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Histoire d'eau : Une catastrophe sans victime : le pont de Tacoma

28 février 2011 Paru dans le N°339 à la page 89 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET

L?histoire du génie civil ne résulte pas d'un simple empilement de savoir-faire techniques. En témoigne le nombre de ponts en bois, en acier ou en pierre, maçonnés ou suspendus, qui se sont soudainement effondrés causant parfois un grand nombre de victimes. Mais la dislocation du pont de Tacoma, qui n?en fit aucune, occupe une place à part tant elle marqua les esprits par son côté spectaculaire et inédit.

1er juillet 1940. Alors qu’en Europe la guerre fait rage, les États-Unis inaugurent en grandes pompes un nouveau pont suspendu sur le détroit de Tacoma, un rétrécissement du Puget Sound, État de Washington. La construction de cet ouvrage destiné à relier les villes de Tacoma et Gig Harbor a débuté deux ans auparavant, le 26 novembre 1938 avec la construction des piles. Des charges de 570 tonnes ont été larguées pour servir de points d’ancrage, un record pour l’époque. Les piles du pont d’une hauteur de 130 mètres ont été conçues pour supporter des câbles d’un diamètre de 43 cm eux-mêmes destinés à supporter un tablier long de 853 mètres et large de 11,9 mètres.

Le pont suspendu, seul moyen disponible à l’époque pour atteindre de grandes portées, est devenu aux États-Unis aussi bien qu’en Europe un monument à la gloire du progrès. Il fait appel à une technologie bien maîtrisée. Du moins le croit-on en cette belle matinée du 1er juillet 1940. C’est que le pont de Tacoma est présenté par les nombreux représentants du génie civil américain comme étant révolutionnaire avec son tablier très mince qui le rend beaucoup plus léger et plus souple que la moyenne. Nul doute que ce pont, gloire des ingénieurs et du progrès technique, ouvrira la voie à bien d’autres réalisations encore plus grandes, encore plus audacieuses. Personne n’imagine un seul instant que c’est quasiment devant la même assistance, moins de cinq mois plus tard, que le pont s’écroulera sous les yeux médusés de ses concepteurs.

Un comportement bien connu des services de sécurité

7 novembre 1940, 8 h 00 du matin. Quatre mois ont passé depuis l’ouverture du pont à la circulation. Le temps est gris sur le détroit de Tacoma.

Sous l’effet de vents modérés de 60 à 70 kilomètres par heure, le tablier du pont se met à osciller plus que d’ordinaire. Le comportement du pont est bien connu des services de sécurité de l’État de Washington. Dès sa mise en service, des oscillations verticales de plusieurs dizaines de centimètres ont été observées sur le tablier à la faveur de vents modérés ou de passages de nombreux véhicules. Mais l’élasticité naturelle tant vantée…

[Photo : First Picture of Narrows Bridge Falling]
[Photo : 1er juillet 1940. Alors qu’en Europe la guerre fait rage, les États-Unis inaugurent en grandes pompes un nouveau pont suspendu sur le détroit de Tacoma, un rétrécissement du Puget Sound, État de Washington.]

Les matériaux employés pour sa construction doivent permettre au pont de se déformer sans rompre. Les ingénieurs estimaient donc que ces oscillations resteraient limitées et qu'elles ne présentaient pas de soucis majeurs de sécurité. D’ailleurs, au cours de l'automne précédent, le pont avait résisté à des vents bien supérieurs à ceux enregistrés en ce 7 novembre. Pourtant, à 9 h 30 du matin, la situation s’aggrave nettement et les oscillations se font plus importantes. Le trafic est interrompu et de nombreux badauds investissent les alentours du pont pour observer les soubresauts du tablier. À dix heures du matin, un nouveau palier est franchi : les oscillations verticales du tablier se transforment en torsions. À partir de cet instant, un peu à l'image d'un balancier dont l'amplitude augmente…

[Photo : Le comportement du pont était bien connu des services de sécurité de l'État de Washington. Dès sa mise en service, des oscillations verticales de plusieurs dizaines de centimètres avaient été observées à la faveur de vents modérés ou de passages de nombreux véhicules.]

Le 7 novembre 1940

Le comportement du pont était bien connu des services de sécurité de l'État de Washington. Dès sa mise en service, des oscillations verticales de plusieurs dizaines de centimètres avaient été observées à la faveur de vents modérés ou de passages de nombreux véhicules.

À chaque passage, l'inclinaison du tablier par rapport à l'horizontale s'accroît jusqu'à atteindre des oscillations de neuf mètres et une inclinaison de 45 degrés. Ce régime infernal imposé aux structures du tablier va durer plus d’une heure. Mais à 10 h 40, l'intégrité même de l'ouvrage est menacée : des morceaux du pont commencent à tomber dans le fleuve et à 11 h 02, près de 250 mètres de tablier se détachent dans un fracas assourdissant et tombent lourdement dans le Puget Sound sous les yeux des badauds ébahis. Après la stupeur commence le temps des explications.

Le temps des explications

Comme tous les ouvrages de ce type, le pont de Tacoma s'est trouvé soumis à des contraintes très diverses. Particulièrement exposé, il a dû résister à de nombreux efforts : la flexion qui a fait plier le tablier, la compression qui a comprimé les piles, la traction qui a étiré les matériaux et les structures, le cisaillement qui a contribué à les couper ou encore la torsion qui a eu pour effet d'en vriller la structure à la manière d’un vulgaire torchon que l'on aurait essoré. Mais lors de l'enquête, rien de décisif n’explique véritablement l'effondrement du pont alors même…

[Photo : Le 7 novembre 1940 à 9h30 du matin, la situation s’aggrave nettement et les oscillations se font plus importantes.]
[Encart : Le précédent du pont de la Basse-Chaîne à Angers Le 16 avril 1850, à Angers, le 3ᵉ bataillon du 11ᵉ régiment d'infanterie légère traverse la Maine en direction de la Place de l'Académie pour y passer une Revue. Le lieutenant-colonel qui commande la troupe fait rompre le pas. Une partie du bataillon rejoint la rive gauche au moment où un vent violent provoqua des oscillations du pont suspendu qui furent accentuées par les soldats se balançant d’un côté à l'autre pour tenter d’équilibrer le tablier. Un craquement se fit entendre, puis la rupture des câbles de suspension précipita le régiment dans la rivière provoquant la mort de 226 hommes. La tempête qui soufflait ce jour-là… Les causes de la rupture du pont suspendu seront successivement mises en cause dans la tragédie. Une thèse incriminera également la marche au pas du régiment : les vibrations régulières auraient donné au tablier un mouvement ondulant qui aurait été amplifié par le pas des soldats jusqu’à l'entrée en résonance du pont et sa destruction. L'acier qui constituait l'essentiel du tablier aurait vibré selon la même fréquence que le rythme de la marche au pas du régiment, ce qui aurait généré ce phénomène. Cette version fut cependant contestée, la marche au pas ayant été stoppée avant le passage sur le pont.]
[Photo: À dix heures du matin, un nouveau palier est franchi : les oscillations verticales du tablier se transforment en torsions périodiques. À partir de cet instant, un peu à l'image d’un balancier dont l’amplitude augmente à chaque passage, l’inclinaison du tablier par rapport à l’horizontale s’accroît jusqu’à atteindre des oscillations de neuf mètres et une inclinaison de 45 degrés.]
[Photo: À 11 h 02, près de 250 mètres de tablier se détachent dans un fracas assourdissant et tombent lourdement dans le Puget Sound sous les yeux des badauds ébahis.]

Bien que le vent n’excédait pas les 70 km/heure ce jour-là, d’autant que l’ouvrage avait résisté à des vents bien plus violents au cours de l’automne précédent.

Devant ce mystère, une explication a priori assez séduisante fut avancée : celle d’un phénomène de résonance dû aux oscillations en torsions provoquées par le vent. Puisque les rafales n’avaient pas été exceptionnelles ce jour-là, on a pensé que leur cadence pouvait avoir coïncidé avec les fréquences d’oscillations du pont. Mais, bien que plausible dans certaines circonstances très particulières, cette explication ne put être retenue : la fréquence de torsion du pont était d’un cycle toutes les 5 secondes (0,2 Hz), alors que celle des tourbillons avoisinait un cycle par seconde (1 Hz). Le rapport de ces deux fréquences étant de cinq, le risque de résonance ne pouvait pas avoir joué dans le cas du Pont de Tacoma.

L'explication, plus prosaïque, viendra bien plus tard : le pont de Tacoma dont la travée centrale était longue de 853 m, avait une largeur de 11,70 m, ce qui est bien trop faible pour lui conférer une rigidité suffisante. Du coup, le pont s’est comporté comme une vulgaire passerelle. Les oscillations du tablier se sont couplées avec les tourbillons provoqués par les écoulements aérodynamiques et se sont amplifiées l’un l’autre. On découvrira à la faveur de l’enquête que le vent engendre des effets importants sur le tablier des ponts suspendus qui offrent une surface portante assez imposante. Il est donc indispensable, en pareils cas, d’améliorer la rigidité du tablier en en augmentant, par exemple, la largeur ou bien l’épaisseur.

Malgré son caractère catastrophique, l’effondrement du pont Tacoma a provoqué une intensification des recherches dans le domaine de la stabilité aéroélastique des ponts suspendus. Les recherches menées après la catastrophe sur des ponts en service ont montré que certains se mettaient à vibrer en certaines circonstances alors que d'autres restent parfaitement stables. Elles ont également démontré qu’aucun des nombreux phénomènes d’aérodynamique qui entrent en jeu ne se prête à une mise en équation exacte. Les coefficients nécessaires aux calculs prévisionnels ne peuvent donc être obtenus qu'à l'aide d’expériences en soufflerie sur des maquettes de ponts qui seules permettent de compléter efficacement les études théoriques. Elles seront généralisées de façon systématique à la suite de l’effondrement du pont de Tacoma.

Un nouveau pont, testé en soufflerie cette fois-ci, sera reconstruit en 1950. Toujours en service, il a été doublé en 2007.

[Photo: Le pont de Tacoma dont la travée centrale était longue de 853 m, avait une largeur de 11,70 m, ce qui est bien trop faible pour lui conférer une rigidité suffisante. Du coup, le pont s'est comporté comme une vulgaire passerelle. Les oscillations du tablier se sont couplées avec les tourbillons provoqués par les écoulements aérodynamiques et se sont amplifiés l'un l'autre.]
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