommes chargent des tonneaux dans une barque.
« Zeugma était alors suffisamment riche pour frapper sa propre monnaie, ornée de son symbole, le Bélkistépé, surmonté de son sanctuaire. Ainsi devait apparaître Zeugma, florissante et bariolée, aux caravanes qui arrivaient de l’Orient. On l’imagine étagée là sur le versant, dominant le fleuve, son port et le trafic sur le pont de bateau ; mais en se tournant vers l’aval on voit le chantier du barrage qui se termine et le village actuel de Belkis qui va le premier être sous l’eau. »
En avril 2000 le barrage est achevé, dans un mois commencera la lente montée des eaux qui s’achèvera en octobre. Les habitants du village, poussés à l’évacuation avec souvent une grande brutalité, ont attendu le dernier moment. Avant de partir, ils démolissent eux-mêmes leurs maisons pour récupérer tout ce qui peut l’être. Les villageois vont se disperser : certains ont construit des baraquements de fortune en attendant les nouveaux logements promis par l’État ; d’autres vont s’entasser chez des parents. Mais la plupart des 30 000 personnes que les eaux du barrage vont déplacer vont grossir les banlieues des grandes villes, le plus souvent sans argent ni formation.
Ce que la communication officielle et les journalistes invités n’indiquent pas, c’est que là comme en d’autres vallées barrées, ce sont les meilleures terres qui sont noyées. Les paysans déplacés auront l’eau mais pour irriguer les sols stériles du plateau et utiliseront des engrais, tout comme leurs frères d’aval dont les terres ne recevront plus les limons du fleuve.
L’histoire se répète à presque 18 siècles de distance. Que sont devenus les habitants de Zeugma en 253 lors du raid des Sassanides ? Ce qu’il restait de la mise à sac et de l’incendie, vite enseveli sous la boue des orages, est révélé par une ultime trouvaille avant la montée des eaux du barrage : les ruines d’une riche demeure romaine de 14 salles réparties sur trois ailes sont dégagées. Catherine Abadie-Reynal, qui a découvert la villa, tente par tous les moyens d’en révéler l’histoire. Elle choisit de dégager en priorité le cœur de la villa : le nymphée, la fontaine traditionnellement située dans la cour intérieure de la maison romaine, et le triclinium, la salle à manger.
Typique, son alimentation en eau de source et de pluie, son assainissement, elle révèle des murs magnifiquement peints de scènes mythologiques, puis des sols de mosaïques supplantant tout ce que l’on connaissait déjà en d’autres sites de l’Antiquité grecque et romaine. Les peintures, exposées à l’air et aux averses, deviennent très fragiles et les restaurateurs les consolident méticuleusement, avant qu’elles soient déposées et transportées à l’abri. On procède de même avec les mosaïques : toute la technique d’enrobage puis de découpe en panneaux et décollement, pour les rendre aisément transportables, est appliquée. Ainsi sauvées et transportées au musée archéologique de Gaziantep, la capitale régionale voisine, les grandes mosaïques de la villa, dédiées à toute la mythologie autour de Dionysos, sont sans doute appelées à en devenir un des joyaux. Il était temps : une fois fermées les vannes du barrage, la montée des eaux a dissous en quelques semaines – comme les murs du village Belkis – les peintures, disjoint et dispersé les tesselles des mosaïques que la terre avait su protéger pendant près de vingt siècles.
Maintenant alertés par l’exceptionnelle richesse des découvertes réalisées à Zeugma, d’autres archéologues prendront le relais pour étendre les fouilles aux collines demeurées hors de l’eau. Certains vont chercher dans les hauts vallons qui entament le plateau anatolien, derrière le site de Séleucie-Zeugma, les captages et les aqueducs souterrains qui alimentaient la cité en eau potable. D’autres parachèveront l’exploration vers les têtes du fabuleux réseau d’assainissement pluvial et domestique qui sauvait la ville des déluges boueux dévalant des collines à chaque orage. Les plus inspirés et réfléchis trouveront peut-être, comme Catherine Abadie-Reynal, une autre riche maison dans son sarcophage de caillasse terreuse.
Il n’en demeure pas moins que durant cinq ans une poignée d’archéologues a tenté l’impossible pour sauver ce qui pouvait l’être en si peu de temps d’un patrimoine inestimable, avec la certitude que des pans entiers de la mémoire universelle allaient disparaître à jamais sous les eaux.
Pourquoi a-t-il fallu attendre ce désastre, pour quelles raisons n’a-t-on pas réagi quand s’est dessiné le projet de barrage il y a vingt ans de cela, car ce n’est pas le barrage lui-même qui est en cause, il constitue sans doute un progrès nécessaire. Ce qui demeurera à jamais indéfendable, c’est la destruction d’une partie du patrimoine de l’humanité, la perte irrémédiable d’un passé commun. Au nom de quel avenir pourrait-on justifier le sacrifice de la mémoire ? (*)
(*) Les citations sont extraites du commentaire de Michel Abescat pour le très beau film de Thierry Ragobert « Les derniers jours de Zeugma » diffusé par ARTE en octobre 2000.
Pour les aspects géopolitiques de l’eau du bassin mésopotamien, on peut revoir « Bataille pour l’or bleu en Mésopotamie », diffusé le 27 juin 1999 par France 2 dans le cadre du Magazine Géopolis de Claude Sérillon.
Jean-Louis Mathieu