Une machine extraordinaire (suite)
Nous avons présenté dans notre numéro de juin/juillet, sous ce titre, le projet de liaison électrique à 270 kV prévu entre la France et l'Angleterre, qui est étudié par Électricité de France, et dont l'un des éléments principaux est constitué par cette « machine extraordinaire » que constitue l'ensouilleuse mise au point à cette occasion.
En fait, nos lecteurs avaient dû avoir le sentiment de « rester sur leur faim », l'article ayant essentiellement pour but de vulgariser les informations concernant ce matériel. Une visite du chantier expérimental qui a été organisée le 26 juillet par M. , directeur adjoint à EDF, chargé du Service du Transport, à l'attention de la presse, a permis de mieux situer les données du projet et ses perspectives de réalisation... Reprenons donc notre sujet !
Il faut dire, tout d’abord, que la « machine » a fait l'objet de sa version définitive et qu’elle ne serait rien sans son accompagnement impressionnant qui comprend essentiellement, comme nous le verrons plus loin :
- une barge, support logistique de l'ensouilleuse ;
- un navire câblier à positionnement dynamique ;
- un sous-marin de contrôle de pose du câble, circulant sur roues au fond de la mer ;
- des remorqueurs et des bateaux d’assistance.
Le projet
L'utilité de la liaison électrique France-Angleterre a été soulignée précédemment : elle se justifie par le décalage des pointes de consommation dans les deux pays, et par le fait que les moyens de production font appel de façon très inégale aux diverses sources : nucléaire, charbon, fioul, hydraulique ; les secours mutuels en cas de défaillance de l'un ou l'autre des partenaires constituent également un élément de sécurité appréciable.
Malgré son coût, la solution « câble » a été choisie pour permettre de transiter les 2 000 MW (1 850 A) qui représentent la capacité de la ligne ; une liaison par fils aériens était possible techniquement, mais elle a dû être écartée pour des raisons de sécurité de la navigation et de fiabilité, compte tenu des conditions atmosphériques hivernales particulièrement dures et des vents violents qui règnent dans le Pas-de-Calais.
Deux solutions s’offraient alors :
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Le transport en courant alternatif triphasé, qui a été écarté bien que cette solution aurait présenté l'avantage d’être la plus simple ; elle se heurtait en effet à trois écueils essentiels :
- les câbles se comportent comme des condensateurs et sont générateurs de courant réactif venant s’ajouter au courant échangé, ce qui limite leur capacité de transport ;
- la section et le poids des câbles deviennent rapidement prohibitifs ;
- le réglage de la puissance échangée nécessite d'importants équipements.
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Le transport en courant continu, procédé qui a été retenu du fait qu'il permet de s’affranchir des problèmes précédents ; en contrepartie, une telle liaison nécessite dans chaque pays une station de conversion alternatif-continu d’un coût élevé.
En outre, cette solution permet de contrôler aisément les échanges de puissance.
Il a été décidé que chaque partenaire assurait la prise en charge des équipements situés sur son territoire ainsi que la fabrication et la pose de deux paires de câbles.
Après étude économique du projet, faisant ressortir une rentabilité très satisfaisante, un protocole a été signé en juin 1981 avec les Britanniques, prévoyant la mise en service à l’automne 1985 d'une première tranche d’une puissance de 1 000 MW, l'achèvement de la deuxième étant décalé d’un an.
Caractéristiques techniques
La liaison, qui sera constituée de deux ensembles identiques pouvant fonctionner indépendamment,
Comportera donc huit câbles à courant continu qui franchiront le Pas-de-Calais entre Folkestone et Sangatte. Ce tracé a été retenu en raison de la nature des fonds : un tracé plus court, situé plus au sud, n’aurait pas été possible en raison de la présence de barres rocheuses très dures.
Chaque paire de câbles sera posée sur l'un des quatre tracés prévus, espacés d’environ 1 000 m, dans une tranchée de 1,50 m de hauteur et de 0,60 m de largeur creusée au fond de la mer, à une profondeur maximum de 35 m, sur une longueur d’environ 45 km (les câbles terrestres s’étendant sur 7 km en France et 18 km en Angleterre). Il n'est pas prévu de remblayer la fouille, qui se comblera naturellement.
Les câbles sous-marins de haute technologie, fabriqués dans une nouvelle usine de production implantée à Calais, ont été spécialement étudiés pour ce projet. Leur fabrication a débuté en 1983 afin d’approvisionner la première paire de câbles pour la campagne de pose et d’ensouillage prévue à l'été 1984, la deuxième étant fournie un an plus tard et ensouillée à l'été 1985. Du type « à papier imprégné », ils comportent une section de conducteur en cuivre de 900 mm².
La pose des câbles et leur ensouillage seront réalisés au cours d’un même chantier :
- - le navire câblier à positionnement dynamique, sur lequel sont chargées deux longueurs de 50 km de câble chacune, d'un seul tenant (un record mondial !), déroule et pose les câbles au fond à la cadence de l'ensouillage, suivant un tracé reconnu et nettoyé de tous les obstacles pouvant gêner la progression ;
- - la machine d’ensouillage, pilotée, se déplaçant au fond sur ses chenilles, creuse la tranchée à l'aide d'une chaîne à godets et y pose les câbles, à une vitesse de l'ordre de 100 à 200 m/h, suivant la nature des terrains rencontrés.
L'énergie servant à la propulsion et au creusement est fournie en surface par un cordon ombilical électrique depuis la barge support. Celle-ci, qui assure en plus les opérations de mise à l'eau et de relevage de la machine, avance par papillonnage à la vitesse de l'ensouillage en se déhalant sur douze ancres. Ces ancres d’un type nouveau, à fort accrochage, constituent la première réalisation de leur inventeur, M. Colin.
Deux machines d’ensouillage se relaieront au fond pour permettre les opérations de maintenance et pallier les avaries éventuelles.
Les remorqueurs et les bateaux d’assistance assureront la manutention des ancres de la barge, la mise en œuvre du sous-marin chargé du contrôle de la pose des câbles et de leur bon ensouillage ainsi que le balisage de l’emprise importante des chantiers et leur protection dans des zones particulièrement fréquentées par des navires de fort tonnage.
Les câbles terrestres, d'une section de conducteurs de 900 mm² avec isolement à huile fluide, seront mis en place par chaque pays.
CARACTERISTIQUES TECHNIQUES PRINCIPALES :
Masse : 50 tonnes.
Poids dans l’eau : 350 000 N.
Profondeur maximale d'utilisation : 65 m.
Autonomie : en fonctionnement normal, 72 heures ; réserve de secours, 96 heures.
Alimentation en énergie électrique par câble ombilical.
Puissance totale des 3 centrales hydrauliques : 225 kW.
Vitesse moyenne d’ensouillage : 60 à 200 m/h.
Tranchée : largeur 0,60 m, profondeur maximale 1,50 m.
Dimensions : longueur 8,70 m, largeur 4,80 m, hauteur 4,20 m.
Longueur ensouileuse + dispositif largable d’ensouillage : 15,20 m.
La station de conversion française et le poste à 400 kV permettant son raccordement à la ligne à 2 circuits 400 kV Warande-les-Attaques – Terrier seront implantés à Bonningues-les-Calais.
La station de conversion anglaise et le poste à 400 kV permettant son raccordement à la ligne à deux circuits 400 kV Dungeness – Canterbury seront implantés à Sellindge, à proximité de Folkestone.
La transformation alternatif-continu sera assurée par des ponts de conversion équipés de valves à thyristors à refroidissement et isolation par air, regroupées de façon à former deux bipôles totalement indépendants. Cette technique qui fait appel aux propriétés des semi-conducteurs a été mise au point industriellement il y a quelques années et permet de s’affranchir des imperfections des valves à vapeur de mercure utilisées dans la première liaison France-Angleterre à 160 MW.
Chaque bipôle pourra être commandé indépendamment depuis plusieurs postes de commande. On pourra ainsi, à tout moment, dans la limite des valeurs nominales et de la vitesse de variation acceptées en commun, faire démarrer, arrêter, renverser, augmenter ou réduire le transit de puissance sur chacun d’eux.
L’ensemble des deux techniques ayant conduit à la définition des équipements des stations de conversion et à l’ensouillage des câbles à courant continu haute tension doit aboutir à une disponibilité globale de l’interconnexion supérieure à 95 %.
Ajoutons que le coût de l’opération, du côté français, était estimé au 1ᵉʳ janvier 1982 à 1 900 MF.
Le chantier expérimental
La visite du 26 juillet, qui a débuté par celle de l’usine des Câbles de Lyon (spécialement construite pour la fabrication des câbles) avait pour objet de montrer l’état des travaux préparatoires. Ceux-ci ont consisté à tester l’ensemble du dispositif sur un chantier expérimental qui comportait la pose d’un échantillon de câble d’une longueur de 2 000 mètres.
Cette opération a permis de mettre au point les matériels nouveaux qui ont répondu aux espoirs qu’ils portaient en eux, et d’expérimenter les méthodes à mettre en œuvre pour l’exécution des manœuvres de pose et d’ensouillage des câbles.
Riche de ces enseignements, le chantier va ainsi pouvoir démarrer en 1984 pour amorcer cette liaison électrique France-Angleterre dont la réalisation sera tout à l’honneur de ses concepteurs et réalisateurs, au nombre desquels on peut citer, outre la Direction de la Production et du Transport d’Électricité de France, les Sociétés CGEE-Alsthom, Câbles de Lyon, Travocéan, Coflexip et Tréficable.
R. G.