Un paysage quasi intact. Seules apparaissent par endroits quelques traces qui s’apparentent à celles qu’aurait laissé un gros coup de vent : des herbes couchées, des arbres déracinés. Sur les abords même du lac, une bande décapée sur une vingtaine de mètres laisse suggérer un débordement modéré des eaux du lac. Rien, en tout cas, qui ne puisse expliquer les milliers de cadavres qui gisent dans un rayon de près de 30 kilomètres autour du lac Nyos à l’aube du 22 août 1986. Car en ce matin-là, ce sont près de 1700 personnes et 3000 têtes de bétail qui sont découvertes mortes, sans qu’aucune trace de blessures ni de souffrance puisse être observée. Des familles entières sont décimées, comme surprises dans leur sommeil, instantanément saisies par une mort survenue sans prévenir.
Le mystère sur les causes de cette catastrophe va durer plusieurs mois.
Tout commence par les premiers témoignages des rares survivants, les plus éloignés du lac. La catastrophe serait survenue très rapidement, dans la nuit du 21 au 22 août 1986, sans qu’aucun signe précurseur n’ait pu permettre de prévoir quoi que ce soit. Une explosion lointaine, semblable à un coup de feu, aurait été perçue, rapidement suivie d’un souffle
qui anéantira en quelques secondes toute vie sur son passage : hommes, bétails, oiseaux, insectes et ceci dans un rayon de 30 km autour du lac. Le lendemain, c’est la désolation. Très vite la communauté internationale se mobilise et les secours se mettent en place. 3000 rescapés sont évacués vers des zones de recasement tandis que l'enquête sur les causes de la catastrophe commence.
Peu à peu, l’hypothèse d'une éruption limnique prend corps : le tueur ne serait autre qu'un gaz mortel, le dioxyde de carbone, dissous en grande quantité dans les eaux du lac et qui aurait soudainement jailli des profondeurs avant que, plus lourd que l’air, il ne s'écoule à la vitesse de 70 kilomètres à l'heure dans les vallées qui drainent le lac sur plus de 30 kilomètres de distance, asphyxiant toute vie sur son passage. Mais les origines de ce dégazage subit restent inconnues. Sous l’égide de l’Unesco, une conférence internationale scientifique s'ouvre à Yaoundé le 16 mars 1987. Objectif : comprendre le phénomène de dégazage qui a affecté le Lac Nyos.
[Photo : Le mystère sur la catastrophe du lac Nyos va durer plusieurs mois avant qu’un début d’explication puisse être avancé.]
Comprendre le phénomène de dégazage qui a affecté le Lac Nyos
Le lac Lwi, plus connu sous le nom de lac Nyos du nom du village le plus voisin, est un lac de barrage volcanique situé à 1100 m d'altitude qui couvre une superficie de 275 hectares. Les eaux du lac Nyos, long de 2 km, large de 1 km et d'une profondeur de 210 mètres, comblent un maar basaltique, c’est-à-dire un cratère qui s'est formé au cours du dernier millénaire à la suite d'une éruption volcanique. Elles reposent sur un bouchon de magma refroidi parcouru de lignes de failles qui relient la poche magmatique au fond du lac. Le CO₂, venu des profondeurs de la Terre, est d’abord stocké avant de se dissoudre dans les eaux profondes du lac. Un phénomène courant dans les lacs de cratères. Dans les zones tempérées qui provoquent, du fait de l’alternance des saisons, un brassage des eaux et donc des dégazages réguliers, il est sans conséquence. Mais dans les zones tropicales qui ne provoquent pas de phénomène de brassage, les émanations gazeuses peuvent s'accumuler au fond du lac jusqu’à atteindre des quantités très importantes. La stratification des eaux en couches successives empêche alors les gaz de s’échapper jusqu’à ce qu'une éruption, déclenchée par un phénomène mécanique quelconque, provoque une libération soudaine et massive des gaz accumulés. C'est ce phénomène qui se serait produit dans la nuit fatidique du 21 août 1986 aux abords du lac Nyos.
[Photo : L’opération de dégazage, menée par une équipe française, débute en 1995 après le succès remporté avec un premier prototype. Dénommée « Les Orgues de Nyos », elle repose sur un simple tuyau reliant les eaux profondes du lac saturées en CO₂ à la surface.]
[Encart : Le lac Kivu : une bombe à retardement
Le lac Nyos n’est pas le seul à séquestrer des gaz mortels capables de jaillir à la surface pour semer mort et désolation. Le lac Kivu, 3000 fois plus grand, contient 400 fois plus de gaz que ce que le lac Nyos n’en a libéré. Ses rives sont également plus peuplées. Si une éruption devait se produire au lac Kivu, ses conséquences éclipseraient très largement celles du lac Nyos. Or, une étude menée en 2004 montre que les quantités de gaz piégées sous le lac Kivu ont augmenté de 20 % pour le méthane et 10 % pour le CO₂ en 30 ans. Si cette croissance devait continuer à ce rythme, le lac, arrivé à saturation au cours des 20 prochaines années pourrait bien, comme le lac Nyos, produire une éruption à la moindre perturbation.]
lorsque les eaux profondes du lac atteignirent leur point de saturation en dioxyde de carbone : comme un bouchon de champagne, une explosion gazeuse aurait projeté dans les airs une colonne d’eau à une hauteur dépassant les 100 mètres. Une énorme quantité de gaz carbonique — on parle de 100 millions de mètres cubes de gaz libérés — aurait ensuite coulé dans les vallées avoisinantes en asphyxiant sur son passage toute forme de vie jusqu’à 30 km du lac. Le niveau du lac baissa ensuite d’un mètre environ, ce qui représente la quantité de gaz libéré.
Plusieurs thèses s’opposent encore aujourd’hui sur le phénomène mécanique à l’origine du déclenchement de l’explosion. Certains chercheurs plaident pour un retournement des eaux, c’est-à-dire une explosion consécutive à une inversion des strates inférieures et supérieures des eaux du lac. D’autres, parmi lesquels Haroun Tazieff, avancent un phénomène sismique qui aurait déclenché une libération subite des gaz. Tous convergent cependant sur un point : la quantité pourtant phénoménale de dioxyde de carbone libérée ce jour-là ne représente qu’une très faible partie du volume de gaz encore piégé au fond du lac.
Malgré la controverse qui divise les scientifiques, un dégazage des eaux du lac est décidé en urgence pour sécuriser les abords du lac Nyos.
Sécuriser les abords du lac Nyos
L’opération menée par une équipe française débute en 1995 après le succès remporté avec un premier prototype. Dénommée « Les Orgues de Nyos », elle repose sur un simple tuyau reliant les eaux profondes du lac saturées en CO₂ à la surface. Le pompage du CO₂ est réalisé par auto-siphon : une pompe aspire l’eau en tête de colonne. Le liquide pompé dans les eaux profondes du lac (riche en gaz dissout) s’élève dans la colonne. Sa pression diminue et l’eau approche de la limite de saturation. Lorsque celle-ci est atteinte, des bulles commencent à se former qui s’élèvent naturellement dans la colonne. De nouvelles bulles apparaissent qui entraînent le liquide. Une fois le processus amorcé, le pompage devient inutile et peut être arrêté. Un jet d’eau d’une cinquantaine de mètres de hauteur jaillit à partir de l’orifice de la colonne et dissipe de manière inoffensive le gaz carbonique dans l’atmosphère. Ce mécanisme permettrait, selon certains chercheurs, de réduire de seulement 15 % les quantités de dioxyde de carbone piégées au fond du lac. Il faudrait donc, selon ces chercheurs, installer quatre tubes supplémentaires pour diminuer les quantités de gaz de 75 à 90 % et écarter tout risque d’explosion. Deux colonnes supplémentaires de dégazage de forte puissance ont déjà été installées en avril 2010. Un détecteur sonore de gaz carbonique a également été implanté : en cas de concentration anormale du dioxyde de carbone, l’appareil émet un signal lumineux et une alarme retentit pour inciter les populations à fuir et se réfugier sur les points hauts du relief.
Mais un risque plus grave encore menace les populations riveraines du lac Nyos : c’est la possible rupture du barrage naturel en matériaux pyroclastiques relativement friables de 40 mètres de hauteur qui tient en réserve les quelque 40 à 50 millions de m³ d’eau du lac. Fragilisées par les eaux très agressives du lac, une rupture de ces digues naturelles, en plus d’une possible libération massive de gaz, entraînerait une submersion brutale de trois des États nigérians situés près de la frontière avec le Cameroun. Ce serait alors les vies de quelque 10 000 habitants voire davantage qui seraient directement menacées.
25 ans après la catastrophe du lac Nyos, le risque d’une nouvelle éruption n’est donc toujours pas totalement écarté. Entre les 300 millions de mètres cubes de gaz carbonique qui s’accumulent au fond du lac et la fragilité de sa digue naturelle, toutes les conditions d’un nouveau drame restent réunies.
[Photo : Un détecteur sonore de gaz carbonique a également été installé ; en cas de concentration anormale du dioxyde de carbone, l’appareil émet un signal lumineux et l’alarme retentit pour inciter les populations à fuir et se réfugier sur les points hauts du relief.]
[Photo : Vue du lac Nyos.]
[Encart : 25 ans après la catastrophe du lac Nyos, le risque d’une nouvelle éruption n’est toujours pas totalement écarté. Entre les 300 millions de mètres cubes de gaz carbonique qui s’accumulent au fond du lac et la fragilité de sa digue naturelle, toutes les conditions d’un nouveau drame restent réunies.]