Le lac sous-glaciaire de Vostok est probablement l'un des sites les plus énigmatiques de la planète. Un lieu invisible, encore inviolé, obscur et glacé, qui pourrait abriter dans ses eaux fossiles des formes de vie encore totalement inconnues. L?endroit, découvert au début des années 1970, n?a jamais été exploré et reste mystérieux. Mais la communauté scientifique travaille sur une stratégie d'exploration de cet écosystème si particulier.
L’Antarctique, recouvert à 99 % d'une calotte glaciaire permanente, est le seul continent au monde qui échappe à la juridiction classique des États. Après quelques revendications territoriales émanant d’États riverains ou de conquérants de vastes espaces vierges, le traité sur l'Antarctique, conclu à Washington en 1959, a conféré à ce continent un régime international unique en son genre : un régime de coopération internationale original qui place à égalité tous les États parties, qu'ils soient possessionnés ou pas. Depuis, de nombreuses expéditions scientifiques se sont rendues en Antarctique, généralement sous l'égide des États parties au Traité. C'est que le continent Antarctique est à la fois un espace vierge, témoin d'équilibres naturels encore peu affectés par les activités humaines et une source de mémoire du climat mondial dans ses neiges et ses glaces. C’est aussi un point d'observation irremplaçable pour certains phénomènes atmosphériques ou climatiques, et un milieu extrême dans lequel certaines
Formes de vie très particulières ont pu s'adapter. C’est dans ce contexte qu’à la fin des années 1950 les Russes implantent au cœur de l’Antarctique, à 3 500 mètres d'altitude, la station de Vostok. C'est grâce à cette implantation que l'on découvrira bien des années plus tard l'un des écosystèmes les plus énigmatiques de la planète : le lac Vostok.
De la station au lac Vostok
L’endroit choisi pour l’implantation de la station est inhospitalier, avec sa température annuelle moyenne de −55 °C, pouvant descendre jusqu'à −90 °C, mais il est vaste, plat et surtout très sec. Or, les Russes veulent faire du carottage dans la calotte glaciaire pour reconstituer l’évolution du climat sur la planète à partir des éléments contenus dans les glaces. La situation de Vostok, l’un des endroits les plus secs et les plus froids de la planète, sur lequel ne se déposent que 2 cm de glace par an, va permettre d’approcher la glace la plus ancienne, datant de 400 000 ans. Pendant une vingtaine d’années, les forages de Vostok vont permettre de reconstituer la composition de l’atmosphère des 420 000 dernières années, mettant à jour quatre cycles climatiques différents sur cette période.
Jusqu'à ce que, au début des années 1970, on découvre presque par hasard, à 3 750 mètres de profondeur sous la glace, juste au-dessous de la station, un immense lac d'eau douce : un lac de 230 km de long sur 60 km de large, grand comme deux fois la Corse, avec une surface de 14 000 km² et un volume d’eau estimé à 1 800 km³. Ses 501 mètres de profondeur le classent d’emblée parmi les dix lacs les plus profonds sur Terre. Une gigantesque poche d'eau qui s'est vraisemblablement formée dans un rift, un fossé d’effondrement, il y a environ 40 millions d’années. Soumis à l’époque à des conditions climatiques bien plus clémentes qu’aujourd’hui, ce lac a vraisemblablement abrité une faune et une flore diversifiées avant de se refermer il y a environ 15 millions d’années, piégé par 4 km de glaces.
Depuis, malgré sa localisation, le lac Vostok est resté à l'état liquide sur une profondeur d’environ 200 mètres, grâce à l'action conjointe de la pression (350 atmosphères) et à la chaleur géothermique émanant de la terre au-dessous de lui. Pour les scientifiques, le lac se serait formé à ciel ouvert à la suite d'un refroidissement climatique. Puis, piégé peu à peu par les glaces, il serait demeuré tel qu'il est aujourd'hui pendant 420 000 ans.
Aujourd’hui recouvert, totalement isolé de l’atmosphère, le lac Vostok est un environnement sous haute pression, caractérisé par des conditions extrêmes d’obscurité, de température, de pauvreté en oxygène et en éléments nutritifs. Des formes de vie remontant aux origines du lac peuvent-elles s’être maintenues dans cet environnement privé de tout échange avec la surface, du moindre rayon de lumière, et dans lequel la température ne remonte jamais au-dessus de −50 °C ? Certains scientifiques, arguant du fait qu’il n’existe pas d'eau sans forme d’activité bactérienne, le pensent. Dès lors, les spéculations vont bon train. L’idée que l’eau de ce lac, isolée de l’atmosphère depuis plus de 420 000 ans, puisse abriter une vie microbienne divise la communauté scientifique.
En 1996, les Russes arrêtent les travaux de forages scientifiques, de peur de contaminer cet immense réservoir naturel. Ils sont alors à moins de 100 mètres de la surface des eaux liquides du lac. Les derniers carottages, les plus profonds jamais réalisés, sont analysés par plusieurs équipes scientifiques américaines, russes et françaises. Les laboratoires de paléoclimatologie constatent qu'entre –3540 mètres et –3750 mètres la glace présente une composition différente, particulière, sans doute le résultat d'une fonte puis d'un nouveau gel. Ils acquièrent la certitude que cette eau glacée est passée par le lac, et qu'ainsi, sans l'atteindre dans sa partie liquide, ils examinent sous leurs microscopes électroniques l'eau même du lac.
Les premières analyses de ces carottes révèlent la présence de nombreuses bactéries. En 1999, une équipe de l'université du Montana identifie des bactéries congelées en concentration élevée dans une carotte prélevée à 100 mètres à peine de la surface du lac. Une autre équipe de l'université d'Hawaii confirme la découverte et dénombre 300 bactéries différentes dont certaines, placées à une température positive de 3 °C, sont redevenues actives.
Pourtant, certains spécialistes restent sceptiques. Malgré toutes les précautions prises, ces bactéries ne sont-elles pas le résultat de défaillances dans la méthode d'échantillonnage, lors du prélèvement ou de l'analyse ? Les carottes ne seraient-elles pas contaminées par des bactéries venues de la surface ? À l'appui de cette thèse, l'analyse ADN de ces bactéries, qui ne révèle pas de différences sensibles avec d'autres bactéries déjà connues. La seule façon de trancher de manière définitive est d'atteindre les eaux du lac sans le contaminer pour réaliser des mesures in situ et remonter un peu de cette fameuse eau.
Atteindre les eaux du lac
Depuis de nombreuses années, le trou du forage réalisé par les Russes a été maintenu ouvert grâce à l'injection massive de kérosène et de fréon. Près de 60 tonnes de ce mélange très particulier stagnent dans les 3 500 mètres du forage, dont une tonne aux abords immédiats du lac. Si ces substances y pénétraient, la contamination qui en résulterait serait catastrophique et sans doute fatale pour l'équilibre et l'intégrité de cet écosystème.
Dès lors, les scientifiques s'interrogent : comment, dans un premier temps, récupérer ce mélange puis accéder aux eaux du lac sans provoquer la contamination de cette eau primitive ?
Le challenge, qui passe par la mise au point de nouvelles technologies, fascine les chercheurs.
La NASA elle-même s'intéresse au lac.
D'abord parce que les conditions climatiques qui y prévalent ressemblent beaucoup à celles de Mars et surtout d'Europa, l'une des deux lunes qui gravitent autour de Jupiter.
Un satellite couvert de glace, que la
De la vie dans le lac Vostok ?
NASA soupçonne, grâce aux observations de la sonde Galileo, d’abriter un immense océan liquide caché sous les glaces. Plonger dans les eaux du lac Vostok serait pour l’agence américaine une manière de préparer une future mission sur Europa. D’ailleurs, un premier projet de sonde vers Europa devrait permettre de cartographier prochainement la planète. Mais planétologues et astrobiologistes rêvent de faire atterrir une sonde sur Europa pour prélever un peu d'eau qui se trouverait sous les glaces. Pour la NASA, l’exploration du lac Vostok représente une occasion inespérée pour tester grandeur nature l’instrumentation qui ira plus tard sonder les glaces d’Europa à la recherche d’une éventuelle trace de vie extraterrestre. Dès la fin des années 1990, la NASA cherche donc à se doter de techniques d’échantillonnage qui permettraient d’étudier l’eau sans la contaminer.
L’agence américaine teste en 2001 sur un glacier des îles Spitzberg un “cryobot”, une sonde capable de forer une couche de glace de plusieurs kilomètres grâce à un jet d’eau chaude. Après avoir traversé la glace, le “cryobot” est censé accoucher d’un “hydrobot” qui sera chargé d’analyser les eaux du lac. L’objet, qui fait 80 cm de long sur 10 cm de large, traverse la glace en injectant de l’eau chaude à son extrémité grâce à des réacteurs radioactifs, la pesanteur attirant l’engin vers le bas. Un câble relié à la surface alimente l’engin en énergie et permet de garder le contact avec les instruments en surface. Une technique de forage radicalement différente de celles utilisées jusqu’à maintenant. Selon les ingénieurs de la NASA, elle présenterait l’avantage de réduire les risques de contamination au minimum et d’être transposable sur Mars ou Europa.
Reste que la technique n’est pas encore tout à fait au point. Au Spitzberg, seuls 23 mètres ont pu à ce jour être forés. En cause, le problème de la solidification de la glace après le passage de la sonde et les contraintes mécaniques qui pèsent sur elle à grande profondeur. Mais tests et recherches se poursuivent et les chercheurs comptent bien résoudre ces problèmes très prochainement.
Une chose est sûre : les eaux du lac Vostok, qui dorment depuis 420 000 ans à l’abri des hommes, n’ont plus que quelques années devant elles avant de voir débarquer ce petit engin qui procédera aux analyses de ses eaux et à la fouille de ses sédiments.
Le mystère de l’un des écosystèmes les plus méconnus de la planète sera alors levé. Avec à la clé, des révélations sur la vie terrestre telle qu’elle était il y a plusieurs millions d’années, et la possible découverte de formes de vie là où nul ne l’aurait cru possible, il y a seulement 30 ans.