Généralement, pour expliquer une quelconque pénurie d’eau, on se contente d’évoquer les conditions météorologiques et les caprices du temps. Les sécheresses font les manchettes des journaux, retiennent notre attention et la détournent du danger, autrement grand, que représente notre consommation croissante...
Les signes annonciateurs d’une pénurie d’eau douce ne manquent pourtant pas. Le niveau des nappes phréatiques baisse inexorablement, les lacs rétrécissent et les marais s’assèchent. Pour faire face à cette situation, et malgré l’expérience désastreuse des années 55 à 85, les ingénieurs continuent à préconiser la construction de barrages et de canaux de dérivation de plus en plus gigantesques, coûteux et nuisibles pour l'environnement. Autour de Beijing, New Delhi, Phoenix ou d’autres villes, citadins et agriculteurs se disputent l'accès à une quantité limitée d’eau, devenue insuffisante. Au Moyen-Orient, sa rareté est source de controverses et de tensions qui risquent de tourner au conflit armé.
Tant pour l'agriculteur que pour l'industrie et les usages domestiques, les besoins en eau ne cessent d’augmenter, parallèlement à la croissance démographique. Sans compter qu’avec l'amélioration des conditions de vie, la demande individuelle s'est, elle aussi, considérablement accrue. Se situant aux alentours de 800 m³ par personne et par an, elle a doublé par rapport à ce qu’elle était dans les années 50. À l’échelle mondiale, la demande d’eau, qui atteint 4 340 km³ par an, a pratiquement triplé dans le même temps. Et ces chiffres restent bien en deçà de la réalité de nos besoins, puisque les ensembles aquatiques diluent les polluants, fournissent de l’électricité et hébergent une faune nombreuse et diversifiée.
La disponibilité d’eau per capita, qui est inversement proportionnelle à la population totale, s'est réduite d’un tiers depuis 1972. De plus en plus de pays ont vu leur croissance démographique atteindre un seuil incompatible avec une utilisation à la fois suffisante et équilibrée de leurs ressources en eau. Pour les hydrologues, ce seuil se situe entre 1 000 et 2 000 m³ par habitant et par an. Au-dessus de 1 000 m³, la pénurie commence à se faire sentir et constitue un handicap sérieux pour la satisfaction des besoins alimentaires, le développement économique et la sauvegarde des systèmes naturels.
Aujourd’hui, si l’on exclut les fleuves et les rivières qui prennent leur source hors de leurs frontières, 26 pays totalisant 232 millions d’habitants souffrent d’une pénurie d’eau. Comme la plupart d’entre eux ont une démographie galopante, cette pénurie ne peut que s’aggraver. Le continent africain arrive en tête par le nombre des pays en crise. Mais c’est surtout au Moyen-Orient que la rareté de l'eau est manifeste et explosive.
Les autres régions du monde ne sont pas épargnées. En effet, on relève des signes avant-coureurs de la crise dans des pays où les disponibilités sont importantes. Là où le rythme de pompage des eaux dépasse celui de leur renouvellement naturel, on constate déjà un abaissement du niveau des nappes phréatiques, qui deviennent, en même temps, plus coûteuses à exploiter et, de ce fait, plus salines. La surexploitation des eaux souterraines est aujourd’hui évidente dans certaines régions de Chine, d’Inde, du Mexique, de la Thaïlande, de l’ouest des États-Unis, d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Épuisement des réserves aquifères
Particulièrement grave est la surexploitation des eaux fossiles, ces nappes souterraines profondes qui se sont constituées au cours de centaines ou de milliers d'années et que les pluies ne peuvent réapprovisionner rapidement. Tout comme les réserves de pétrole, ces gisements aquifères sont généralement non renouvelables. Les fermes et les villes qui en dépendent pour leur ravitaillement devraient s’interroger sur les conséquences de leur épuisement.
Ainsi le Royaume d’Arabie Saoudite compte sur ses eaux fossiles pour satisfaire 75 % de ses besoins et cette dépendance est aggravée par la volonté du gouvernement d’encourager, sur une grande échelle, la culture de blé dans le désert. Bien que le pays importe de l’orge et d'autres produits alimentaires, il est devenu, en 1984, autosuffisant en blé et a même rejoint, depuis, le peloton de tête des pays exportateurs. Au début de 1992, le roi Fahd a autorisé le versement de quelque 2,1 milliards de dollars pour subventionner une production record de quatre millions de tonnes qui, au prix du marché, ne valait que le quart de cette somme.
L'exploitation des eaux souterraines en Arabie Saoudite a atteint, en moyenne, 2 milliards de m³ par an, un chiffre que le gouvernement entend porter à 7,8 milliards avant la fin du siècle. À ce rythme, ces réserves seront épuisées en 52 ans, et même plus rapidement si le taux d’exploitation augmente d’ici à 2010. Mais avant d’être épuisée, l’eau souterraine sera probablement devenue trop salée pour être utilisée sans un traitement coûteux. Cette production céréalière n’est donc guère satisfaisante ni durable, pour l’Arabie Saoudite comme pour les pays qui importent son blé.
D’autres régions dépendent des nappes fossiles souterraines, comme la Libye ou le nord-ouest du Texas, où la réserve aquifère d'Ogallala — la plus vaste du monde — est réduite de 25 %. À Beijing, le niveau hydrostatique baisse de 1 à 2 mètres par an et un tiers des puits sont déjà secs. À Mexico, le pompage a dépassé la capacité de recharge de 50 à 80 %, d’où un tassement des nappes souterraines et un affaissement du terrain qui a provoqué l'effondrement de la fameuse cathédrale métropolitaine.
La demande va croissant, et les grands projets hydrauliques deviennent difficiles à réaliser, si bien que la comptabilité hydrique est de plus en plus déséquilibrée. De la Californie du Sud à Israël, du nord de la Chine à certaines régions de l'Inde, les déficits deviennent chroniques et le rationnement pratique courante. À Beijing, par exemple, on prévoit qu’en l'an 2000, la demande dépassera de 70 % les ressources disponibles. En Israël, ce dépassement atteint déjà 15 %, ce qui représente un déficit annuel de 300 millions de m³. Une situation que ne peut qu’aggraver, dans les prochaines années, l’afflux de nouveaux immigrants.
Dégradation du milieu aquatique
Épuisement des réserves fossiles, baisse du niveau des nappes aquifères, demande largement supérieure aux ressources disponibles sont autant de signaux qui ne trompent pas. Mais le signe le plus alarmant peut-être provient de l’état de l’environnement aquatique. La construction de barrages et de canaux de dérivation, la pollution des cours d’eau ont dévasté les marécages, les deltas, les lacs et les habitats riverains. De toutes les espèces biologiques en danger, la faune aquatique est sans doute la plus menacée.
La contraction de la mer d’Aral n’est que l'exemple le plus dramatique d’une longue liste de sites naturels détruits ou dégradés par l'utilisation intensive, voire abusive, des ressources aquatiques : c'est le cas notamment du lac Mono en Californie, des marais des Everglades en Floride du Sud, de Donaña en Espagne et du Sudd au Soudan, qui abritent une faune et une flore d'une extraordinaire richesse.
Rien qu’en Amérique du Nord, la société américaine des pêches a déjà dénombré 364 espèces en danger d’extinction. On estime qu’à l'échelle du continent, un tiers des poissons, deux tiers des crustacés et près de trois quarts des coquillages se sont raréfiés ou risquent de disparaître.
Il est désolant que nous en soyons arrivés à rendre incompatibles les deux propriétés essentielles de l’eau, à la fois matière première et élément indispensable à la vie de toutes espèces vivantes. Une dualité qui nous impose une nouvelle attitude, plus respectueuse des fonctions vitales de ce précieux élément.
* Extrait du numéro de mai 1993 du Courrier de l'Unesco.