Venise et sa lagune constituent un paysage unique au monde. Dans cette cité des eaux, où la notion même de terre ferme perd son sens, s'est constitué en plus de 1000 ans un extraordinaire musée d'architecture. Mais ce patrimoine culturel et naturel est menacé. Peu à peu, la Cité des Doges s'enfonce. Depuis 200 ans, le niveau de la mer aurait monté de 80 cm, au rythme moyen de 2,7 cm par an.
Venise s’étend sur un ensemble compact de 118 îles très rapprochées les unes des autres et reliées par 160 canaux, au centre d’une lagune de 50 km de long environ et de 15 km de large. Séparée de la mer Adriatique par une large bande sableuse, on accède à la lagune par trois passages : le Porto di Lido, le Porto Malamocco et le Porto di Chioggia. Des chenaux, naturels et artificiels, balisés par des piliers de bois y permettent la navigation. La profondeur naturelle moyenne dans la lagune est faible. Le plus souvent, elle n’excède pas 1 ou 2 mètres.
La ville a donc été construite sur le sable et la vase de la lagune. Les maisons sont montées sur de gros plots de bois imputrescible, des pilotis, enfoncés dans le fond de la lagune. Mais le sol des îles et du fond de la lagune se tasse et s’enfonce inexorablement ce qui rend les constructions instables et les menace de destruction.
La sauvegarde de Venise n’est pas un phénomène nouveau. Dès le XIVᵉ siècle, les Vénitiens veillaient à l’équilibre hydrographique de la lagune. Dès cette époque, une Magistrature des Eaux avait même été créée : consolidations des îles et des lidos, plantations d’arbres pour fixer
Le sol, l'assainissement des marais et l'abandon des salines, le drainage des canaux, l'ouverture de nouvelles voies navigables ont été entrepris au fil des temps pour sauvegarder la lagune. Certains estuaires de fleuves côtiers qui menaçaient de combler progressivement la lagune en charriant trop d’alluvions ont même été déviés. Des bras artificiels, protégés par des digues, permirent ainsi de détourner la Brenta, le Bacchiglione, le Musone, le Sile, la Piave, qui se jettent désormais directement dans l'Adriatique. Mais, malgré ces efforts, les grands travaux de l'ère contemporaine ont bouleversé l’équilibre précaire de la lagune : c’est d’abord la construction d'un pont ferroviaire qui a considérablement diminué l'effet de chasse des marées. Puis est venue la construction, en 1919, de Porto Marghera, une zone industrielle à l'ouest de Venise, sur plusieurs centaines d’hectares de barene, des bancs de sable sur lesquels pousse une maigre végétation, seulement immergée aux grandes marées. Puis l'agrandissement des terrains et l'aménagement du canal Victor-Emmanuel, entre Malamocco et Mestre, pour permettre le passage de gros pétroliers.
Le fameux 4 novembre 1966 révéla à la communauté internationale la gravité de la situation.
Venise sous les eaux
Le 4 novembre 1966, toutes les conditions météorologiques provoquant les inondations – la variation saisonnière du niveau de la mer, le sirocco, la basse pression atmosphérique – sont réunies. Une spectaculaire acqua alta plonge la place Saint-Marc sous 1,20 mètre d'eau. La jauge située à la pointe de la Salute enregistre une hauteur record de 1,94 m. De nombreuses œuvres d’art sont détruites et 5 000 Vénitiens doivent quitter leurs habitations. Toute la cité des Doges est submergée, causant des dégâts économiques et artistiques considérables. On prend alors conscience de l’état de dégradation consternant de la ville. Au-delà du caractère catastrophique de l’inondation, on prend conscience que la cause première résulte d'un processus déjà ancien, aggravé par des dizaines d’années de négligences. Peu à peu, Venise est rongée et la ville est menacée dans ses fondements mêmes.
De nombreuses initiatives, nationales et internationales, sont lancées pour tenter de sauver les œuvres d’art et préserver ce patrimoine de l’Humanité. Plusieurs études sont menées pour décrire et comprendre les problèmes de la ville et de sa lagune : pollutions de l'air et des eaux, assainissement des canaux, démographie, transformation de Venise en ville-musée, dynamique et écologie des eaux lagunaires, détérioration des fondations et des façades de la ville, affaissement du sol, tout y passe jusqu’aux ressorts même des acque alte.
La lagune : un système complexe et fragile
On découvre que peu à peu la lagune se transforme en baie. L’érosion, due à l'action des vaguelettes associées à la bora et au sirocco, emporte les barene et le cordon littoral mais aussi les structures des trois embouchures de la lagune, dont la solidité est précaire. L’érosion naturelle se révèle être renforcée par les aménagements du port, et notamment l’agrandissement des trois passes et des canaux pour permettre la navigation des pétroliers. La disparition de ces éléments solides est autant d’obstacles en moins pour ralentir les courants, limiter la masse d’eau à l’intérieur de la lagune, et donc réguler les niveaux anormaux que les perturbations météorologiques peuvent provoquer en pleine mer. On comprend que les caractéristiques du site ont évolué : Venise n'est plus située dans une lagune mais bien dans une baie ou un bras de mer. Et les acque alte sont la conséquence directe de ces changements. La transformation entraîne d’autres nuisances telles que l’appauvrissement de la vie aquatique.
et la fragilisation des monuments. On comprend pourquoi les acque alte, qui existent depuis toujours, sont devenues plus fréquentes et plus importantes. C'est d’abord l’eustatisme, c'est-à-dire le phénomène de montée des eaux des océans, qui suit un rythme de 6 mm par an environ. C'est ensuite la subsidence naturelle – ou l'affaissement du sol – qui provient de la nature instable des sous-sols vénitiens, essentiellement composés de limons et d'argile. Cependant, cet enfoncement naturel a été largement accentué par les travaux entrepris entre 1950 et 1970 lors de l'industrialisation du site et l'installation du nouveau port. Et le pompage excessif des nappes phréatiques situées sous la ville a augmenté le phénomène d’enfoncement d'une dizaine de centimètres. C'est enfin le dérèglement de l’échange des masses d'eau. La masse d'eau pénétrant dans la lagune a augmenté depuis le creusement de canaux artificiels destinés aux développements du port. Les voies de communication rapides, le “canal des pétroliers” d'une profondeur de 15 mètres, et l'ouverture des trois passes à gros bateaux n'ont pas, contrairement aux canaux anciens, respecté le système général des courants naturels et leurs contours particuliers. L’échange entre les eaux des deux parties s'en est trouvé complètement déséquilibré. De plus, la pénétration de cette eau est plus rapide car les nouveaux canaux sont lisses ; ainsi, les vagues se heurtent plus violemment aux remparts et fragilisent les fondations et les soubassements de la ville.
À ces phénomènes, il faut ajouter la diminution de la vie aquatique dans la lagune. La qualité des eaux de la lagune s'est détériorée. Les espèces animales recensées en 1996 ne représentent plus que 80 % des espèces identifiées en 1930 et les espèces végétales ont diminué de moitié. Cette raréfaction des plantes qui, par leurs racines, luttaient contre l’érosion, entraîne une aggravation du phénomène. Les algues sont les seules à proliférer, attirant avec elles des nuées d'insectes. Un phénomène d’eutrophisation est apparu depuis les modifications de circulation des masses d’eau dans la lagune. La pollution de l'eau et des sédiments découle également des activités des zones industrielles de Mestre-Marghera : rejet d'eaux usées urbaines et industrielles directement dans la lagune, marées noires, et même pollutions d'origines agricoles.
À la fin des années 70, le diagnostic, sévère, tombe : Venise court à la catastrophe.
Le projet Moise :
sauver Venise des eaux
Une urgence apparaît : protéger la ville des acque alte. Plusieurs projets sont alors examinés pour fermer la lagune en cas d’acqua alta : bateaux-portes, modules automatiques à translation horizontale, etc. En 1984, on opte pour une série modulaire de vannes mobiles mises les unes à côté des autres dans les trois passes de la lagune et fonctionnant sous la poussée de flottaison. C'est l’essence même du projet MOSE, transcription italienne de Moise, et acronyme de Modulo Sperimentale Elettromeccanico, un prototype de vannes grandeur nature qui a été testé dans le canal de Treporti entre 1988 et 1992. Le projet prévoit de poser des digues mobiles au fond des trois passes de la lagune et les ouvrir lorsque le niveau des marées dépassera 1 m, pour isoler ainsi la lagune de Venise et éviter les inondations. Dans des conditions normales et tant que l'amplitude de l'acqua alta ne dépassera pas un mètre, les coffres remplis d'eau reposeront sur le fond du canal. En cas d'amplitudes plus fortes, un système hydraulique remplira les coffres d’air pour les surélever. Solidement maintenus au fond, ils s'actionnent en s'élevant comme une porte qui se referme, et se transforment ainsi en digues qui isolent la lagune de la mer. Le plan prévoit que 18 de ces vannes seront installées à l’entrée du port de Chioggia, 20 à Malamocco, et deux séries de 20 et 21 séparées par une darse intermédiaire à l’entrée du Lido. Au mois de décembre 2001, le projet est adopté par le gouvernement italien. La réalisation de ce projet coûtera plus de 3,5 milliards d’euros et durera plus de dix ans.
Mais Moise n'est que l'aspect le plus spectaculaire d'un plan bien plus vaste destiné à assurer l’avenir de la Cité des Doges. Le Consortium Venezia Nuova met en œuvre depuis plusieurs années un certain nombre de mesures destinées à sauvegarder l'écosystème lagunaire et à fortifier la ville : dragage des canaux, renforcement des quais et des jetées, remise en état de certaines îles abandonnées, gel de l'extension de la zone industrielle de Marghera, suppression du terminal pétrolier, et réimplantation de la flore sous-marine.